NOUS AVONS AIMÉ

 

 

                                          Votre bonheur, vierges ou femmes,

                                          Sera d’avoir aimé, jadis.....

                                                                        Nelly LIEUTIER.

 

 

                                 I

 

D’âge, de rang, de sentiments divers,

Ayant connu fêtes, joie ou revers,

Des femmes à l’allure humble ou superbe

Venaient en foule ouïr dans le saint lieu,

Parlant du Ciel, parlant de Dieu,

      L’apôtre au sympathique verbe.

 

 

                                II

 

Mon oreille était sourde, et mon esprit distrait

Allait de l’une à l’autre, en un trouble secret,

Scrutant sur chaque front le mot des destinées,

Lorsque par un vitrail brillait l’astre du jour,

Et le Destin semblait tracer ce mot : Amour !

Nimbant d’un rayon d’or les têtes inclinées.

Amour !... Le doux tyran, le désiré vainqueur,

Me semblait à son gré régner sur chaque cœur,

En son orbe éclatant de clarté grandiose...

Dans l’ivresse ou les pleurs versés secrètement,

Toutes ont adoré, jusqu’au prosternement,

Sa présence réelle ou son apothéose.

 

 

                                III

 

Peut-être a-t-elle aimé, déjà, la jeune vierge,

En l’aube des seize ans. À son printemps en fleurs

L’amour a-t-il souri ? Lui garde-t-il des pleurs ?

A-t-il d’un pur flambeau, d’une flamme de cierge,

Fait jaillir l’incendie en son cœur alarmé ?

                Peut-être a-t-elle aimé !

 

Peut-être a-t-elle aimé, jadis, la vieille fille

Aux longs doigts ivoirins ouvrant un lourd missel

En un baiser de feu lui révélant le ciel,

L’amour a-t-il vaincu son cœur, frêle bastille ?

Inoubliable instant, souvenir embaumé...

                Peut-être a-t-elle aimé !

 

Peut-être a-t-elle aimé, cette mystique épouse,

Mère de l’orphelin et sœur des malheureux ;

Avant d’aller au Christ, en son cœur généreux,

N’a-t-elle pas frémi de quelque ardeur jalouse ;

N’a-t-elle pas enfoui quelque rêve innomé ?

                Peut-être a-t-elle aimé !

 

Peut-être a-t-elle aimé, la sévère matrone,

Fièrement confinée en son luxe hautain,

En la sécurité d’un âge puritain,

Écrasant de mépris l’aimante qui se donne,

Ce cœur froid ne fut-il à son heure enflammé ?

                Peut-être â-t-elle aimé !

 

Peut-être a-t-elle aimé, la chétive pauvresse,

Vieille, ridée, horrible, en sordides haillons.

Le clan des amoureux, volages papillons,

En son été, sans doute, éveilla sa tendresse...

Jusqu’en cette hideur l’amour a-t-il germé ?

                Peut-être â-t-elle aimé !

 

Peut-être a-t-elle aimé, la triste vierge folle,

Maudite courtisane aux charmes capiteux,

Parodiant l’amour en un métier honteux...

N’a-t-elle pas connu, vaine et vénale idole,

Un instant, l’amour vrai dont elle a blasphémé ?

                Peut-être a-t-elle aimé !

 

                                IV

 

Oh ! laissez-moi clamer l’adorable poème :

Femmes, Dieu vous devait votre part à l’amour ;

Et Dieu vous l’a donnée, en sa bonté suprême,

      À l’une un an, à l’autre un jour !

 

Telle, en réalité, telle autre, en un beau rêve,

Ont pu le vivre avec un culte adorateur...

Qu’importe s’il blessa d’une flèche ou d’un glaive,

      Ô Femme ! il est ton rédempteur.

 

Oui, toutes ont aimé : vierges ou pécheresses...

La vie a pu flétrir le rêve idolâtré,

Mais qui, d’un amour vrai, d’ineffables ivresses,

      Ne garde un souvenir sacré ?

 

En nos rêves d’amour, n’eussions-nous qu’une aurore

Soyons fières, mes sœurs, du bel astre allumé.

Ah ! laissez-moi le dire et le redire encore :

      Oui, toutes nous avons aimé !

 

 

 

Jeanne FRANCE.

 

Paru dans La Sylphide en 1898.

 

 

 

 

 

 

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