Église en ruine

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles GOVAERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un soir, j’ai vu, dans le Hageland, une église en ruine avec son cimetière dévasté occuper les hauteurs d’une colline qu’environnaient des coteaux escaladés par une houle noire et barbelée de sapins. On y arrivait par un large chemin de fatigues dont le sable roulait des cailloux et qui se plaquait par endroits d’herbes grillées et de bruyères.

Quand je montai, le soleil à son déclin, au travers de nuages cabrés en coursiers de bataille, ébouriffés en crinières de lions, épandait, rouges de sang, des coulées de lumière striant le ciel au loin. Et dans l’hallucination du soir, les longues lignes chauves de la route se coupaient pour figurer un Christ immense en croix, comme si l’Éternel avait pour ses douleurs cherché son pays d’élection en cette terre délaissée.

J’avais marché longtemps, pour éteindre en moi cette soif du vague qui nous dévore ; la tiédeur du soir appelait au repos, le cirque de coteaux et de bois n’était parcouru de personne : je m’assis pour humer la tranquillité de l’air et regarder.

L’on m’avait sur l’église conté d’étranges choses dans les villages ; des souvenirs de guerre et des légendes. Des fantômes hantaient l’endroit, aussi les paysans n’osaient y venir. Esprit fort, ou croyant l’être, j’avais accueilli les dires un sourire aux lèvres, mais arrivé, quoique rien ne fut anormal dans le site, malgré moi, je fus ému à cause d’un solennel supraterrestre qui flottait sur lui.

À ce moment une lassitude encore inexpliquée aujourd’hui me gagna, je restai sans songer, les yeux fixant le vide, par je ne sais quel mystère invisible fasciné et comme assoupi. Cela dura combien de temps ? Je ne saurais le dire, mais quand je fus redevenu maître de ma pensée, le soleil avait disparu et les premières étoiles commençaient à poindre.

De la tour tronquée, des ailes, du portail, de l’abside, masses ébréchées et sans toit, il montait un concert de voix lointaines en même temps que des flammes fugitives et bleues. Le mur du cimetière troué comme un lambeau laissait voir à ces lueurs mourant dans le deuil translucide des nuits les croix noires et humbles sous l’éploration de quelques saules et cyprès fendus et faiblement verdis de tristesse. Et sur les coteaux, les sapins impénétrables et froids chantaient bercés dans le va-et-vient du vent une mélopée lamentée dans des orgues à mille tuyaux.

Mon étonnement était grand, je n’en pouvais croire ni mes yeux ni mes oreilles ; bientôt même j’en fus à la stupéfaction, quand je vis l’église s’éclairer tout entière à l’intérieur et projeter sur les environs, par les vitraux dentelés de lierre, la vacillation des cierges aux flammes fauves. Et un prêtre sortit, de taille haute, très vieux. Il leva le bras et sa dextre fit sur la campagne un long signe de croix. Puis il s’agenouilla devant chaque tombe, priant pour chacun des morts. Ils étaient nombreux, si nombreux qu’ils me faisaient, malgré moi, penser au peu de nous ; la prière pour chacun était courte, cela dura longtemps et quand le prêtre eut fini, il bénit la campagne une fois encore, rentra et les flammes s’éteignirent, une immense grandeur sembla s’anéantir et je ne vis plus rien.

Ah ! c’est en vain qu’on se scelle l’âme sous la dalle bleue de l’indifférence, pour qu’elle soit morte aux grandeurs du ciel et de la terre, morte aux mystères, morte à tout ce qui pourrait la bouleverser ! Un rien d’anormal surgit, elle se réveille angoissée, en lutte avec l’incompris !

Je m’éloignai, très trouble, ne comprenant pas. Le prêtre surtout me remplissait d’émotion ; ses cheveux blancs qui se débouclaient jusque sur ses épaules, son apparition dans la féerie des lumières, sa démarche lente et ses gestes solennels me troublaient le cerveau et la pensée, m’inspirant pour lui un sentiment de vénération mêlée de peur.

Le lendemain j’y retournai, décidé à lui demander l’explication de ces mystères. Tout se passa comme la vieille, l’église s’illumina, le prêtre sortit, bénit la campagne et pria. Mais quand le moment de l’approcher fut venu, il me parut si grand, avec une telle flamme dans le regard, que je n’osai l’aborder. Je m’en retournai bouleversé comme si un apôtre m’était apparu dans le désert avec des étoiles dans l’orbite, le front ceint d’un nimbe d’éblouissante clarté.

J’en causai dans les villages, les gens se signèrent. Ce prêtre n’était pas pour eux l’ascète que j’aurais pensé, mais une des formes de Satan ; le jour, on le devinait dans les orages ; le soir, il appelait par ses incantations la ruine sur les récoltes. Mais c’était surtout l’hiver qu’il rendait la campagne hallucinée ; on entendait dans les chaumines, derrière les volets clos hermétiquement, un grand bruit dans la nuit, comme celui d’une forêt en marche dans laquelle on croyait l’entendre crier. Le froid se faisait alors si intense qu’on grelottait malgré l’âtre incendié de longues contorsions de feu. Quelques-uns seulement l’avaient entrevu de loin, mais nul n’avait encore distinctement entendu le son de sa voix. Au reste, un lieu terrible, que l’endroit où se dressait l’église en ruine ; leurs grand-mères l’appelaient le Cirque de la Mort et évitaient d’y passer.

Il y aurait bientôt un siècle de cela : les paysans révoltés contre les décrets de la République, grands parce que leur âme ardait de la Foi des pères, avaient déserté les fermes et les moissons pour se réfugier en réfractaires dans les forêts et tenir en échec l’ennemi. Ils étaient nu-tête, nu-pieds, avec une blouse déteinte qui leur pendait en loques au corps ; pour armes ils n’avaient que des faux, des fourches, de vieux sabres et des fusils rouillés. Pourtant la guerre fut longue et ils ne furent pas les vaincus toujours. Un jour, en leurs pérégrinations, ils atteignirent le Hageland, cernés par les colonnes volantes. Ils s’étaient adossés à l’église, abrités par le mur du cimetière, vaillants et presque vainqueurs quand tout-à-coup le clocher de l’église s’abattit et une grande flamme née aux profondeurs de la terre et détonante comme un cent d’obus s’éleva d’entre les murs : ils virent distinctement voleter sur les ruines les ailes membraneuses et la tête cornue du maudit ! Leur frayeur fut telle que les armes leur churent des mains et qu’ils se laissèrent massacrer tous jusqu’au dernier.

Depuis que les hordes révolutionnaires, – en expiation de quels crimes leur survenue, – avaient pris pied sur le sol de la patrie, Jésus avait cessé de protéger ses églises : on les avait pillées, sacrilègement honnies et dans celle-ci même on avait une fois dansé. N’est-ce pas qu’elle devait être maudite ? Ils étaient bien cinq cents, les paysans massacrés ; pour les enterrer on ravagea le cimetière, on déjeta les vieilles croix, on cassa les pierres tombales des antiques lignages, pour semer au vent les os en poussière, et dans les fosses comblées de chaux, on laissa les morts de la lutte s’anéantir. De ce jour les environs furent éprouvés par les maladies, la mort du bétail, les mauvaises récoltes et toutes les misères. Bien sûr que c’étaient les tombes violées et l’influence de Satan qui amenaient tous ces fléaux.

Des années après, quelqu’un du village vint rapporter avec épouvante qu’il avait vu, le soir, un prêtre se promener entre cinq cents croix noires nouvellement plantées et sans inscription. Des lumières bleues léchaient les ruines comme si du soufre eût pétillé le long des murs. Et dans le Ciel, où couvait la lourdeur d’un orage, il passait, avec un grand bruit d’ailes, des chauves-souris effrayantes, prodigieusement... Donc Satan régnait toujours là, bonnes âmes, signez-vous. Et le prêtre ? On ne savait pas d’où il était venu, jamais il n’entrait dans un village et nul ne savait son nom.

Voyez-vous, me disait-on, tout bas, avec des yeux dilatés de peur, ils ont renversé Christ dans le sable, c’est pourquoi vous avez vu dans les herbes cette grande croix. Elle est couchée sur un calvaire nouveau. Regardez bien et le doux maître vous apparaîtra, sanglant comme au Golgotha, couché sur les nœuds des madriers, avec le visage en pleurs ; et c’est son serviteur déchu, instrument de l’ange déchu, qui se fait son geôlier….

La saison d’après, vers Noël, je n’étais nullement étonné d’apprendre par les quotidiens les détails sur ce qu’ils appelaient : « Le Mystère du Hageland. »

Un ouvrier, rentrant sur le tard du cabaret, après avoir fêté le réveillon, fut ébloui par des rougeoiements sous les collines. Le mica des neiges assoupies dans le silence universel de la morte étendue s’irradiait de teintes d’aurore qui s’activaient en les pointes gemmées de la réverbération d’une énorme flamme dont la chevelure montait si haut qu’elle s’agrippait aux obscurités de l’horizon. L’ouvrier s’arrêta épouvanté par les clartés de cet incendie, étonné de n’entendre pas les cloches sonner au loin les messes de minuit. Cependant, il finit par s’approcher et vit que l’église en ruine, l’église maudite, se tordait dans le tentaculaire lèchement d’un brasier qui montait du sol, tandis qu’un Kyrie Eleison – Aie pitié, Seigneur ! – s’entendait au travers des crépitements. Alors il s’enfuit, mû par la crainte de rencontrer Satan, car il était comme tous ceux de son pays, faible croyant en Dieu, et très peu fidèle, mais craintif devant l’ange déchu.

Le lendemain, quand on eut appelé la justice sur les lieux, on trouva le prêtre étendu, la face contre terre, raide et muet. On crut aussitôt à un assassinat commis par des incendiaires, mais chose absolument surnaturelle qui anéantissait lesplus savantes explications et faisait crier au miracle par ceux des villages, même la pierre de l’église avait été entièrement consumée ; où s’était dressé l’édifice, on ne voyait plus qu’un grand trou noir et profond où il semblait qu’il se fût effondré.

Un mois et davantage, les choses les plus impossibles furent écrites sur cette affaire qui me passionnait. Les croyants, ou plutôt ceux qui se faisaient passer pour tels, entonnaient un hymne à la gloire de Dieu, de sa vengeance et de ses miracles. Les rationalistes, fiévreusement cramponnés à la Science, bredouillaient des explications, et les dogmes d’il y a deux mille ans se mâchaient dans des chicanes sans fin. Pourtant, au milieu des contradictions et des erreurs sans nombre, j’ai cru démêler la vérité. C’était bien un ascète, celui que j’avais cru trop grand pour oser lui causer. La justice conclut à sa folie, les populations à ses tendances démoniaques, les uns le méconnaissaient, les autres le blasphémaient, tant il est vrai que les esprits supérieurs par l’intelligence ou par la morale ne sauraient être compris.

Moine du moyen-âge bardé d’austérité et de foi, le siècle ne lui venant pas à la taille, il l’avait fui pour s’ensevelir dans ce pays perdu. Et nul ne se souciant plus de vénérer les héros et les croyants, il avait jalousement et amèrement aussi gardé leur culte. La foi se mourait, la croix jadis victorieuse sur le clocher pleurait dans l’aridité des sables ; alors, le soir et même la nuit, il était demeuré le dernier et le seul à l’adorer. Quand son heure de partir fut accourue dans les temps, nul n’étant plus digne de le continuer ici-bas, l’église et même les morts, tout avait disparu.

Le vieux sonneur en Campine disait vers ce moment : « Les bons s’en vont, Seigneur, et pour prendre leur place nul n’est venu ! »

Et dans le Hageland, le Seigneur, par anéantissement, prouvait qu’en notre siècle la parole désespérante de l’humble n’était que trop l’expression de la vérité.

 

 

Charles GOVAERT.

 

Paru dans La Flandre littéraire, artistique et mondaine en 1897.

 

 

 

 

 

 

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