Réflexions devant l’Enfant-Dieu

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul-André LABERGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y aura bientôt un mois, divin Enfant, ta crèche s’entourait d’une foule de fidèles. Le chrétien, très chrétien dit-on même, peuple canadien, venait s’agenouiller à tes pieds de Rédempteur nouveau-né. Pourquoi ? Ce que je suis idiot de me poser une telle question ! Pour t’adorer sans doute. Et pourtant, je demeure quelque peu sceptique quand je me rappelle la tenue de tes fidèles pendant la messe de cette nuit de Noël. Il m’a semblé que ça manquait de piété : la joie inondait des visages sans pureté, fade et païenne. Toute cette foule avait une ambiance mondaine et non religieuse. On aurait dit que tous s’étaient rendus auprès de Toi par habitude, sans conviction, que même ils en oubliaient Ta présence. Les jeunes hommes admiraient à la dérobé leur fiancée de très bientôt ou souriaient gentiment à leur trop jolie voisine. Les femmes, toujours coquettes, s’inquiétaient des toilettes étalées à leur admiration pendant que les hommes murs, tout en regardant distraitement le célébrant, se réjouissaient ou s’attristaient du chiffre de leurs affaires de l’année finissante et maugréaient intérieurement contre la guerre et surtout, oh ! surtout, contre les taxes qu’elle apporte. Il y avait bien les enfants qui, présents pour la première fois à cette cérémonie mystérieusement majestueuse, semblaient T’en être reconnaissants. Mais, qui sait, peut-être était-ce pure sensiblerie, peut-être était-ce simple reconnaissance de l’occasion que Tu leur donnais de veiller tard... comme leurs grands frères !

Oui, Jésus de la Crèche, je demeure encore sceptique, ce matin, alors que par hasard (simplement par hasard, Tu sais ; je suis entré Te voir, poussé bien plus par le froid et mes oreilles en train de geler que par une bonne habitude que je veux bien acquérir) je suis seul à Te parler du fond de mon banc tandis que le soleil joyeux traverse les verrières et tâche inutilement à obnubiler la flamme de la lampe du sanctuaire. Héroïque petite flamme qui Te reste fidèle et soutient bravement la lutte contre un ennemi arrogant. Elle doit, je crois, s’appuyer sur Ta grâce dans ce combat.

Pourquoi donc tes adorateurs de l’autre nuit ne l’imitent-ils pas ? Où sont-ils donc tous allés ces braves catholiques que Tu as obligés (et ils T’ont trouvé bien exigeant !) à venir te visiter trois ou quatre fois depuis ? Ce matin, les uns sont retournés à leurs affaires sans plus songer à Toi. Le souvenir de Ta naissance ne leur a pas enlevé l’habitude de voler consciencieusement le prochain ni d’exploiter sa crédulité. On ne peut, s’exclament-ils, réussir dans le commerce sans tricherie ni fraude. La concurrence du marchand juif sans conscience force – et c’est tout naturel, n’est-ce pas ? – le commerçant catholique à prendre des libertés avec la sienne. C’est pourquoi il vend sans remords et presque sans songer à mal des œufs de deux mois comme frais, des vêtements, usagés et remis à neuf en apparence, comme absolument neufs, des actions et obligations sans valeur comme susceptibles de rapporter des fortunes. C’est peut-être aussi pourquoi la tonne ne vaut plus que dix-neuf cents livres, la livre quatorze onces et le pied onze pouces. Après tout, les affaires sont les affaires, les naïfs doivent engraisser les roublards et le petit Jésus ne doit pas s’en formaliser.

Des ouvriers tout à l’heure retournaient à leur travail. Aujourd’hui comme hier, comme demain, ils essaieront de rouler le patron. Ils bâcleront leur ouvrage et tâcheront à sauver les apparences pour se mettre à l’abri de tout reproche et du renvoi possible. Oui, il est bien disparu l’artisan du moyen-âge qui sculptait scrupuleusement une table, une chaise, un lit, simplement parce qu’il fallait le faire, parce que sa conscience ne pouvait s’accommoder de l’à peu près.

Des bureaucrates et des fonctionnaires retrouveront leur pupitre le plus tard possible, le quitteront le plus tôt possible et sauront entre ces deux actes lire toutes les histoires – avec ou sans images – des journaux et... travailler un peu. Entre-temps leur égoïste ambition leur aura fait couler dans l’esprit d’un supérieur le voisin de gauche, si zélé qu’il accomplit honnêtement sa besogne et parfois aide un camarade dans l’embarras. Il faut surveiller son avancement !

Et voilà qui est étrange ! La plupart de ces gens se confessent une fois le mois et oublient ces « peccadilles ». Ils « font pieusement leur premier vendredi du mois » et retournent à leur routine le lendemain, sans scrupule aucun. La plupart ai-je dit ? Le nombre ne grandit-il pas sans cesse de ceux qui n’ont de chrétien que le nom ? Autrement comment m’expliquerais-je le geste de ces deux gaillards à l’haleine vineuse qui au sortir de la messe de Minuit se proposaient un joyeux réveillon ? Ce n’est pas toutes les nuits que l’on peut assister à la messe, peut-être même y communier, et pouvoir cuver son vin toute la matinée qui suit. Autrement comment comprendre ce monsieur de ma connaissance et dont la femme est malade ? Il assistait tout simplement à la messe avec un semblant de piété aux côtés de sa jolie maîtresse qu’il nous donne comme sa secrétaire et nièce. J’aurais bien voulu savoir ce qu’il pouvait Vous demander en ses oraisons, celui-là, Enfant ! Et ce jeune homme qui hier encore me montraient les lèvres et le corps d’une jeune fille dont il partage le lit : « Que veux-tu, mon vieux, me disait-il, je suis à la veille d’aller me la faire casser au front et je n’ai pas les moyens de me marier ? Je profite de mes derniers moments de liberté pour m’amuser un peu. » Comment concilier ses principes religieux et sa conduite si ce n’est en niant l’existence de ces principes ?

Ces cas, que je voudrais savoir isolés, ils se répètent des milliers de fois dans toutes les sphères de la société canadienne ; avec des formes et des manières dans ce qu’il est convenu d’appeler l’élite de la société, avec plus de bestialité brutale dans la classe inférieure, mais avec une irréflexion et une légèreté inconcevables, partout.

Et c’est là, mon Dieu, ce que l’on appelle le religieux Canada-Français, c’est là le catholicisme tant vanté d’un peuple dont un petit chanoine proposait très sérieusement la religion comme modèle à la France ! Peut-être suis-je niais et scrupuleux, Jésus de la Crèche, mais cette religion me semble différer beaucoup de celle que Tu as prêchée pendant tes années d’aventure en Judée. Sans doute, Tu en es revenu de Tes exigences ! Tu as depuis mis l’eau de l’indulgence dans le vin de Ta doctrine !

Mais alors, pourquoi en reste-t-il qui s’obstinent à lutter contre leur nature, qui se dévouent sans cesse au service des autres ? Pourquoi quelques rares jeunes gens ne veulent-ils pas croire à la suprématie de la matière et de la chair sur l’esprit et l’âme ? Pourquoi tiennent-ils tant à conserver la pureté de leur corps et de leur cœur ? Pourquoi de jeunes hommes se refusent-ils à voir dans la femme un joujou propre à satisfaire leur seul caprice ? Pourquoi croient-ils l’amour une ascension à deux et non une double déchéance ? Pourquoi certaines jeunes filles, certains jeunes hommes acceptent-ils avec résignation les chagrins d’amour, les déceptions de la vie, la maladie (oh ! ce supplice pour un être jeune et plein de vie de languir sur un lit ! Cette joie aussi de pouvoir se sanctifier là où tant d’autres s’avilissent) ? Pourquoi certaines familles tout entières dont Tu as rappelé à Toi le chef et l’unique soutien, à qui Tu as enlevé la mère, âme de cette petite société, loin de Te maudire, acceptent douloureusement Ta volonté en Te demandant simplement la force de tout supporter. Pourquoi, mon Dieu, cette grande injustice apparente, si ce n’est que rien n’a changé dans Ta doctrine, que Tu restes aussi exigemment intransigeant ?

Et j’ai peur, Enfant si doux malgré Tes volontés, que Ta malédiction ne s’abatte sur notre peuple qui T’oublie de plus en plus et qui se moque de Toi. De grâce, tandis qu’il en est encore temps, fais nous revenir à de meilleurs sentiments même si ça doit faire mal. Aie pitié de Ton peuple dont peut-être le seul péché est l’irréflexion et non la méchanceté.

 

 

Paul-André LABERGE.

 

Paru dans Regards en 1941.

 

 

 

 

 

 

 

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