Les hommes devant l’ange

 

 

                                                                            Je suis la plaie et le couteau.

                                                                                                      BAUDELAIRE.

 

 

Nous dont les sens comme des bêtes apeurées

se débandent sous les noirs éclairs du désir

nous qui avions dressé nos mains à te saisir

mais les avons perdues tant leur hâte était grande

 

Nous qui nous étions mis nus pour te mieux comprendre

maintenant devenus si pareils et mêlés

que c’est une toison de nus une marée

qui brise son écume animale à tes portes

 

Ange dont le front mat commande à cette mer

entends le battement dès sombres eaux lunaires

contemple ces remous de boue et de pensée

ces calmes insidieux ces troubles transparences

 

Et, repliant sur toi les vents comme des ailes

voile ton Nom devant le flot des yeux sans nom

ô Arbre couronné de lune, qui n’y baignes

qu’une Ombre aptère en vain souillée par le limon

 

(Une Ombre ou une Épée prisonnière, ah ! si dure

pour garder son tranchant nocturne dans la chair

elle veut un fourreau plus profond que la mer

cette blessure au flanc de l’homme comme un sexe

corolle éclose étrange et féminine avant

que la lumière mâle eût éveillé Adam)

 

 

 

Sur la hanche incertaine arrondie par la lune

la nuit de l’absolu repose. Ô corps défait

torse encor frêle aux douces ombres impubères

ventre où de lents ibis mirent leurs ailes bleues

coulée de membres frais en des fonds ténébreux

les pieds perdus dans la fougère, les mains jointes

aux fluides mains des eaux : un dieu voilé, un dieu

dont vibrent aux confins les contours invisibles

y dort sa pâle immensité. Suspens divin

de la dernière Nuit avant l’aube mortelle !

l’aile antique des mers plane sur l’étendue

et le silence au goût de sel humecte encore

la chair poreuse du sommeil entre les monts.

Celui qui prendra nom d’homme est un songe à peine

distinct de ce bonheur liquide qui l’étreint...

 

Mais le Seigneur couché rêveur parmi les herbes

écoute croître une vie double aux flancs d’Adam

et selon les reflets de lune il interroge

l’ombre des creux et des collines sur ce corps

où les lignes longtemps hésitantes se cherchent

où, sitôt nées, les courbes meurent, comme un jeu

que se jouerait sans fin le vent confus des fables...

Pour la première fois dieu ne Se comprends plus

l’argile se dérobe à Ses doigts qui S’étonnent :

tantôt c’est un gazon d’eaux molles où la main

enfonce en vain, cherchant à retenir la terre,

tantôt c’est une amphore aux sombres flancs de ciel

entre deux roches bleues sourdement rapprochées,

tantôt c’est un jet d’eau juvénile, les seins

nacrés par les cheveux nocturnes de la danse.

Sur les galets mouillés de lune, ce pied nu

ce pli chaste d’un bras rehaussant un sein d’ombre

cette jambe en travers du rêve, ce vallon

où la nuit est de mousse humide et de pervenche :

ô confluent limpide où se joignent deux corps !

De leurs eaux à la fois distinctes et mêlées

on suit les sinueux reflets dans le plaisir :

ici rouges des feux souterrains du désir,

là-bas tout scintillants de naïves étoiles.

Et toi, ventre pareil au sommeil des moissons

plaine où la main repose à plat sur les saisons

conque d’oubli où bruit le temps, vasque de lune

ô nénuphar sur la mer vaste épanoui

tes larges feuilles étalées couvrant la nuit,

ton paisible pouvoir s’étend jusqu’aux frontières

d’un pays sans accès, luxuriant et dur

où le chaos se crie un sexe ! Est-ce la faille

que traversent les lentes brumes azurées

drainées de loin entre deux cuisses resserrées,

ou le delta touffu dont les odeurs s’allument

quand l’arbre-fleuve arrache aux sources du soleil

ses racines de flamme et de sang ?

 

                                                     Ô Principe

colonne enracinée dans la Terre et le Ciel,

blessure d’où jaillit la torche de l’aurore !

Ô pointe de l’Épée où resplendit la plaie

ô tranchant de l’Épée cicatrice invisible !

Ô Mère couturée d’entrailles de soleil

ô firmament criblé des glaives fous des astres !

Tout porte son Épée vivante dans sa plaie

l’Épée grandit de la blessure qu’elle inonde

la blessure est rendue féconde par l’Épée.

Monde unique où la tendre innombrable ironie

mûrit en soi son Autre exquis comme une amande,

monde à jamais fermé à dieu tu vas surgir

brisant la lyre grêle aux mains mortes des anges,

Androgyne natal debout sur les monts nus

frère des nuits d’argent grand pin des solitudes

Hélas ! dieu sait l’angoisse éternelle des eaux

les frissons de matière inquiète au ras de l’aube,

l’Ombre intense où l’inachevé les nerfs à nu

veille, tremblant d’être surpris par la Parole

qui guérirait à mort sa blessure infinie.

Glissée, ainsi qu’un doigt de lune, une pudeur

entre les feuilles miroitantes du silence

atteint la couche ombreuse aux verdures froissées

le corps épars, le rêve en désordre, les lèvres

descellées sur le Nom de l’abîme, ô sanglot !

Ce corps, ébauche d’une étreinte inassouvie

déjà ses ombres se dénouent dans le destin :

au moment de se posséder comme la pierre

se possède, close à jamais sur son plaisir,

au moment où l’Ovale humain va se confondre

(l’un dans l’autre mirant ses deux corps accordés)

avec la courbe du Ciel tendre et de la Terre,

Adam l’Unique mutilé par dieu jaloux

s’éveille, couché nu sur la femme étrangère,

épave d’absolu sur le temps échouée.

Et le désir le prend d’une Autre de lui née

Elle unique ! aux lointains d’absence inépuisable

et que le ciel entre eux la mer et la pensée

soient leur commune haleine et leur mortel baiser

plus déchirant que le baiser de deux étoiles.

 

Ils furent deux. Mais la blessure demeura

bien que dieu d’une croix d’azur l’eût refermée.

Le vide sut garder sa chaleur et son poids,

sa femelle douceur au creux des chairs de l’homme,

et la femme sans cesse en l’homme naufragée

exhalait une odeur limoneuse de mâle

– ô souvenir d’avant les temps, ô chant du large

bouleversant les dunes moites de la chair

 

Vint le serpent lové sur lui-même, pointant

la tête vers le fruit. « Ô plénitude ronde

ô pomme dont les grains sont des astres, ô monde

que réchauffe le seul soleil intérieur ! »

Elle rêve, tenant ses seins ronds en ses paumes

une pulpe de sang l’enveloppe : manger

le fruit, sentir l’Unique fondre en Elle...

(la main du vent l’emplit d’eau vive et de forêts).

Ses dents enfoncent dans la mer ô combien douces

douces et dures tout soudain, et Elle voit !

Elle est seule, le monde est seul, les choses seules

et tout est tranché net par le courroux du jour.

Le fruit est toujours lisse et blond, sa nuit intacte

pareille au lent regard d’Adam sur moi si nue...

 

Adam sait de profonde science et ne sait pas :

son regard est intact mais sa plaie s’est rouverte.

Voit-il Ève en sa honte extrême, le sang noir

teindre le fol été du sexe ? A-t-il senti

le courroux foudroyer la femme à travers lui,

une brûlure en lui prendre forme, l’absente

acide le ronger ? Sa chair est angoissée

son sang rugit en des cavernes inconnues,

un mutisme est tapi en son cœur et l’épie

et dieu s’est retiré de l’air, des eaux, des feuilles

 

Alors Ève le nomme : « Adam ».

                                                    Obscurément

Elle sent battre en lui le pouls de la Colère,

le vertige la gagne en regardant la plaie :

et la mémoire lui revient de l’Origine

qui la fixe du fond du temps en cette chair.

Ah ! tomber dans l’Unique enfin ! Qu’il soit l’abîme

auguste de la Mort.

                               « Adam »

                                                 Il la reçoit

en lui, Elle se fond dans la plaie comme un fruit

Elle mange le fruit bouche à bouche avec lui

 

Ils sont deux jusqu’au désespoir et tout commence.

 

 

 

Ange tu es l’Épée qui garde l’Origine

l’Épée entre les yeux l’Épée entre les seins

l’Épée ouvrant la femme impure jusqu’aux reins

l’Épée signet d’interdiction marquant le livre

l’Épée sexe fermé d’où filtre un jour d’airain

 

Tu es notre chemin vers le plus grand blasphème

ce mince rai de dieu qu’il nous faut violer

nous sommes le chemin que t’élit la Colère

le flot des chairs t’attend ô proue d’éternité

 

Nous avons déserté le ventre de la femme

non point pour inventer de nouvelles douleurs

ni pour jeter au ciel un édifice infâme

de gestes lacérants qui tentent le malheur

 

Mais pour étreindre enfin l’unique ressemblance

pour atteindre à la roue parfaite du silence

être l’Axe et le Cercle et le mouvement pur

tout notre amour se résumant en ce point sombre

où l’Axe touche à peine au firmament des mondes

au plus doux de la chair profonde et au plus dur

 

C’est pourquoi nous voulons posséder cette Épée,

au fil de cette Épée devenir la blessure

et sur la lame doucement nous refermer

la taisant, comme est tu dans le grand rien nocturne

le fil de l’horizon séparant ciel et mer

 

Et dieu ne pourra plus rouvrir la plaie amère

qui est la femme et le sang et l’Enfer et la guerre

et l’insatiable soif d’éternité

que tout homme sent haleter à son côté

suffoquée par le vent glacé de la lumière

 

L’Ange entendait bruire en lui la multitude,

de lourds piétinements d’Enfer scandaient les voix

l’odeur montait des peaux solitaires et tristes

serrées comme un troupeau vagabond sous la pluie.

Soudain il me surprit à aimer ces visages

où luisait un reflet tragique de sa Nuit

et sa pitié grandie de toute sa colère

les marqua du signe terrible de l’Amour.

 

 

 

Pierre EMMANUEL.

 

Paru dans Les Cahiers du Rhône, avril 1942.

 

 

 

 

 

 

 

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