Le Christ et le Bouddha

 

                               Fragments.

 

 

                              LE BOUDDHA.

 

« Pour le sage, le Mal, c’est l’existence entière,

C’est le désir, la chair, l’action, la matière.

 

« Certe il faut être pur pour glacer le désir ;

La sainteté prélude à nous anéantir,

Mais la vertu n’est qu’un chemin, et l’illusoire

D’ombres opprime encor cette route de gloire.

 

« Le véritable but, c’est le parfait néant,

La goutte d’eau brisée en proie à l’Océan,

L’inconscience dans l’Inconscient suprême.

 

« En cette heure, ô Jésus, où je parle à toi-même,

Ne crois pas cependant que mon esprit troublé

Sorte pour toi de son repos immaculé.

 

« Les mots, les pensers vains, la musique pareille

Aux doux bambous plaintifs qui frappent ton oreille,

Moi, dès longtemps guéri du mirage insensé,

Je ne me donne pas la peine d’y penser.

 

« Mais la présence atteint le reflet de ma vie.

Sans que j’en sache rien, ma langueur assouvie

Fait répondre pour moi ces échos onduleux,

Et, tout ce que j’éprouve en mes délices bleus,

 

« Pendant que, loin de moi, se croisent nos paroles,

Inutiles toujours, sages d’ailleurs ou folles,

Ce sont des mouvements morts et silencieux

Comme l’or de l’été dans le désert des cieux.

 

« Tu t’étonnes de voir ainsi ce que j’ignore

S’expliquer par ma bouche en haleine sonore.

Mais sache que mon Être, inaperçu d’en bas,

Dirige sa pensée et ne la connaît pas.

 

« Je rayonne au-dessus des mots que l’ombre écoute,

Comme l’Indifférence est au-dessus du doute :

Tel un Rajah qui, dans Golconde ou Visapour,

Paye pour le louer un poète de cour,

Mais reste inattentif aux çlokas de l’éloge.

– C’est mon Illusion que ton rêve interroge.

 

« Comment comprendrais-tu ? Mon mystère est pareil

À ces moments où l’homme entre dans le sommeil.

Il sent d’abord qu’il va perdre toute pensée :

C’est la première joie, et je l’ai dépassée.

Puis ce plaisir s’efface et l’esprit se dis sout.

Tout n’est plus rien dans l’impalpable, et rien, c’est tout.

Tel est le Nirvâna sublime, le Silence. »

 

 

                                LE CHRIST.

 

« Crois-tu Dieu fatigué comme ton indolence,

Et l’Amour découragé de l’Éternité ?

Ce n’est pas dans l’oubli, c’est dans la charité

Pensante, créatrice, indomptable, héroïque,

Qu’est le repos sans borne et le bonheur unique.

L’action est repos dans la paix de l’amour.

 

« Pourquoi donc l’Éternel, las dès le second jour,

N’aurait-il pas cessé l’œuvre fastidieuse,

S’il n’était d’autre Ciel que l’extase oublieuse ?

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Car l’Absolu ne dort jamais : C’est le Feu clair,

Le regard radieux dans l’œil toujours ouvert.

Et telle sera l’Âme à l’invincible unie.

Le Juste fort travaille au salut de la vie,

Pour d’autres préparant, avec joie et vigueur,

Ce terrestre combat où s’est trempé son cœur.

 

« Au seul repos voué, Dieu ne serait plus libre

Et par ton Nirvâna tu brises l’équilibre.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Sors d’un faux infini qui rend ton cœur étroit,

Comprends que, de toujours à toujours, dans la foi,

Le doute, le remords, le désespoir, au centre

De tout, demeure entier Celui par qui tout rentre

Duns l’abîme de son étreinte où tout renaît !

La souffrance poignante envahit le Parfait,

Seul refuge de la douleur universelle,

Puis sur les douloureux le Dieu profond ruisselle.

 

Frappe le cœur de l’homme et le cœur du soleil.

Leur palpitation secouera ton sommeil,

Et l’éternité vraie ira pétrir tes moelles,

Comme la main de Dieu, pétrissant les étoiles,

Plonge en ces mondes d’or un ange intérieur

Et fait tressaillir l’Âme où dormait la splendeur. »

 

                                          *

                                        *   *

 

Mais le Bouddha semblait comme un lotus du fleuve

Qui, dès le crépuscule, a caché sous les eaux

                   Ses bleus pétales clos.

Il a pensé trop loin pour que le vrai l’émeuve.

 

             Alors Jésus, quittant les mots,

Évoqua par l’esprit ceux que jadis, sur terre,

             Avait consolés le Bouddha,

Non les profonds Amis de son extase austère,

             Mais les simples, la Tchandala

             Qu’il avait accueillie en frère,

Ceux qui, sans le comprendre, émus de sa pi Lié,

                   Lui tendaient leur misère

                   Et leur cœur bégayé,

Ignorant que l’amour n’eût soif que d’oublier.

Et le Bouddha rouvrit sombrement ses paupières.

Mais l’âpreté de ses délices meurtrières

Avait absolument détruit ses lents yeux doux

Et sa face en frisson ne montrait que deux trous

 

Et le Bouddha gémit d’une voix différente,

                   Humaine, pénétrante :

« Oui, l’on peut tout aimer comme on aime un seul cœur,

Garder le souvenir délicat, la chaleur,

La vie, et cette grâce aux éternelles cimes

Donne des majestés de sève plus sublimes.

Si les monts de sa gesse ont des glaciers au front

Qu’ils les versent en cataractes magnanimes

             Vers les forêts qui grandiront !

             « Des recueillements de silence

Créons des Cieux nouveaux à prodiguer aux cieux...

         Mais à quoi bon parler : l’inconscience

À dans mon Âme éteint les aubes de vaillance,

                   Sur ma face rongé mes yeux ! »

 

Et des pleurs douloureux en lacs pleins et funèbres

S’amassaient lourdement dans les trous de ténèbres.

 

Mais, le Christ les couvant d’un regard radieux,

Les pleurs voyaient Jésus et devenaient des yeux.

 

 

 

Albert JOUNET, Le Livre du Jugement ; la Rédemption.

 

Recueilli dans les Suppléments à l’Anthologie

des poètes français contemporains, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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