L’horloge

 

 

 

Quand ses frères furent venus à l’âge où l’on quitte le toit paternel pour engendrer famille à part, Marie resta seule dans la grande ferme des Trumeaux, près de son père courbé, près de sa mère malade. Comme ils ne pouvaient plus travailler, elle surveilla les étables, elle courut aux champs, modeste en sa robe de bareige, d’une forme vieille de bien des années. Chaque jour, on la voyait s’en aller rapide partout, l’âme sereine, les yeux résignés, et les gars du village, la sachant sévère, ne lui causaient jamais. Elle était de celles qui ne furent point jeunes, ayant pris leur croissance à l’ombre des chambres valétudinaires. Nourrie d’austère piété, sa face d’un jaune de cire, d’une immobilité attristante, accentuée par la lenteur des regards, avait la religieuse troublance du clair-obscur des forêts.

Ses mains douces de sœur infirmière ont lénifié la douleur des siens, sa voix en sourdine leur a murmuré le cantique des consolations... et cette nuit sa mère, quelques mois après son père, a pris son envol vers là-haut, vers le bleu sidéral.

Aux lueurs d’une lampe sépulcrale, elle prie pour sa mère étendue sans vie et sans souffle dans la roideur lourde de la mort, Dehors, on entend les vents d’hiver se cabrer et les chiens hurlant lamenter leur adieu, sur le lugubre solennel du suprême départ.

Les frères qui doivent venir de loin ne sont pas arrivés encore, et seule en l’immense ferme, seule sous la froidure de l’ancestrale demeure, qui pèse comme la voûte de plomb d’un moustoir, elle sent se couler en ses veines l’angoisse comme reptile des souffles de la nuit, elle sent entrer en elle l’obscur regard de tous les yeux fixes dont se peuple l’ambiance.

Et tandis que seule elle frissonne, l’horloge du siècle dernier, – par quelle ironie demeurée en cette chambre mortuaire ! – l’horloge en chêne d’un noir de deuil, avec son squelette qui compte les minutes en cuivre sur le cuivre du cadran, accentue ses sourds battements, et l’oppressent les secondes au travers du vide de sa demeure.

Malgré son accablement, Marie, écoute et songe ; chaque seconde tombe lourde, soupirant avant de s’engloutir dans l’éternité. Et elle les écoute tomber, les cruelles, qui semblent lui rappeler l’immensité du malheur présent, et les malheurs passés, et ceux de l’avenir. Elle les écoute tomber, tandis que le balancier en son va-et-vient lui dit : « Le bonheur, illusion ; les misères et la mort : choses certaines : la vie toujours la même, toujours la même, du changement, jamais, jamais ! »

 

 

 

Charles GOVAERT.

 

Paru dans La Flandre littéraire,

artistique et mondaine en 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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