Le chant de Rachel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Rina LASNIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-DIRE

 

 

De même que la lumière, pour ne point éblouir, doit être divisée et contemplée dans le faisceau de ses couleurs, ainsi l’insaisissable Sagesse qu’est Marie nous permet-elle de contempler le faisceau de ses grâces sur le visage humain des saintes femmes de l’Ancien Testament.

Nulle d’entre elles n’atteignit à la perfection, mais chacune prophétisa quelque chose de cette excellence qui convenait à la seule Immaculée. Ainsi Sarah reçut le don redoutable de la beauté, Rébecca celui de la sagesse, Rachel celui de l’amour. Si Sarah fut recherchée pour sa beauté, si Rébecca fut louée pour son astuce et sa prudence, Rachel fut aimée pour elle-même, pour le prix de son amour.

Les larmes de Jacob devant cette dernière ne racontent-elles pas le silence consumant de l’amour qui vient de se livrer sans méprise et sans reprise ? Les labeurs de Jacob pour conquérir et posséder l’incomparable Rachel ne valent-ils pas plus que les travaux d’Hercule et la pâle fidélité d’Hippolyte ?

Qu’est-ce que la stérilité de Rachel sinon l’excès de l’amour et la purification nécessaire à cette extraordinaire fécondité d’où sortira la parfaite image du Christ, Joseph le bien-aimé ?

Ainsi « l’Étoile de Jacob », c’est surtout Marie, mais c’est aussi Rachel qui est, entre les femmes, ce qu’est le Cantique des Cantiques entre les saintes Écritures, le cri de l’amour !

 

 

 

 

CHANT TROISIÈME

 

« N’éveillez pas la bien-aimée

avant qu’elle le veuille. »

(Cantique des Cantiques)

 

RACHEL

 

Ne m’éveillez pas... Je voudrais dormir sur la pierre chaude de mon enfance ;

 

l’huile de mille soleils y coule, toutes mes pensées sont des légendes d’or ;

 

les mille pas de la pluie y bondissent, la pluie plus impatiente que l’orteil du danseur ;

 

tous mes désirs sont des jeux que je ne peux quitter sans quitter mon enfance.

 

Quand je portais mes cheveux sur mes épaules comme un troupeau d’agneaux qui se laisse choir,

 

les jours jaillissaient sur les champs d’innocence, je buvais les jours aux fontaines du rire sans cause.

 

La douce agnelle haussée sur mes épaules, sous la frondaison de mes cheveux,

 

la dernière agnelle a trouvé les herbes de senteur et la saveur du sel.

 

Je voudrais dormir sous mes cheveux comme un vaisseau sous ses voiles sans méprise !

 

Pourquoi les calmes colombes de mes jeunes années se dénouent-elles de mon poing ?

 

Existe-t-il donc un arbre moins soucieux de ses fruits que l’amandier de mon jardin ?

 

Un colombier plus rose de matin et plus tiède que mes deux mains ?

 

Mes colombes fugitives ont dérobé le grain sacré de mon cœur...

 

Je voudrais dormir sur mon cœur tel un colombeau qui n’a pas déplié son aile !

 

Je sais toutes les chansons des pasteurs, je ne sais pas celle du chamelier ;

 

Je sais rassembler les brebis, je ne sais pas courir au-devant de l’étranger.

 

Quand je chante, mes larmes deviennent une rosée sur la rose de mon sourire ;

 

je voudrais dormir sur ma chanson comme le chasseur sur sa flèche neuve.

 

Déjà je ne vois plus le tourbillon de mes oiseaux ; mes oiseaux sont des îles en fête avec mon cœur à la dérive...

 

Mes agnelles n’inclinent plus leur front sur l’eau basse de mes outres ;

 

mes agnelles boivent à même les pluies hautes ; elles ont trouvé la grande pierre bleue du ciel !

 

Les bergers n’aspirent plus dans leurs chalumeaux la candeur de mes chansons ;

 

ma jeunesse a tremblé sur leurs lèvres muettes. Pourquoi ? pourquoi ?

 

Ne m’éveillez pas, je dors couronnée des songes de mon enfance ...

 

 

 

                                          BERCEUSE

 

                          La flèche vive de la huppe

                                  A traversé

                          Pour l’inquiéter, le cœur touffu

                                  De l’amandier.

 

                      Dors, n’ouvre pas la cage de tes doigts

                      Sur l’oiseau de ton cœur qui chantoie !

 

                          Les quatre vents de l’univers

                                  Sur tes cheveux

                          Ont lié le souffle divers

                                  Des frais aveux.

 

                      Dors, échappe aux réseaux des voix !

                      La mer de tes cheveux flamboie !

 

                          Les agnelles ont fui la rade

                                  De tes bras ronds.

                          Elles broutent la vague nomade

                                  Des horizons.

 

                      Dors, sur la proue de tes bras nus.

                      Dors, entre les ciels confondus !

 

                          Voici qu’un voyageur austère

                                  A retourné

                          Le sablier d’or du désert

                                  Sur ton destin.

 

                      Dors, ne délie pas les amarres

                      De tes amours et de ton âme !

 

 

 

CHANT SIXIÈME

 

« Et Jacob baisa Rachel. »

(Genèse)        

 

Maintenant que ton baiser, ô Bien-Aimé, a réveillé l’eau secrète de l’amour longtemps couchée sur la pierre du silence,

 

maintenant que cette eau ardente, amassée goutte à goutte dans l’outre noire de la terre, s’est liée en une source irrépressible,

 

laisse-la jaillir !

 

colonne candide et sonore entre les parois des ciels proches.

 

Ô Fille humble, te voilà délivrée du piège obscur de l’argile,

 

te voilà debout et droite comme la vierge sous l’amphore ;

 

parce que tu as été remuée par l’esprit du désir tu ne dormiras jamais plus ;

 

le Bien-Aimé vient de t’engager dans le cycle terrible de la soif !

 

Soif de la bouche et du cœur ; ô fleuve de fraîcheur sur les rives des lèvres !

 

Soif torrentielle de la parole créatrice, folle de communiquer la Sagesse !

 

Soif desséchée de l’âme demandant la coupe de la mort à vider d’un seul trait !

 

Ô Bien-Aimé ! veille cette Fille plus claire que l’épée ;

 

elle s’élève seule pour séparer le ciel de la terre, et se séparer du limon,

 

oubliant que toutes les eaux ont des racines de terre !

 

Aie pitié, car elle ignore la rose transparente de l’aube favorisant son sein innocent ;

 

elle n’a point mêlé à sa trame sans couleur les fils d’or des soleils de midi

 

ni reçu sur sa face les baisers fardés et faux des couchants excessifs.

 

Elle est douce et sans geste, elle n’a pas appris les manèges des houles ni les hauteurs des marées bruissantes ;

 

elle est sauvage et nulle herbe marine n’a lié ses poignets et ses chevilles ;

 

elle est vierge comme le lin mis à sécher sur le champ pour la première fois ;

 

elle est plus pure que les neiges et les blanches roseraies de la lumière

 

Ô Bien-Aimé, comment mettras-tu dans la conque de ton cœur cette eau délivrée de l’espérance aveugle ?

 

L’amour recommence l’amour et l’eau recommence la soif.

 

Réuniras-tu en toi tous les mondes confus et tous les paradis en errance

 

afin qu’elle aime tout en toi sans mesure ?

 

Quand elle chantera très tard pour consoler les tristes salles de la nuit du vol des colombes enfuies

 

sauras-tu la consoler de son enfance où les étoiles s’enfonçaient en elle par cinq blessures bleues ?

 

Comment l’empêcheras-tu de se courber comme un lis de pitié sur l’épaule de la terre ?

 

La terre voudra la reprendre pour qu’elle cesse de jouer avec les astres ;

 

elle voudra l’employer à la fécondité charnelle des sèves et des germes,

 

pour tarir en elle l’élan spirituel de la soif !

 

Ô Bien-Aimé, toi qui as délié l’eau de l’amour, du silence de la pierre,

 

de la désespérance de la pierre ...

 

sauras-tu la lier à la soif des dieux ?

 

 

 

                                           LAMENTO

 

                      Posez sur mes paupières le deuil voilé

                      Des violettes adoucies de pitié,

                      Croisez sur mon cœur des glaives d’iris

                      Sous le remous des amours désunis.

 

                      Broyez sur mes cheveux et ma chair

                      L’amome royal et le cinname,

                      Embaumez la jeunesse de mes lèvres

                      Où se dépourpre l’épithalame.

 

                      L’éclatant appareillage des aubes

                      Glisse vers le naufrage des nuits ;

                      Le vaisseau de mon cœur ébloui,

                      Ô mer, a bu ton immense fraude.

 

                      Les anges ont fané dans mon sein

                      L’Étoile où se parfait l’espérance ;

                      Je ne verrai pas la Face du Saint

                      Couchée dans la terre de l’oubliance.

 

 

 

Rina LASNIER,

de l’Académie canadienne-française.

 

Paru dans Gants du ciel en automne 1945.

 

 

 

 

 

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