La cité atteinte

 

 

« Jérusalem ! » C’était le seul cri des Croisés,

Alors qu’ils s’en allaient, de fatigue écrasés,

Sous le torride ciel, sur les rocs embrasés :

 

             « Derrière les cimes cuivrées

             Que le soir s’apprête à rougir,

             La ville sainte va surgir,

             Heureuse entre les délivrées.

             Et nos âmes vont s’élargir,

             Magnifiquement enivrées !

 

« Jérusalem ! » C’était le cri qu’ils poussaient tous,

Ces ardents, ces vaillants, ces admirables fous,

Sur les plateaux brûlés roulant de noirs remous.

 

             Ils ne pensaient plus aux villages,

             À la vigne, aux gazons, aux blés,

             Aux sillons, aux bœufs accouplés

             Pour les rustiques attelages...

             Non. Leurs cœurs s’étaient envolés

             Vers de mystérieuses plages.

 

« Jérusalem ! » Ce cri suffisait désormais :

« Je suis loin, oh ! bien loin de tout ce que j’aimais,

Mais Jérusalem pointe au-dessus des sommets ! »

 

             Jérusalem ! Peu l’ont atteinte.

             La plupart, vieillard comme enfant,

             Sont tombés avant, bien avant !

             Ainsi, sans connaître l’étreinte,

             Mourrait un amoureux fervent ;

             L’amoureux aurait une plainte.

 

Eux, les chers grands naïfs, ils ne se plaignaient pas,

Ils ne regrettaient point leur exil et leurs pas :

Leur suprême regard allait encor là-bas,

 

             Là-bas, vers le but grandiose

             Et qu’un plus heureux toucherait,

             Vers la ville qui rougeoierait

             Dans des pourpres d’apothéose,

             Vers l’asile attendant, tout prêt,

             Les lutteurs de la sainte cause !

 

C’est vers Jérusalem que ce dernier regard

Montait ; puis expirait l’enfant ou le vieillard,

Tout heureux du bonheur qu’un autre aurait plus tard.

 

             Oui, quelques-uns, parmi ces hommes,

             Eurent l’ivresse des vainqueurs ;

             Et, malgré nos tièdes langueurs,

             Nos pauvres calculs économes,

             Leur extase haute les cœurs

             De tous les Croisés que nous sommes.

 

Nous nous imaginons, comme ces combattants,

Une cité qui doit, là, dans quelques instants.

Surgir, et flamboyer sous des deux éclatants.

 

             On a dit que, dans nos prunelles,

             Quelque jour tu te mirerais,

             Qu’un soir, plutôt, tu surgirais,

             Dorant les ombres solennelles,

             Cité de l’amour, du progrès,

             Ruche des âmes fraternelles !

 

Nous ne te voyons pas surgir encor, Cité

De la justice tendre et de la vérité,

Des mortels s’élevant vers l’immortalité !

 

             Mais, quand le soleil fauve embrase

             Le désert frappé de stupeur,

             Quand notre rêve a presque peur.

             Nous éperonne et nous écrase,

             Nous sentons que chaque labeur

             Nous rapproche un peu de l’extase.

 

El nous nous figurons nos aïeux, pourtant durs,

Sanglants, noirs, mais versant des pleurs joyeux et purs

Devant Jérusalem dont ils touchaient les murs !

 

             Malgré le nombre des victimes

             Que firent la peste et la faim,

             Ces râles dans chaque ravin,

             Ces charniers au fond des abîmes,

             Oui, des Croisés virent enfin

             Briller les murailles sublimes !

 

Et leur bonheur, devant cette pourpre, cet or,

Dut pousser un tel cri, dut prendre un tel essor

Que, rien qu’en l’évoquant, nous pâlissons encor.

 

             Il faut que la ville apparaisse,

             Car le soir commence à rougir ;

             On verra la Cité surgir ;

             Elle flamboie, elle se dresse,

             – Et nos âmes vont s’élargir

             Dans une magnifique ivresse.

 

 

 

Charles FUSTER, Toutes les extases.

 

Paru dans L’Année poétique en 1906.

 

 

 

 

 

 

 

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