Çà, malades, assemblons-nous

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles-E. HARPE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Bienheureux ceux qui ont connu

Les épreuves de bonne heure,

Car ils auront pris la vie au sérieux. »

(Albert Flory.)

 

 

Vous dire que l’allégresse sera la tonalité dominante en nos cœurs durant la symphonie des fêtes, vous ne me croiriez pas et vous auriez raison. Il est impossible (pour ne pas écrire illogique) de savourer pleinement les délicieuses joies de Noël, les réunions émotives du premier de l’An et le règne éphémère des Rois, sans éprouver un pincement de cœur qui fait un peu le même effet qu’un prolongement d’archet sur la chanterelle. Il y a les compensations surnaturelles, je l’admets, mais il y a le « naturel » qui nous entraîne en des courses vertigineuses vers le reposoir de nos affections et de nos débats familiers.

Noël !... À travers l’espace de nos plaines enneigées, scintillantes sous le radieux soleil d’hiver, nous songeons instinctivement à la messe de minuit dans la petite église aux saints de bois, à la crèche dressée dans un odorant bouquet de sapins, aux chants frustres et doux, qui nous faisaient une entaille dans l’âme, comme un couteau dans une miche de pain. Nous évoquons le joyeux retour, par la route patinée de lune, au foyer sentant bon la chaleur et l’amour, ce cher foyer où l’on se rassemblait le jour de l’An pour recevoir la bénédiction paternelle et les souhaits de la maman qui, rarement, pouvait les formuler, se contentant de pleurer en nous pressant sur son cœur. On apaisait sa faim de fraternité, on buvait le vin de la réconciliation. Ne sommes-nous pas des ceps de la même vigne ? Rien n’est plus édifiant que le spectacle d’un foyer où l’on s’aime ! Oui, nous repassons dans notre esprit toute la gamme de nos joies d’antan. Et devant notre présente infortune, nous verserons sans doute quelques larmes qu’il faudra respecter comme l’on respecte le bien d’autrui...

 

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 Assemblons-nous ce soir, mieux que jamais, serrons les rangs, troupeau des buissons épineux ; il fera plus doux, il fera plus chaud quand passera tout à l’heure la poudrerie des souvenirs. Car nous ne sommes pas, oh ! non, des matriculés quelconques : parce que la même émotion nous fait un petit nœud dans la gorge, parce que les mêmes nostalgies s’entassent dans nos pensées, pour tout cela et parce que nous souffrons les uns par les autres et les uns pour les autres, nous nous aimons, sans distinction, en cette nuit où toute l’humanité ne devrait être qu’un immense brasier d’amour.

Considérons-nous comme les donnés du Christ, qui s’est donné, Lui, pour tout le monde : pour les pauvres et les riches, les comblés, les déshérités, mais surtout pour les affligés, les bafoués, les abandonnés ; pour les cœurs que la vie blesse tous les jours à grands coups de couteau ; pour les malades et les infirmes qui l’attendent, les genoux dans la poussière, comme autrefois sur les routes de Galilée ; pour les lépreux qui s’en retourneront guéris ; pour toute la meute douloureuse à qui la souffrance aura fait voir l’Étoile de Dieu.

Nous sommes captifs, loin des effusions de nos porte-tendresse. Il n’y a pas de place actuellement pour nous dans le monde, pas plus qu’il n’y en avait jadis dans les hôtelleries pour Joseph et Marie. Ou, pour mieux dire, notre place n’est pas dans le monde, d’ici un certain temps... Et dans le silence de notre coin d’ombre, « le silence qui vient des grands espaces interstellaires, des parages sans remous de la lune froide », comme dit Psichari, nous voilà pris dans les remous du passé et nous sentons pleurer en nous le souvenir des Noëls d’autrefois.

Ce n’est pas quand on est jeune, écrivait Charles Baussan, « que l’on sent vraiment la douceur d’être un petit enfant bercé sur les genoux de sa mère, que l’on voit vraiment son regard et tout ce qu’il y a dedans, et que l’on entend entrer jusque dans son cœur la chanson qu’elle chante... » Non, c’est plus tard, bien plus tard, quand elle nous manque et qu’on est malheureux que la soif de sa tendresse nous torture jusqu’à l’agonie.

C’est avec une tendresse, à peine dissimulée, que nous nous l’imaginons, ce soir, rôdant dans la chambre de l’absent ou de l’absente, caressant un jouet oublié sur le coin d’un meuble, ou fixant un portrait, de son regard mouillé ; nous la suivons pas à pas dans le salon, où le sapin des beaux hivers se dresse, majestueux, les branches lourdes du poids de nos désirs. Dans l’attente du réveillon, elle ira s’asseoir près de la fenêtre en égrenant son chapelet pour nous, qui égrènerons ces heures de sacrifice pour elle...

 

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 C’est l’heure de la messe. Dans quelques instants le Divin Enfant viendra reposer dans le berceau de nos cœurs, richement, patiemment préparés par les soins de l’amour, à même la pourpre de nos souffrances.

Répondant à l’appel des sonneries électriques, le peuple des poitrinaires, des béquillards et des osseux se dirige vers la chapelle, croisant les civières et les chaises roulantes dans l’ombre des couloirs, où l’on ressent déjà les premiers frissons en entendant le, chant du « Çà Bergers ».

Oui, c’est nous, malades, qui seront les bergers cette nuit. À d’autres les cérémonies fastueuses des cathédrales. Soyons tout à notre bonheur spirituel. Allons ! Nos religieuses, nos médecins, tous nos anges visibles, attendent dans l’enceinte sacrée... Assemblons-nous ! le Petit Pauvre nous attend lui aussi sur sa couche de paille fraîche. Il aime tant les pauvres que nous sommes... Et nous n’arriverons pas les mains vides en dépit de nos airs miteux :

« Voici mes sept années de souffrance, dira tel jeune homme : je vous les offre, ô mon Dieu, dans le calice de ma résignation. »

« Voici mon idéal, ma carrière, ma vocation », pourra dire un autre.

« Voici le sacrifice de mon amour, les morceaux de mon cœur brisé », murmurera telle jeune fille.

« Voici le renoncement de la vie à deux », avancera à son tour un père de famille.

« Voici l’inquiétude de mes enfants », sanglotera une maman.

« Voici notre passion, notre calvaire, voici les épines de notre solitude, le calice de nos larmes, les clous de nos humiliations, le sang de nos plaies... et toutes ces douleurs morales et charnelles qui sont le bois de nos croix. »

« Nous vous offrons tout cela, Petit Enfant, ce sont les présents de vos bergers ; nous les déposons sur la paille de votre crèche et dans tous les coins de votre étable... puisque vous n’avez pas de souliers... Peut-être, en retour, déposerez-vous la guérison dans les nôtres, ou, à défaut de cela, un grand souffle de courage pour soutenir notre volonté chancelante... »

Assemblons-nous, camarades, ce soir mieux que jamais. Il doit faire chaud, il doit faire doux pour supporter l’assaut des souvenirs...

Est-ce à dire que nous devons prendre figure d’agneaux immolés pour le festin des autres ? Non ! Il faut envisager stoïquement la situation et se livrer au courant des joies spirituelles, les seules durables, et qui ne laissent jamais de poussière, entre les doigts. Pour d’aucuns, en ce sens, ce sera peut-être le plus beau Noël de leur vie.

Gai ! Gai ! réveillons-nous !... Et parcourons les étapes comme les ménestrels du temps jadis, qui parcouraient la campagne en chantant la paix harmonieuse aux seuils des logis hospitaliers. Vous vous souvenez de la gravure ? Ils sont trois : le premier tient une lanterne, l’autre la partition d’un cantique et le troisième un modeste rebec qui doit sonner clair dans la nuit neigeuse... Que notre lanterne, à nous, soit une foi inébranlable en des jours meilleurs ; que notre voix se fasse douce et persuasive devant la détresse d’autrui ; et que notre âme sonne clairement le réveil d’une attente qui, par notre courage et notre volonté, fera de nous des hommes dans toute l’acception du mot !

 

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C’est le dépouillement des arbres de Noël installés dans toutes les salles de la maison. La fanfare du 22e Régiment et les chanteuses du Rosaire sont au programme, précédant le cortège des dames patronnesses (la châtelaine de Spencer Wood, Lady Fiset, en tête) qui distribuent, avec le concours des médecins et des religieuses, des friandises ainsi qu’un modeste cadeau à chacun en particulier. Que dire de ces âmes généreuses ? Elles nous font réaliser le sens véritable du devoir social, l’esprit sublime du dévouement, l’oubli de soi, l’élan spontané de la générosité du cœur, le tout formant une mosaïque renfermant l’un des principes fondamentaux du christianisme : la Charité. Pour nous, malades, obligés souvent par les cuisantes réalités de notre existence à vivre dans les fumées du rêve, cette visite est semblable à un conte de fées...

Et n’êtes-vous pas des fées bienfaisantes, mesdames, guidées par des chambellans improvisés, dans le sillage de l’étoile, vers la cité des lits-blancs, où toute une jeunesse lutte sans merci pour sa part de soleil, pour son droit à la vie ?

Vous êtes venus, malgré les sollicitations diverses et l’embarras de vos obligations mondaines, vous êtes venus nous faire part de votre sympathie, vous souvenant sans doute que le tuberculeux, pour guérir, a besoin de savoir qu’on l’aime, et qu’il se trouve toujours entre deux feux sur un front perpétuel.

Vous êtes venus comme les bergers de naguère, dont les musettes et les chalumeaux enchantèrent le silence de la nuit rédemptrice, vous êtes venus nous bercer, enchanter notre nostalgie par des accents harmonieux qui peupleront longtemps le silence de nos heures de réclusion.

Vous êtes venus comme les Mages, les bras chargés de présents, mais surtout les yeux remplis de lumière, afin d’allumer dans nos regards un firmament d’étoiles, nous faire oublier l’exil du foyer, les angoisses de la maladie et, pour plusieurs, le délaissement moral si pénible à l’âme et au cœur.

Vous passerez de salle en salle, semant avec largesse du froment de joie dans les sillons préparés de la souffrance. Grâce à votre geste, il nous sera peut-être possible de reprendre, demain, notre place dans le monde, au soleil de la vie. Car si nous vivons comme des naufragés réunis à fond de cale, sans savoir au juste ce qui se passe de la traversée, nous devons, suivant un auteur dont le nom nous échappe, « envoyer un salut affectueux et reconnaissant à tous ces gardiens du feu, comme les marins envoient eux aussi une pensée de gratitude à ces êtres fidèles et patients, qui, dans la solitude des phares, assurent la sécurité des nuits sur la mer ».

 

 

Charles-E. HARPE, Les croix de chair, 1945.

 

 

 

 

 

 

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