Lettre à Marthe Robin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean GUITTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chère Marthe Robin,

 

Un jour où je demandais au cardinal Daniélou quel était pour lui, au vingtième siècle, l’être le plus invraisemblable, le plus extraordinaire sur cette planète, il m’a dit : « Il n’y a pas à chercher ; il est bien connu. C’est Marthe Robin. » Je lui ai demandé pourquoi il vous considérait comme l’être le plus étrange de la planète. Alors il m’a rappelé ce que vous étiez.

Qu’en 1930, alors que vous aviez vingt-huit ans, vous avez été frappée d’un mal mystérieux et que, peu après, étaient apparues sur votre corps ce qu’on appelle les stigmates, c’est-à-dire les traces de la Passion du Christ. Et vous avez vécu un demi-siècle, paralysée, dans l’obscurité, sans dormir, sans manger, sans boire surtout, souffrant et revivant chaque vendredi cette Passion. Et cela jusqu’à votre mort le 6 février 1981.

Plus de cent mille personnes, en provenance de toutes les classes de la société – des évêques, des théologiens, des philosophes, des médecins, des jeunes, des malades, toute la salade humaine – ont défilé dans votre petite chambre.

Et moi, j’y suis venu bien des fois puisque je crois vous avoir vue pendant vingt-cinq ans, et chaque année une heure.

 

On était d’abord attiré par l’extravagance, l’impossibilité de votre vie. Et il m’est arrivé bien des fois de raconter ce que j’avais vu et de n’être cru de personne. Vous étiez en dehors de ce monde, plus que tous les autres humains sur cette planète, et pourtant, plus que tous les autres humains, vous étiez comme tout le monde, et plus simple encore que le plus simple.

Car le plus extraordinaire en vous, ce n’était pas du tout l’extraordinaire, c’était au contraire l’ordinaire. Vous étiez simple comme un plat qu’on peut manger à toute heure du jour, comme un matin de printemps, comme une conversation avec ses amis au coin d’un feu. Vous étiez douce, calme, familière, sans surprise. Le plus étrange, dans votre cas, c’était la vie humaine dans ce qu’elle est, comme toutes les vies, quotidienne, ordinaire et banale.

Le fond de votre pensée, en réalité, c’était que l’extraordinaire n’est pas important. Il s’agit de le dépasser, de le surmonter. Que la plus haute manière de traduire le surnaturel, c’est le naturel, le naturel devenu charnel, comme il est apparu dans le Christ, et en particulier dans sa Passion. En vous voyant, Marthe, il m’est venu à l’idée que la plus haute traduction possible de l’éternité, au fond, c’est le temps. Et que le plus désirable dans l’extraordinaire, c’est le tout ordinaire.

Il y avait en vous un abîme entre ce que vous paraissiez, une personne qui ne mangeait pas, qui ne buvait pas, qui souffrait tous les huit jours des souffrances épouvantables, qui se croyait damnée, rejetée par Celui qu’elle aimait entre tous, – et ce que vous étiez chaque jour, simple, mourante et solitaire, présente à tous et à tout, donnant réponse à toute incertitude, soufflant sur les problèmes comme on souffle sur une flamme, pour les porter d’emblée à leur solution.

Vous connaissez sans doute votre sœur dans le passé, qui s’appelait Catherine Emmerich, qui a vécu mourante comme vous. Elle reçut un jour la visite de l’homme le plus célèbre de ce temps, Clemens Brentano, qui avait grandi dans l’entourage de Goethe et qui mettait Goethe au-dessus de tous les hommes. Mais au-dessus de Goethe, il mettait Catherine Emmerich.

Lorsque Clemens Brentano raconte son premier contact avec Catherine Emmerich, il décrit mes impressions lors de notre première rencontre.

« En six minutes, Catherine fut familière avec moi comme si je l’avais connue depuis longtemps, depuis toujours. Tout ce qu’elle dit est bref, mais simple, plein de profondeur, de charme, de vie. Avec elle je comprenais tout. Elle était si différente d’elle-même, tantôt aimable, tantôt grave, tantôt rustique, toujours naïve, enjouée, fraîche, chaste, saine, sainte, toute campagnarde. Toujours agonisante. Être assis près d’elle était pour moi le plus beau siège du monde. »

Et un jour où je parlais de vous avec mon confrère Marcel Brion, Brion me dit : « Le génie poétique que Brentano avait admiré dans Goethe, il le trouvait chez Catherine Emmerich, incarné, crucifié, sublimé. » C’est exactement ce que j’ai ressenti, lorsque je me suis trouvé face à face avec vous pour la première fois.

Et quel était le trait caractéristique, principal de Catherine et de vous ? C’est que vous étiez naturelles. Vous pouviez monter et descendre sans effort l’échelle qui va du familier au sublime. Je vous voyais tantôt très enjouée, gaie, drôle comme un enfant (car vous adoriez rire), tantôt visitée par une mélancolie profonde, parce que vous étiez en contact avec l’enfer du monde.

En somme, vous étiez toute à tous parce que vous étiez toute au Tout. Vous pouviez parler moutons avec le berger, atome avec un physicien, programme avec un politique.

 

Marthe, Marthe, je ne vous ai jamais vue puisque vous viviez dans les ténèbres. Et pendant les vingt-cinq ans où je vous ai visitée, vous n’avez été pour moi qu’une voix. Une voix dans la nuit. C’était une voix surprenante de tendresse, de douceur et de vigueur. Une voix d’abord timide, hésitante et pure, enfantine et gamine. Au début, votre voix ressemblait à un oiseau qui prendrait son vol. Puis, petit à petit, sans crier gare, votre voix chétive devenait forte, comme si vous alliez prêcher la croisade.

Un jour, vous m’avez permis de frôler votre visage. Vous m’avez dit : « On s’embrasse. » Alors une fois seulement, et c’est rare dans l’histoire des amours, j’ai osé baiser votre front.

 

Paradoxe invraisemblable : celui qui m’introduisit auprès de vous, le Dr Couchoud, fut l’esprit le plus négateur de ce siècle. Couchoud niait l’existence historique de Jésus : il ne retenait du Credo que les mots « sous Ponce Pilate ». Le reste était légende. Il m’avait dit : « Je vais vous définir Marthe. C’est un cerveau. » Vous répliquiez : « Ne suis-je pas plutôt un cœur ? »

Cerveau et cœur sont-ils chez l’homme séparables ? En vous, Marthe, les choses ne se séparaient pas. Vous habitiez ce point central, immobile, indivisible, où les rayons convergent.

Et je me récitais en vous voyant si gaie cette remarque de Valéry : « Les hommes vraiment grands sont tout près des autres par la même simplicité qui les en éloigne à l’infini. Car ces hommes vraiment grands conservent dans leur rapport avec les choses profondes et difficiles dont ils font leur intimité les mêmes attitudes, celles qu’ils ont avec tout le monde ; ils sont à la fois familiers, délicats et vrais. »

Couchoud de son côté me disait : « Je tiens Marthe pour une intelligence lumineuse, au centre d’une expérience privilégiée et d’un ineffable sacrifice. »

Votre idée la plus radicale, c’était de souffrir l’enfer du monde présent, qui est l’absence de Dieu, prenant sur vous la charge de souffrir, afin que l’enfer soit à jamais vidé. De ce point de vue, vous ressembliez à Péguy : « Vider l’enfer, vider l’enfer ! » proclamait-il. Mais à la différence des autres (qui vident l’enfer en paroles), vous vouliez vider l’enfer en vous jetant vous-même dans les flammes et en souffrant pendant trente ans, tous les huit jours, les expiations.

 

Je me souviens encore qu’étant seul avec Couchoud, et parlant de vous sur le quai d’une gare, je l’entendis, penché à la portière du train, me réciter ces quatre vers :

 

                Ce que tu ignores, je l’ignore,

                Ce que tu sais, je voudrais le savoir,

                Ce que tu pries, il m’en vient une effluve,

                Ne m’oublie pas, ô vivant.

 

Ne m’oubliez pas, ô vivante, ne m’oubliez pas.

 

 

 

Jean GUITTON,

Lettres ouvertes, Payot, 1993.

 

 

 

 

 

 

 

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