Maternité humaine, maternité divine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean GUITTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL est difficile de définir en quoi consiste la maternité. Nous naissons. Nous commençons par des origines infimes ; et, pendant de longues époques, nous existons au sein d’un autre être, dont il faut nous détacher. Nous naissons, encore incohérents et incapables. Nous avons besoin d’une autre enveloppe protectrice, d’une sphère de soins et de vigilances. Et, pendant plusieurs années, cette sphère est presque uniquement celle de la mère.

Et c’est pourquoi la mère et l’enfant forment un groupe qui se suffit, comme on le voit chez les peintres : on dirait qu’ils ne sont qu’un seul corps. L’enfant sourit et la mère sourit. Et dans le fameux vers de Virgile, les grammairiens ne savent pas auquel des deux il faut attribuer le sourire, comme si le poète avait voulu traduire cette divine ambiguïté :

 

Incipe, parve Puer, risu cognoscere matrem

 

Et plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus on voit que ce temps maternel augmente. Alors que chez le singe le cerveau est fini en six ans, l’homme doit attendre d’avoir trente ans pour que sa cellule nerveuse soit achevée. On l’a dit : l’homme est un primate dont la croissance est ralentie. Ou encore : c’est un embryon qui se prolonge. C’est un enfant sénescent, un animal spirituel qui a besoin de garde et de protection. C’est un être qui doit recevoir une éducation, d’abord tout entière concentrée dans la mère. La mère est celle en qui se fait la croissance à partir du germe, celle par qui l’œuvre de la vie après la naissance se continue, celle qui achève la nature en déposant en elle les premières habitudes. Celle en qui la douleur est fructueuse (devenir mère, dit une héroïne de Balzac, ce fut acheter le droit de toujours souffrir). Celle aussi qui a puissance sur la puissance. Auprès de la mère, apparaît le père, qui rattache l’enfant à la cité qui représente la rigueur, la justice, l’ordre inflexible. Mais, comme l’a dit Alain « en cette génération continue du fils qui remplacera le père, nous savons, par notre expérience d’enfant, que la mère ne cesse d’intercéder auprès du pouvoir gouvernant, jusqu’à créer, par sa grâce propre, presque tout l’amour paternel et peut-être tout ».

Dans le même esprit, Marcel Proust raconte qu’il venait se confesser à sa mère : « Je pleurais longtemps en lui racontant toutes ces vilaines choses qu’il fallait l’ignorance de mon âge pour lui dire et qu’elle sut écouter divinement sans les comprendre, diminuant leur importance avec une bonté qui allégeait le poids de ma conscience. » C’est traduire l’essence de l’amour des mères, qui, sous cet aspect d’oubli purificateur, remplit l’office de la réparation, dernière œuvre d’amour. Car, à quoi servirait d’aimer un être vulnérable et capable de chute, si l’on n’avait pas le pouvoir de le relever et de le guérir ?

On peut dire, sans entrer dans les querelles des Écoles, que la loi des existences temporelles est celle d’une évolution, en ce sens que les semences deviennent des fleurs et des fruits, que les enfants deviennent des hommes, que la matière primitive des nébuleuses-spirales se concrétise en étoiles et en planètes, que sur ces planètes douées d’atmosphère, les premiers vivants se distinguent en espèces ; que les clans deviennent des tribus, puis des peuples, puis des Empires, que l’Église d’abord résumée dans le sein d’Abraham, puis dans la race d’Israël, se répand après le Christ sur toutes les nations...

Et, d’une manière plus générale, que tout, en ce monde historique, passe d’un état primordial d’enveloppement à un état final de déploiement par un développement continu.

 

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Or, il existe une loi inverse, que Platon avait rêvée dans le fameux mythe du Politique, que Nicomède, dans l’Évangile de saint Jean, énonce (IV, 4), et qui voudrait que les vieillards redeviennent des enfants, rentrent dans le sein de leurs mères. Les fruits redeviendraient des fleurs, et les fleurs des semences, comme dans les films invertis. Les planètes rentreraient dans les étoiles et celles-ci dans les spirales originelles. L’histoire se récapitulerait dans ses origines. Appelons cette loi de retour à l’origine, non pas l’évolution, mais « l’involution ». Est-elle si fantaisiste ?

Il est remarquable qu’il existe, dans cet univers si varié, certains secteurs où l’involution se trouve réalisée. C’est, par exemple, celui de la vie intérieure, celui de la croissance du génie.

« Si vous ne vous convertissez pas et si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » Les mystiques ont souvent exprimé la même pensée en plaçant au sommet de la vie spirituelle un état de simplicité, d’enfance, et, comme disait Bergson, dans les Deux sources, d’« innocence acquise ».

Le fond de la vie chrétienne est de comprendre et de réaliser cet état qui dépasse tout désir et qui consiste à être réellement « enfants de Dieu ». Et l’on peut dire que l’existence nous est donnée pour que nous comprenions, autant qu’il est en nous, ce privilège. Devenir ce que nous sommes, c’est-à-dire être de plus en plus conscients de notre filiation divine, en tirer les conséquences dans notre conduite personnelle, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des autres hommes, nos frères – telle est la signification de la vie humaine. Mais, pour que cette découverte et cette conduite soient possibles, surtout pour qu’aucun temps ne soit perdu, qu’il y ait en nous un silencieux accroissement de lumière et de capacité, la sagesse suave de Dieu a disposé des secours et des médiations. La plus secrète de ces médiations (quoique la plus commune) est la voie de la piété mariale. Par elle, l’âme « rentre dans le sein de Dieu ». Plusieurs spirituels ont observé que la piété mariale obtient une simplification, à l’inverse de la croissance normale qui accroît les dissimilitudes. L’homme mûr est plus loin de sa mère que le nouveau-né, lequel est plus loin que l’embryon... Mais, dans le domaine spirituel où l’homme fait doit « redevenir un petit enfant », il s’agit de retrouver la simplicité initiale.

 

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La Vierge, mère du Christ, a permis à la nature humaine du Seigneur d’évoluer de la conception à la naissance – puis, après la naissance, jusqu’à l’âge parfait.

La Vierge, mère des âmes qui lui ont été données par le Christ, les aide à devenir ce qu’elles sont : enfants de Dieu. Elle les involue, elle les enveloppe. Elle les rajeunit ; elle les porte, en quelque manière, dans son sein jusqu’à ce moment de la mort qui sera celui de leur naissance définitive.

Et, de même que la Vierge, sous l’action de l’Esprit, par une « évolution » mystérieuse, a tiré le Verbe de l’éternité, pour le donner au temps – de même, elle nous rassemble hors de la dispersion, elle nous confère un rajeunissement, une « enfance », une « pauvreté d’esprit », – elle nous identifie à nous-mêmes, nous tirant lentement hors de la durée pour nous engendrer à l’éternité.

C’est là être mère, divinement. Et cela nous permet de donner une portée neuve aux expressions de la prière commune : « Maintenant et à l’heure de notre mort. » Car le passage du temps à l’éternité comporte deux points privilégiés : le nunc qui est le moment de la liberté et l’hora mortis qui est le dernier instant où l’acte de la liberté est possible.

 

 

Jean GUITTON.

 

Paru dans Ecclesia en 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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