Caliban

 

 

Une création étrange symbolise

Les appétits grossiers, la haine et la sottise,

L’instinct féroce et vil, la bête regimbant

Sous l’esprit ; et Shakespeare a nommé Caliban.

Caliban, c’est le monstre à moitié dans sa fange,

Une ébauche de l’homme aboyant contre l’ange,

Mais que l’âme Ariel peut contraindre parfois

De subir la lumière et d’écouter sa voix,

De lever vers le ciel, honteuse, humiliée,

Sa tête redoutable à sa chaîne liée,

D’être aux mains de l’esprit, Alcide radieux,

Le Cerbère forcé de voir qu’il est des cieux.

 

L’esprit l’a réveillé dans sa prison profonde,

Et Caliban vaincu suit l’aile vagabonde ;

Ariel vole et chante et l’entraîne hors des murs,

Loin des bruits des cités, aux champs, dans les blés murs ;

Dans les sentiers cachés sous les saules des plaines,

Au bord des eaux, sur la colline où sont les chênes.

Le gracieux esprit sourit au noir démon

Dans la fleur, dans l’oiseau, dans la brise du mont ;

Il l’enivre, l’enchante et l’éblouit, l’abreuve

Aux flots de l’air, aux flots du lac, aux flots du fleuve ;

Aux régions de l’aigle et des pics argentés

Il le plonge aux torrents des éternels Léthés ;

La brutale enveloppe à tant de chocs se brise !

Caliban pleure, il prie, il aime, et de la crise,

Brillant, renouvelé par l’éther et le feu,

L’homme sort, l’être fait à l’image de Dieu.

 

Mais que de malheureux n’ont pas suivi ton aile,

Ô mon doux Ariel, poésie immortelle !

Combien dans cette foule, hélas ! de Calibans,

Toujours tournant leur meule ou courbés sur leurs bancs,

Dans leur fange toujours faisant une œuvre immonde,

Sans songer seulement qu’il est un ciel au monde !

Et je ne parle pas des opprimés du sort

Jetés au fond du gouffre où les saisit la mort,

Garrottés ici-bas dans un but que j’ignore,

Et le secret du Dieu que l’univers adore ;

Involontaires serfs qu’affranchit le trépas,

Sous le fardeau ployés et ne murmurant pas :

Il ne s’agit pas d’eux, mais de nous qu’on envie ;

De nous libres et forts, et rois de notre vie ;

De nous, autour de nous qui tuons l’idéal,

Et libres de choisir, qui choisissons le mal ;

De vous, les yeux fixés dans une horrible course,

Vos titres à la main au fronton de la Bourse,

Mortels affamés d’or, qui n’avez pas le temps

De regarder là-haut les astres éclatants,

Ni de vous demander, penchés sur une bible,

La raison de ce monde et du monde invisible ;

De vous, qui ne priez, n’aimez ni ne pensez,

Qui ne rêvez jamais aux rayons éclipsés,

À l’heure où sur les fronts, ravissement de l’ombre,

Émerge l’infini de la profondeur sombre ;

Et pour qui vainement l’astre et l’immensité

Et l’abîme d’azur parlent d’éternité ;

Qui passez le cœur sec, énumérant vos sommes,

À travers les fléaux et du ciel et des hommes,

Oubliant, les regards fixés sur quelque enjeu,

Que la mort vient, qui va vous jeter devant Dieu,

Qu’elle va vous saisir, comme au sein d’une orgie

La police, au matin, quand pâlit la bougie,

Saisit, cartes aux mains, hâves, souillés, hideux,

Pour les traîner au jour, des joueurs frauduleux.

 

 

                                                                 185...

 

 

 

P.-Jean GAIDAN,

Aubes d’avril et

soirs de novembre,

1870.

 

 

 

 

 

 

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