Pleurs dans la nuit

 

 

 

                             I

 

Je suis l’être incliné qui jette ce qu’il pense ;

Qui demande à la nuit le secret du silence ;

            Dont la brume emplit l’œil ;

Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,

Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent

            Le son creux du cercueil.

 

Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,

Habite, âpre songeur, la rêverie obscure

            Aux flots plombés et bleus,

Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,

Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe

            Aux rochers scrofuleux.

 

Le Doute, fils bâtard de l’aïeule Sagesse,

Crie : – À quoi bon ? – devant l’éternelle largesse,

            Nous fait tout oublier,

S’offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre,

Nous dit : –Es-tu las ? Viens ! – et l’homme dort à l’ombre

            De ce mancenillier.

 

L’effet pleure et sans cesse interroge la cause.

La création semble attendre quelque chose.

            L’homme à l’homme est obscur.

Où donc commence l’âme ? où donc finit la vie ?

Nous voudrions, c’est là notre incurable envie,

            Voir par-dessus le mur.

 

Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l’être ;

Libres et prisonniers, l’immuable pénètre

            Toutes nos volontés ;

Captifs sous le réseau des choses nécessaires,

Nous sentons se lier des fils à nos misères

            Dans les immensités.

 

                             II

 

Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible ;

Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible,

            Qui passe par moment,

À travers l’ombre, espoir des âmes sérieuses,

On entend le trousseau des clefs mystérieuses

            Sonner confusément.

 

La vision de l’être emplit les yeux de l’homme.

Un mariage obscur sans cesse se consomme

            De l’ombre avec le jour ;

Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne ?

Nous avons dans le cœur des ténèbres de haine

            Et des clartés d’amour.

 

La création n’a qu’une prunelle trouble.

L’être éternellement montre sa face double,

            Mal et bien, glace et feu ;

L’homme sent à la fois, âme pure et chair sombre,

La morsure du ver de terre au fond de l’ombre

            Et le baiser de Dieu.

 

Mais à de certains jours, l’âme est comme une veuve.

Nous entendons gémir les vivants dans l’épreuve.

            Nous doutons, nous tremblons,

Pendant que l’aube épand ses lumières sacrées

Et que mai sur nos seuils mêle les fleurs dorées

            Avec les enfants blonds.

 

Qu’importe la lumière, et l’aurore, et les astres,

Fleurs des chapiteaux bleus, diamants des pilastres

            Du profond firmament,

Et mai qui nous caresse, et l’enfant qui nous charme,

Si tout n’est qu’un soupir, si tout n’est qu’une larme,

            Si tout n’est qu’un moment !

 

                             III

 

Le sort nous use au jour, triste meule qui tourne.

L’homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne ;

            Il expire en créant.

Nous avons la seconde et nous rêvons l’année ;

Et la dimension de notre destinée,

            C’est poussière et néant.

 

L’abîme, où les soleils sont les égaux des mouches,

Nous tient ; nous n’entendons que des sanglots farouches

            Ou des rires moqueurs ;

Vers la cible d’en haut qui dans l’azur s’élève,

Nous lançons nos projets, nos vœux, l’espoir, le rêve,

            Ces flèches de nos cœurs.

 

Nous voulons durer, vivre, être éternels. Ô cendre !

Où donc est la fourmi qu’on appelle Alexandre ?

            Où donc le ver César ?

En tombant sur nos fronts, la minute nous tue.

Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue,

            Comme le bruit d’un char.

 

Nous montons à l’assaut du temps comme une armée.

Sur nos groupes confus que voile la fumée

            Des jours évanouis,

L’énorme éternité luit, splendide et stagnante ;

Le cadran, bouclier de l’heure rayonnante,

            Nous terrasse éblouis !

 

                             IV

 

À l’instant où l’on dit : Vivons ! tout se déchire.

Les pleurs subitement descendent sur le rire.

            Tête nue ! à genoux !

Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte.

Ô deuil ! qui passe là ? C’est un cercueil qu’on porte.

            À qui le portez-vous ?

 

Ils le portent à l’ombre, au silence, à la terre ;

Ils le portent au calme obscur, à l’aube austère,

            À la brume sans bords,

Au mystère qui tord ses anneaux sous des voiles,

Au serpent inconnu qui lèche les étoiles

            Et qui baise les morts !

 

                             V

 

Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-être !

Car la plupart d’entre eux n’ont point vu le jour naître ;

            Sceptiques et bornés,

La négation monte et la matière hostile,

Flambeaux d’aveuglement, troublent l’âme inutile

            De ces infortunés.

 

Pour eux le ciel ment, l’homme est un songe et croit vivre ;

Ils ont beau feuilleter page à page le livre,

            Ils ne comprennent pas ;

Ils vivent en hochant la tête, et, dans le vide,

L’écheveau ténébreux que le doute dévide

            Se mêle sous leurs pas.

 

Pour eux l’âme naufrage avec le corps qui sombre.

Leur rêve a les yeux creux et regarde de l’ombre ;

            Rien est le mot du sort ;

Et chacun d’eux, riant de la voûte étoilée,

Porte en son cœur, au lieu de l’espérance ailée,

            Une tête de mort.

 

Sourds à l’hymne des bois, au sombre cri de l’orgue,

Chacun d’eux est un champ plein de cendre, une morgue

            Où pendent des lambeaux,

Un cimetière où l’œil des frémissants poètes

Voit planer l’ironie et toutes ses chouettes,

            L’ombre et tous ses corbeaux.

 

Quand l’astre et le roseau leur disent : Il faut croire ;

Ils disent au jonc vert, à l’astre en sa nuit noire :

            Vous êtes insensés !

Quand l’arbre leur murmure à l’oreille : Il existe ;

Ces fous répondent : Non ! et, si le chêne insiste,

            Ils lui disent : Assez !

 

Quelle nuit ! le semeur nié par la semence !

L’univers n’est pour eux qu’une vaste démence,

            Sans but et sans milieu ;

Leur âme, en agitant l’immensité profonde,

N’y sent même pas l’être, et dans le grelot monde

            N’entend pas sonner Dieu !

 

                             VI

 

Le corbillard franchit le seuil du cimetière.

Le gai matin, qui rit à la nature entière,

            Resplendit sur ce deuil ;

Tout être a son mystère où l’on sent l’âme éclore,

Et l’offre à l’infini ; l’astre apporte l’aurore,

            Et l’homme le cercueil.

 

Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche.

Des pierres par endroits percent la terre fraîche ;

            Et l’on entend le glas ;

Elles semblent s’ouvrir ainsi que des paupières,

Et le papillon blanc dit : « Qu’ont donc fait ces pierres ? »

            Et la fleur dit : « Hélas ! »

 

                             VII

 

Est-ce que par hasard ces pierres sont punies,

Dieu vivant, pour subir de telles agonies ?

            Ah ! ce que nous souffrons

N’est rien... – Plus bas que l’arbre en proie aux froides bises,

Sous cette forme horrible, est-ce que les Cambyses,

            Est-ce que les Nérons,

 

Après avoir tenu les peuples dans leur serre,

Et crucifié l’homme au noir gibet misère,

            Mis le monde en lambeaux,

Souillé l’âme, et changé, sous le vent des désastres,

L’univers en charnier, et fait monter aux astres

            La vapeur des tombeaux,

 

Après avoir passé joyeux dans la victoire,

Dans l’orgueil, et partout imprimé sur l’histoire

            Leurs ongles furieux,

Et, monstres qu’entrevoit l’homme en ses léthargies,

Après avoir sur terre été des effigies

            Du mal mystérieux,

 

Après avoir peuplé les prisons élargies,

Et versé tant de meurtre aux vastes mers rougies,

            Tant de morts, glaive au flanc,

Tant d’ombre, et de carnage, et d’horreurs inconnues,

Que le soleil, le soir, hésitait dans les nues

            Devant ce bain sanglant !

 

Après avoir mordu le troupeau que Dieu mène,

Et tourné tour à tour de la torture humaine

            L’atroce cabestan,

Et régné sous la pourpre et sous le laticlave,

Et plié six mille ans Adam, le vieil esclave,

            Sous le vieux roi Satan,

 

Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce le pâtre,

Est-ce que Messaline, est-ce que Cléopâtre,

            Caligula, Macrin,

Et les Achabs, par qui renaissaient les Sodomes,

Et Phalaris, qui fit du hurlement des hommes

            La clameur de l’airain,

 

Est-ce que Charles Neuf, Constantin, Louis Onze,

Vitellius, la fange, et Busiris, le bronze,

            Les Cyrus dévorants,

Les Égystes montrés du doigt par les Électres,

Seraient dans cette nuit, d’hommes devenus spectres,

            Et pierres de tyrans ?

 

Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés de crimes,

Dans l’horreur étouffés, scellés dans les abîmes,

            Enviant l’ossement,

Sans air, sans mouvement, sans jour, sans yeux, sans bouche,

Entre l’herbe sinistre et le cercueil farouche,

            Vivraient affreusement ?

 

Est-ce que ce seraient des âmes condamnées,

Des maudits qui, pendant des millions d’années,

            Seuls avec le remords,

Au lieu de voir, des yeux de l’astre solitaire,

Sortir les rayons d’or, verraient les vers de terre

            Sortir des yeux des morts ?

 

Homme et roche, exister, noir dans l’ombre vivante !

Songer, pétrifié dans sa propre épouvante !

            Rêver l’éternité !

Dévorer ses fureurs, confusément rugies !

Être pris, ouragan de crimes et d’orgies,

            Dans l’immobilité !

 

Punition ! problème obscur ! questions sombres !

Quoi ! ce caillou dirait : – J’ai mis Thèbe en décombres !

            J’ai vu Suze à genoux !

J’étais Bélus à Tyr ! j’étais Sylla dans Rome ! –

Noire captivité des vieux démons de l’homme !

            Ô pierres, qu’êtes-vous ?

 

Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre ?

Glacé du froid profond de la terre lugubre,

            Informe et châtié,

Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère,

Il pense et se souvient... – Quoi ! ce n’est que Tibère !

            Seigneur, ayez pitié !

 

Ce dur silex noyé dans la terre, âpre, fruste,

Couvert d’ombre, pendant que le ciel s’ouvre au juste

            Qui s’y réfugia,

Jaloux du chien qui jappe et de l’âne qui passe,

Songe et dit : Je suis là ! – Dieu vivant, faites grâce !

            Ce n’est que Borgia !

 

Ô Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables !

Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables !

            Ouvrez les soupiraux.

Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes.

Père, fermez l’enfer. Juge, au nom des victimes,

            Grâce pour les bourreaux !

 

De toutes parts s’élève un cri : Miséricorde !

Les peuples nus, liés, fouettés à coups de corde,

            Lugubres travailleurs,

Voyant leur maître en proie aux châtiments sublimes,

Ont pitié du despote, et, saignant de ses crimes,

            Pleurent de ses douleurs ;

 

Les pâles nations regardent dans le gouffre,

Et ces grands suppliants, pour le tyran qui souffre,

            T’implorent, Dieu jaloux ;

L’esclave mis en croix, l’opprimé sur la claie,

Plaint le satrape au fond de l’abîme, et la plaie

            Dit : Grâce pour les clous !

 

Dieu serein, regardez d’un regard salutaire

Ces reclus ténébreux qu’emprisonne la terre

            Pleine d’obscurs verrous,

Ces forçats dont le bagne est le dedans des pierres,

Et levez, à la voix des justes en prières,

            Ces effrayants écrous.

 

Père, prenez pitié du monstre et de la roche.

De tous les condamnés que le pardon s’approche !

            Jadis, roi des combats,

Ces bandits sur la terre ont fait une tempête ;

Étant montés plus haut dans l’horreur que la bête,

            Ils sont tombés plus bas.

 

Grâce pour eux ! clémence, espoir, pardon, refuge,

Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut un juge !

            Le méchant, c’est le fou.

Dieu, rouvrez au maudit ! Dieu, relevez l’infâme !

Rendez à tous l’azur. Donnez au tigre une âme,

            Des ailes au caillou !

 

Mystère ! obsession de tout esprit qui pense !

Échelle de la peine et de la récompense !

            Nuit qui monte en clarté !

Sourire épanoui sur la torture amère !

Vision du sépulcre ! êtes-vous la chimère,

            Ou la réalité ?

 

                             VIII

 

La fosse, plaie au flanc de la terre, est ouverte,

Et, béante, elle fait frissonner l’herbe verte

            Et le buisson jauni ;

Elle est là, froide, calme, étroite, inanimée,

Et l’âme en voit sortir, ainsi qu’une fumée,

            L’ombre de l’infini.

 

Et les oiseaux de l’air, qui, planant sur les cimes,

Volant sous tous les cieux, comparent les abîmes

            Dans les courses qu’ils font,

Songent au noir Vésuve, à l’Océan superbe,

Et disent, en voyant cette fosse dans l’herbe :

            Voici le plus profond !

 

                             IX

 

L’âme est partie, on rend le corps à la nature.

La vie a disparu sous cette créature ;

            Mort, où sont tes appuis ?

Le voilà hors du temps, de l’espace et du nombre.

On le descend avec une corde dans l’ombre

            Comme un seau dans un puits.

 

Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable ?

Et pourquoi jetez-vous la sonde à l’insondable ?

            Qu’y voulez-vous puiser ?

Est-ce l’adieu lointain et doux de ceux qu’on aime ?

Est-ce un regard ? Hélas ! est-ce un soupir suprême ?

            Est-ce un dernier baiser ?

 

Qu’y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole ?

Est-ce un frémissement du vide où tout s’envole,

            Un bruit, une clarté,

Une lettre du mot que Dieu seul peut écrire ?

Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire,

            Un peu d’éternité ?

 

Dans ce gouffre où la larve entr’ouvre son œil terne,

Dans cette épouvantable et livide citerne,

            Abîme de douleurs,

Dans ce cratère obscur des muettes demeures,

Que voulez-vous puiser, ô passants de peu d’heures,

            Hommes de peu de pleurs ?

 

Est-ce le secret sombre ? est-ce la froide goutte

Qui, larme du néant, suinte de l’âpre voûte

            Sans aube et sans flambeau ?

Est-ce quelque lueur effarée et hagarde ?

Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde

            Derrière le tombeau ?

 

Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. La fosse

Les voit descendre, avec leur âme juste ou fausse,

            Leur nom, leurs pas, leur bruit.

Un jour, quand souffleront les célestes haleines,

Dieu seul remontera toutes ces urnes pleines

            De l’éternelle nuit.

 

                             X

 

Et la terre, agitant la ronce à sa surface,

Dit : – L’homme est mort ; c’est bien ; que veut-on que j’en fasse ?

            Pourquoi me le rend-on ?

Terre ! fais-en des fleurs ! des lys que l’aube arrose !

De cette bouche aux dents béantes, fais la rose

            Entrouvrant son bouton !

 

Fais ruisseler ce sang dans tes sources d’eaux vives,

Et fais-le boire aux bœufs mugissants, tes convives ;

            Prends ces chairs en haillons ;

Fais de ces seins bleuis sortir des violettes,

Et couvre de ces yeux que t’offrent les squelettes

            L’aile des papillons.

 

Fais avec tous ces morts une joyeuse vie.

Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie,

            La mousse aux frais tapis !

Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, des vignes mûres,

Des brises, des parfums, des bois pleins de murmures,

            Des sillons pleins d’épis !

 

Fais-en des buissons verts, fais-en de grandes herbes !

Et qu’en ton sein profond d’où se lèvent les gerbes,

            À travers leur sommeil,

Les effroyables morts sans souffle et sans paroles

Se sentent frissonner dans toutes ces corolles

            Qui tremblent au soleil !

 

                             XI

 

La terre, sur la bière où le mort pâle écoute,

Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur la route

            Siffle le paysan ;

Et ces fils, ces amis que le regret amène,

N’attendent même pas que la fosse soit pleine

            Pour dire : Allons-nous-en !

 

Le fossoyeur, payé par ces douleurs hâtées,

Jette sur le cercueil la terre à pelletées.

            Toi qui, dans ton linceul,

Rêvais le deuil sans fin, cette blanche colombe,

Avec cet homme allant et venant sur ta tombe,

            Ô mort, te voilà seul !

 

Commencement de l’âpre et morne solitude !

Tu ne changeras plus de lit ni d’attitude ;

            L’heure aux pas solennels

Ne sonne plus pour toi ; l’ombre te fait terrible ;

L’immobile suaire a sur ta forme horrible

            Mis ses plis éternels.

 

Et puis le fossoyeur s’en va boire la fosse.

Il vient de voir des dents que la terre déchausse,

            Il rit, il mange, il mord ;

Et prend, en murmurant des chansons hébétées,

Un verre dans ses mains à chaque instant heurtées

            Aux choses de la mort.

 

Le soir vient ; l’horizon s’emplit d’inquiétude ;

L’herbe tremble et bruit comme une multitude ;

            Le fleuve blanc reluit ;

Le paysage obscur prend les veines des marbres ;

Ces hydres que, le jour, on appelle des arbres,

            Se tordent dans la nuit.

 

Le mort est seul. Il sent la nuit qui le dévore.

Quand naît le doux matin, tout l’azur de l’aurore,

            Tous ses rayons si beaux,

Tout l’amour des oiseaux et leurs chansons sans nombre,

Vont aux berceaux dorés ; et, la nuit, toute l’ombre

            Aboutit aux tombeaux.

 

Il entend des soupirs dans les fosses voisines,

Il sent la chevelure affreuse des racines

            Entrer dans son cercueil ;

Il est l’être vaincu dont s’empare la chose ;

Il sent un doigt obscur, sous sa paupière close,

            Lui retirer son œil.

 

Il a froid ; car le soir, qui mêle à son haleine

Les ténèbres, l’horreur, le spectre et le phalène,

            Glace ces durs grabats ;

Le cadavre, lié de bandelettes blanches,

Grelotte, et dans sa bière entend les quatre planches

            Qui lui parlent tout bas.

 

L’une dit : – Je fermais ton coffre-fort. – Et l’autre

Dit : – J’ai servi de porte au toit qui fut le nôtre. –

            L’autre dit : – Aux beaux jours,

La table où rit l’ivresse et que le vin encombre,

C’était moi. – L’autre dit : – J’étais le chevet sombre

            Du lit de tes amours.

 

Allez, vivants ! riez, chantez ; le jour flamboie.

Laissez derrière vous, derrière votre joie

            Sans nuage et sans pli,

Derrière la fanfare et le bal qui s’élance,

Tous ces morts qu’enfouit dans la fosse silence

            Le fossoyeur oubli !

 

                             XII

 

Tous y viendront.

 

                             XIII

 

            Assez ! et levez-vous de table.

Chacun prend à son tour la route redoutable ;

            Chacun sort en tremblant ;

Chantez, riez ; soyez heureux, soyez célèbres ;

Chacun de vous sera bientôt dans les ténèbres

            Le spectre au regard blanc.

 

La foule vous admire et l’azur vous éclaire ;

Vous êtes riche, grand, glorieux, populaire,

            Puissant, fier, encensé ;

Vos licteurs devant vous, graves, portent la hache ;

Et vous vous en irez sans que personne sache

            Où vous avez passé.

 

Jeunes filles, hélas ! qui donc croit à l’aurore ?

Votre lèvre pâlit pendant qu’on danse encore

            Dans le bal enchanté ;

Dans les lustres blêmis on voit grandir le cierge ;

La mort met sur vos fronts ce grand voile de vierge

            Qu’on nomme éternité.

 

Le conquérant, debout dans une aube enflammée,

Penche, et voit s’en aller son épée en fumée ;

            L’amante avec l’amant

Passe ; le berceau prend une voix sépulcrale ;

L’enfant rose devient larve horrible, et le râle

            Sort du vagissement.

 

Ce qu’ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes ?

Des chimères, des vœux, des cris, de vains problèmes !

            Ô néant inouï !

Rien ne reste ; ils ont tout oublié dans la fuite

Des choses que Dieu pousse et qui courent si vite

            Que l’homme est ébloui !

 

Ô promesses ! espoirs ! cherchez-les dans l’espace.

La bouche qui promet est un oiseau qui passe.

            Fou qui s’y confierait !

Les promesses s’en vont où va le vent des plaines,

Où vont les flots, où vont les obscures haleines

            Du soir dans la forêt !

 

Songe à la profondeur du néant où nous sommes.

Quand tu seras couché sous la terre où les hommes

            S’enfoncent pas à pas,

Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leur compte,

Seront dans la lumière ou seront dans la honte ;

            Tu ne le sauras pas !

 

Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites.

Voyez ces grands palais ; voyez ce chars de fêtes

            Aux tournoyants essieux ;

Voyez ces longs fusils qui suivent le rivage ;

Voyez ces chevaux, noirs comme un héron sauvage

            Qui vole sous les cieux,

 

Tout cela passera comme une voix chantante.

Pyramide, à tes pieds tu regardes la tente,

            Sous l’éclatant zénith ;

Tu l’entends frissonner au vent comme une voile,

Chéops, et tu te sens, en la voyant de toile,

            Fière d’être en granit ;

 

Et toi, tente, tu dis : Gloire à la pyramide !

Mais, un jour, hennissant comme un cheval numide,

            L’ouragan lybien

Soufflera sur ce sable où sont les tentes frêles,

Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles

            En s’écriant : Eh bien !

 

Tu périras, malgré ton enceinte murée,

Et tu ne seras plus, ville, ô ville sacrée,

            Qu’un triste amas fumant,

Et ceux qui t’ont servie et ceux qui t’ont aimée

Frapperont leur poitrine en voyant la fumée

            De ton embrasement.

 

Ils diront : – Ô douleur ! ô deuil ! guerre civile !

Quelle ville a jamais égalé cette ville ?

            Ses tours montaient dans l’air ;

Elle riait aux chants de ses prostituées ;

Elle faisait courir ainsi que des nuées

            Ses vaisseaux sur la mer.

 

Ville ! où sont tes docteurs qui t’enseignaient à lire ?

Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre,

            Tes lutteurs jamais las ?

Ville ! est-ce qu’un voleur, la nuit, t’a dérobée ?

Où donc est Babylone ? Hélas ! elle est tombée !

            Elle est tombée, hélas !

 

On n’entend plus chez toi le bruit que fait la meule.

Pas un marteau n’y frappe un clou. Te voilà seule.

            Ville, où sont tes bouffons ?

Nul passant désormais ne montera tes rampes ;

Et l’on ne verra plus la lumière des lampes

            Luire sous tes plafonds.

 

Brillez pour disparaître et montez pour descendre.

Le grain de sable dit dans l’ombre au grain de cendre :

            Il faut tout engloutir.

Où donc est Thèbes ? dit Babylone pensive.

Thèbes demande : Où donc est Ninive ? et Ninive

            S’écrie : Où donc est Tyr ?

 

En laissant fuir les mots de sa langue prolixe,

L’homme s’agite et va, suivi par un œil fixe ;

            Dieu n’ignore aucun toit ;

Tous les jours d’ici-bas ont des aubes funèbres ;

Malheur à ceux qui font le mal dans les ténèbres ;

            En disant : Qui nous voit ?

 

Tous tombent ; l’un au bout d’une course insensée,

L’autre à son premier pas ; l’homme sur sa pensée,

            La mère sur son nid ;

Et le porteur de sceptre et le joueur de flûte

S’en vont ; et rien ne dure ; et le père qui lutte

            Suit l’aïeul qui bénit.

 

Les races vont au but qu’ici-bas tout révèle.

Quand l’ancienne commence à pâlir, la nouvelle

            A déjà le même air ;

Dans l’éternité, gouffre où se vide la tombe,

L’homme coule sans fin, sombre fleuve qui tombe

            Dans une sombre mer.

 

Tout escalier, que l’ombre ou la splendeur le couvre,

Descend au tombeau calme, et toute porte s’ouvre

            Sur le dernier moment ;

Votre sépulcre emplit la maison où vous êtes ;

Et tout plafond, croisant ses poutres sur nos têtes,

            Est fait d’écroulement.

 

Veillez ! veillez ! Songez à ceux que vous perdîtes ;

Parlez moins haut, prenez garde à ce que vous dites,

            Contemplez à genoux ;

L’aigle trépas du bout de l’aile nous effleure ;

Et toute notre vie, en fuite heure par heure,

            S’en va derrière nous.

 

Ô coups soudains ! départs vertigineux ! mystère !

Combien qui ne croyaient parler que pour la terre,

            Front haut, cœur fier, bras fort,

Tout à coup, comme un mur subitement s’écroule,

Au milieu d’une phrase adressée à la foule,

            Sont entrés dans la mort,

 

Et, sous l’immensité qui n’est qu’un œil sublime,

Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cet abîme

            D’astres et de ciel bleu,

Où le masqué se montre, où l’inconnu se nomme,

Que le mot qu’ils avaient commencé devant l’homme

            S’achevait devant Dieu !

 

Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.

Les morts partent. La nuit de sa verge les touche.

            Ils vont, l’antre est profond,

Nus, et se dissipant, et l’on ne voit rien luire.

Où donc sont-ils allés ? On n’a rien à vous dire.

            Ceux qui s’en vont, s’en vont.

 

Sur quoi donc marchent-ils ? sur l’énigme, sur l’ombre,

Sur l’être. Ils font un pas : comme la nef qui sombre,

            Leur blancheur disparaît ;

Et l’on n’entend plus rien dans l’ombre inaccessible,

Que le bruit sourd que fait dans le gouffre invisible

            L’invisible forêt.

 

L’infini, route noire et de brume remplie,

Et qui joint l’âme à Dieu, monte, fuit, multiplie

            Ses cintres tortueux,

Et s’efface... – et l’horreur effare nos pupilles

Quand nous entrevoyons les arches et les piles

            De ce pont monstrueux.

 

Ô sort ! obscurité ! nuée ! on rêve, on souffre,

Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre,

            Ne savent pas ce qu’ils font.

Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches.

Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches,

            Tombent du noir plafond.

 

                             XIV

 

On brave l’immuable ; et l’un se réfugie

Dans l’assoupissement, et l’autre dans l’orgie.

            Cet autre va criant :

– À bas vertu, devoir et foi ! l’homme est un ventre ! –

Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre,

            Habite le néant.

 

Écoutez-le : – Jouir est tout. L’heure est rapide.

Le sacrifice est fou, le martyre est stupide ;

            Vivre est l’essentiel.

L’immensité ricane et la tombe grimace.

La vie est un caillou que le sage ramasse

            Pour lapider le ciel. –

 

Il souffle, forçat noir, sa vermine sur l’ange.

Il est content, il est hideux ; il boit, il mange ;

            Il rit, la lèvre en feu,

Tous les rires que peut inventer la démence ;

Il dit tout ce que peut dire en sa haine immense

            Le ver de terre à Dieu.

 

Il dit : Non ! à celui sous qui tremble le pôle.

Soudain l’ange muet met la main sur l’épaule

            Du railleur effronté ;

La mort derrière lui surgit pendant qu’il chante ;

Dieu remplit tout à coup cette bouche crachante

            Avec l’éternité.

 

                             XV

 

Qu’est-ce que tu feras de tant d’herbes fauchées,

Ô vent ? que feras-tu des pailles desséchées

            Et de l’arbre abattu ?

Que feras-tu de ceux qui s’en vont avant l’heure,

Et de celui qui rit et de celui qui pleure,

            Ô vent, qu’en feras-tu ?

 

Que feras-tu des cœurs ! que feras-tu des âmes ?

Nous aimâmes, hélas ! nous crûmes, nous pensâmes :

            Un moment nous brillons ;

Puis, sur les panthéons ou sur les ossuaires,

Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-là suaires,

            Tous, lambeaux et haillons !

 

Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge !

Et nous étions la vie, et nous sommes le songe !

            Et voilà que tout fuit !

Et nous ne savons plus qui nous pousse et nous mène,

Et nous questionnons en vain notre âme pleine

            De tonnerre et de nuit !

 

Ô vent, que feras-tu de ces tourbillons d’êtres,

Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves, maîtres,

            Souffrant, priant, aimant,

Doutant, Peut-être cendre et Peut-être semence,

Qui roulent, frémissants et pâles, vers l’immense

            Évanouissement !

 

                             XVI

 

L’arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.

Ses branches sont partout, proches du ver, voisines

            Du grand astre doré ;

L’espace voit sans fin croître la branche Nombre,

Et la branche Destin, végétation sombre,

            Emplit l’homme effaré.

 

Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,

Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes

            Tordre ses mille nœuds,

Et, passants pénétrés de fibres éternelles,

Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles

            Ses fils vertigineux.

 

Et nous percevons, dans le plus noir de l’arbre,

Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre,

            Les Kant aux larges fronts ;

Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,

Immobiles ; la mort a fait des spectres blêmes

            De tous ces bûcherons.

 

Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.

L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, se penche.

            L’un voulut, l’autre osa,

Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.

Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire

            Regarde Spinoza.

 

Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes ?

Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes,

            Sur ces rameaux noueux ?

Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres ou blanches ?

Dites, avez-vous fait envoler de ces branches

            Quelque aigle monstrueux ?

 

De quelqu’un qui se tait nous sommes les ministres ;

Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres ;

            Le vent nous courbe tous ;

L’ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes.

Qui donc sait le secret ? le savez-vous, tempêtes ?

            Gouffres, en parlez-vous ?

 

Le problème muet gonfle la mer sonore,

Et, sans cesse oscillant, va du soir à l’aurore

            Et de la taupe au lynx ;

L’énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée ;

Dans l’ombre nous voyons sur notre destinée

            Les deux griffes du sphynx.

 

Le mot, c’est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves,

Il tremble dans la flamme ; onde, il coule en tes fleuves,

            Homme, il coule en ton sang ;

Les constellations le disent au silence ;

Et le volcan, mortier de l’infini, le lance

            Aux astres en passant.

 

Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l’étendue

De notre confiance, humble, ailée, éperdue,

            Soyons l’immense Oui.

Que notre cécité ne soit pas un obstacle ;

À la création donnons ce grand spectacle

            D’un aveugle ébloui.

 

Car, je vous le redis, votre oreille étant dure,

Non est un précipice. Ô vivants ! rien ne dure ;

            La chair est aux corbeaux ;

La vie autour de vous croule comme un vieux cloître ;

Et l’herbe est formidable, et l’on y voit moins croître

            De fleurs que de tombeaux.

 

Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche.

Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à la bouche

            Et l’ombre dans les yeux,

Rire avec l’infini, pauvre âme aventurière,

L’homme frissonnant voit les arbres en prière

            Et les monts sérieux ;

 

Le chêne ému fait signe au cèdre qui contemple ;

Le rocher rêveur semble un prêtre dans le temple

            Pleurant un déshonneur ;

L’araignée, immobile au centre de ses toiles,

Médite ; et le lion, songeant sous les étoiles,

            Rugit : Pardon, Seigneur !

 

Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.

 

                             XVII

 

Un jour, le morne esprit, le prophète sublime

            Qui rêvait à Pathmos,

Et lisait, frémissant, sur le mur de l’abîme

            De si lugubres mots,

 

Dit à son aigle : « Ô monstre ! il faut que tu m’emportes.

            Je veux voir Jéhovah. »

L’aigle obéit. Des cieux ils franchirent les portes ;

            Enfin, Jean arriva ;

 

Il vit l’endroit sans nom dont nul archange n’ose

            Traverser le milieu,

Et ce lieu redoutable était plein d’ombre, à cause

            De la grandeur de Dieu.

 

 

                                                                              Jersey, septembre 1855.

 

                             XVIII

 

Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne !

Ô mère au cœur profond, mère, vous avez beau

Laisser la porte ouverte afin qu’elle revienne,

Cette pierre là-bas dans l’herbe est un tombeau !

 

La mienne disparut dans les flots qui se mêlent ;

Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t’envolas.

Est-ce donc que là-haut dans l’ombre elles s’appellent,

Qu’elles s’en vont ainsi l’une après l’autre, hélas ?

 

Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,

Que ta mère jadis berçait de sa chanson,

Qui d’abord la charmas avec ta petitesse

Et plus tard lui remplis de clarté l’horizon,

 

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise !

Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été !

L’astre attire le lys, et te voilà reprise,

Ô vierge, par l’azur, cette virginité !

 

Te voilà remontée au firmament sublime,

Echappée aux grands cieux comme la grive aux bois,

Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l’abîme

Des rayons, des amours, des parfums et des voix !

 

Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuit noire.

Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,

Errer dans notre ciel et dans notre mémoire

Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir !

 

Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ?

Marchant sur notre monde à pas silencieux,

De tous les idéals tu composais ton âme,

Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux !

 

En te voyant si calme et toute lumineuse,

Les cœurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.

Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,

Et, comme Ruth l’épi, tu ramassais le bien.

 

La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,

L’aurore sa candeur, et les champs leur bonté ;

Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,

Toute cette douceur dans toute ta beauté !

 

Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose

Que la forme qui sort des cieux éblouissants,

Et de tous les rosiers elle semblait la rose,

Et de tous les amours elle semblait l’encens.

 

Ceux qui n’ont pas connu cette charmante fille

Ne peuvent pas savoir ce qu’était ce regard

Transparent comme l’eau qui s’égaye et qui brille

Quand l’étoile surgit sur l’océan hagard.

 

Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne ;

Chantant à demi-voix son chant d’illusion,

Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne

De vague et de lointain comme la vision.

 

On sentait qu’elle avait peu de temps sur la terre,

Qu’elle n’apparaissait que pour s’évanouir,

Et qu’elle acceptait peu sa vie involontaire ;

Et la tombe semblait par moments l’éblouir.

 

Elle a passé dans l’ombre où l’homme se résigne ;

Le vent sombre soufflait ; elle a passé sans bruit,

Belle, candide, ainsi qu’une plume de cygne

Qui reste blanche, même en traversant la nuit !

 

Elle s’en est allée à l’aube qui se lève,

Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,

Bouche qui n’a connu que le baiser du rêve,

Âme qui n’a dormi que dans le lit de Dieu !

 

Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,

Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,

Regardant à jamais dans les ténèbres mornes

La disparition des êtres adorés !

 

Croire qu’ils resteraient ! quel songe ! Dieu les presse.

Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,

Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse

Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.

 

Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route ;

Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,

Et derrière eux, et sans que leur candeur s’en doute,

Leurs ailes font parfois de l’ombre sur le mur.

 

Ils viennent sous nos toits ; avec nous ils demeurent ;

Nous leur disons : Ma fille ! ou : Mon fils ! ils sont doux,

Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent. –

Ô mère, ce sont là les anges, voyez-vous !

 

C’est une volonté du sort, pour nous sévère

Qu’ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert ;

Et qu’avant d’avoir mis leur lèvre à notre verre,

Avant d’avoir rien fait et d’avoir rien souffert,

 

Ils partent radieux ; et qu’ignorant l’envie,

L’erreur, l’orgueil, le mal, la haine, la douleur,

Tous ces êtres bénis s’envolent de la vie

À l’âge où la prunelle innocente est en fleur !

 

Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,

Nous devons travailler, attendre, préparer ;

Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d’autres ;

Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.

 

Eux, ils sont l’air qui fuit, l’oiseau qui ne se pose

Qu’un instant, le soupir qui vole, avril vermeil

Qui brille et passe ; ils sont la parfum de la rose

Qui va rejoindre aux cieux le rayon du soleil !

 

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l’âme

Pour notre chair coupable et pour notre destin ;

Ils ont, êtres rêveurs qu’un autre azur réclame,

Je ne sais quelle soif de mourir le matin !

 

Ils sont l’étoile d’or se couchant dans l’aurore,

Mourant pour nous, naissant pour l’autre firmament ;

Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,

Continue, au delà, l’épanouissement !

 

Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,

Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,

À qui Dieu n’a permis que d’effleurer la terre

Pour faire un peu de joie à quelques pauvres cœurs.

 

Comme l’ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,

Ils viennent jusqu’à nous qui loin d’eux étouffons,

Beaux, purs, et chacun d’eux portant sous sa paupière

La sereine clarté des paradis profonds.

 

Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes les plaies,

Pansé notre douleur, azuré nos raisons,

Et fait luire un moment l’aube à travers nos claies,

Et chanté la chanson du ciel dans nos maisons,

 

Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,

Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,

Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,

S’en vont avec un peu de terre dans la main.

 

Ils s’en vont ; c’est tantôt l’éclair qui les emporte,

Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.

Alors, nous, pâles, froids, l’œil fixé sur la porte,

Nous ne savons plus rien, sinon qu’ils ne sont plus.

 

Nous disons : – À quoi bon l’âtre sans étincelles ?

À quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ?

À quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes ;

Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendront pas ? –

 

Ils sont partis, pareils au bruit qui sort de lyres.

Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,

Tristes ; et la lueur de leurs charmants sourires

Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.

 

Car ils sont revenus, et c’est là le mystère ;

Nous entendons quelqu’un flotter, un souffle errer,

Des robes effleurer notre seuil solitaire,

Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.

 

Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre ;

Nous sentons, lorsqu’ayant la lassitude en nous,

Nous nous levons après quelque prière sombre,

Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.

 

Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre :

« Mon père ! encore un peu ! ma mère ! encore un jour !

M’entends-tu ? Je suis là, je reste pour t’attendre

Sur l’échelon d’en bas de l’échelle d’amour.

 

Je t’attends pour pouvoir nous en aller ensemble.

Cette vie est amère, et tu vas en sortir.

Pauvre cœur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble.

Tu redeviendras ange ayant été martyr. »

 

Oh ! quand donc viendrez-vous ? vous retrouver, c’est naître

Quand verrons-nous, ainsi qu’un idéal flambeau,

La douce étoile mort, rayonnante, apparaître

À ce noir horizon qu’on nomme le tombeau ?

 

Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes !

Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,

Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,

Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?

 

Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,

Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,

Les baisers des esprits et les regards des âmes,

Quand nous en irons-nous ? quand nous en irons-nous ?

 

Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ?

Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,

Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,

Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d’or ?

 

Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie

Où les hymnes vivants sont des anges voilés,

Où l’on voit, à travers l’azur de l’harmonie,

La strophe bleue errer sur les luths étoilés ?

 

Quand viendrez-vous chercher notre humble cœur qui sombre ?

Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,

Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l’ombre,

Sous l’éblouissement du regard éternel ?

 

 

                                                                                             Décembre 1846.

 

 

 

Victor HUGO, Les Contemplations.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net