Les ramiers

 

 

Les pins de la forêt sont des colombiers noirs

Que hantent les pigeons au plumage de cendre.

Les Vols, qu’on voit là-bas tournoyer et descendre,

Ont rasé les clochers, effleuré les manoirs,

 

Et trouvant sous un parc leur futaie envahie,

Ils sont venus, par la forêt, loin des corbeaux,

S’abattre dans les pins qui couvrent les tombeaux

Et les murs écroulés d’une antique abbaye.

 

Le moine et le manant sont morts. Et le meunier

Sommeille. On n’entend plus le grelot monotone

Des mules qui broutaient la fougère en automne.

Seul en ces bois obscurs rôde le braconnier.

 

Près des étangs, le fauve entend siffler les balles

Quand son corps sous la lune apparaît hors des joncs.

Et les plombs meurtriers massacrant les pigeons

Les font choir lourdement sur les pierres tombales.

 

Là souffre un sanglier, plus loin râle un chevreuil,

Il s’étrangle au collet qu’ont tendu les mains viles

De l’homme qui, pour l’or et le ventre des villes,

Met la jonchaie en sang et la bruyère en deuil.

 

Ainsi le veut Messer Gaster, tyran du monde.

Mais qui donc, entre nous, n’est un peu sur son bec ?

Jadis, quand un seigneur abbé partait du Bec

Songeait-il au gibier de ta forêt profonde,

 

Ô Saint-Évroul ? Flanqué de moines bien portants,

Le Révérendissime, à l’abri des escarpes,

Voyait-il frétiller les brochets et les carpes

Sur la nappe jolie et claire des étangs ?

 

Je ne sais, mais de loin, tout le long des épîtres

Qu’échangeaient les Prélats au bord de la forêt,

Sur les chefs reluisants des moines en arrêt,

Je crois voir remuer les crosses et les mitres.

 

Au fond des sombres bois le monastère blanc

Dardait l’éclair de ses lancettes géminées.

Le Sire Abbé de Saint-Évroul, chargé d’années,

Activait sa monture et trottait en tremblant.

 

L’Abbé du Bec, suivit des Prieurs, ses émules,

Trottait aussi, joyeux, bénisseur et vermeil.

Dans les chemins herbus, pleins d’ombre ou de soleil,

Les lièvres déboulaient sous le pied fin des mules.

 

L’Évêque de Lisieux, debout près du portail,

Assiégé par des gueux qu’apaisaient les chanoines,

Souriait, paternel, au défilé, des moines

Qui passaient sous la rose ardente du vitrail.

 

De nobles gens, venus pour les cérémonies,

Dames et chevaliers, pages et damoiseaux,

Suivaient le vol de l’hymne aux voûtes des arceaux,

Ou le murmure ailé des tendres litanies.

 

On chantait jusqu’au soir les beaux textes latins ;

Les moines observaient la sainte Liturgie ;

Plus tard ils méditaient. Et la théologie

Dans l’ombre élargissait les fronts bénédictins.

 

À l’aube, titubant sur ses jambes bancales,

Si le manant passait en ployant sous le faix,

Il rencontrait toujours l’épaule d’un profès.

C’était le temps heureux des forêts cléricales.

 

Il régnait sur les bois un calme universel.

Des ouvriers puissants et doux taillaient la pierre.

L’Enlumineur voyait, en baissant la paupière,

L’auréole fleurir au jardin du missel.

 

Lors, aux premiers appels des cloches argentines,

Les pigeons dans les pins ouvraient l’œil à demi ;

Des souffles les berçaient comme un peuple endormi.

Et puis, en des clartés d’aurore, après matines,

 

Quand les laudes disaient les merveilles de Dieu,

La grâce de la Vierge et la force des Anges,

Les beaux ramiers, chargés de toutes ces louanges,

Partaient, d’un vol immense, à travers le ciel bleu.

 

 

 

Paul HAREL, Heures lointaines, 1904.

 

 

 

 

 

 

 

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