Les heures tristes

 

À M. Roux Saint-Paul,

président du tribunal de Montélimar.

 

 

Il est des heures où la vie

Pèse comme un fardeau bien lourd,

Où pour l’âme, hélas ! asservie,

Tout est muet, inerte et sourd,

Où la douleur vive s’éveille,

Où le parfum quitte la fleur,

Où l’or perd sa couleur vermeille,

Où le soleil perd sa chaleur ;

Des heures de tristesse amère

Où rien, non, rien ne crie : « Espère ! »

Où tout pleure, où tout est tourment.

Ces heures-là d’affreuse guerre,

Ces heures d’horribles combats

Ne sonnent point pour le vulgaire ;

Son cadran ne les marque pas.

Ce sont les natures choisies,

Odorantes de poésies,

Qui souffrent de ces maux affreux...

Alors que les cœurs prosaïques,

Lâches, vénaux, obtus, iniques,

Vivent gaîment, légers, heureux.

 

Hé bien, que faut-il en conclure ?

Faut-il jeter au Créateur

Un cri de révolte, une injure

D’audacieux blasphémateur ?

Non : le véritable poète

Est résigné, croyant et doux ;

Il sait plier sous la tempête

Sans amertume et sans courroux.

Il souffre avec un plaisir acre

Les épreuves, son triste lot,

Car c’est la douleur qui le sacre...

Et la douleur vient de là-haut !

Oui, c’est Dieu, c’est Dieu qui l’envoie ;

Il ne lui donne pas la joie,

Car les poètes ont au front

Le sceau de tristesse et de gloire !

Les cieux leur gardent la victoire,

Mais, sur la terre, ils souffriront.

 

 

 

J.-J. JULLIAN.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1891.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net