Le mont Buet

 

 

                                                          À un jeune alpiniste.

 

 

                                         I

 

AVEC leurs grands sommets, leurs neiges éternelles

Par un soleil d’été, que les Alpes sont belles ! »

– Ah ! viens donc admirer, poète harmonieux,

Viens décrire la scène étalée à nos yeux !

Les voilà devant nous les cimes souveraines,

Les glaciers éternels et les Alpes sereines

S’empourprant aux rayons du soleil matinal :

Voilà le grand sommet, le mont Blanc sans rival !

Le monarque est assis fièrement sur son trône,

Pendant qu’à ses côtés les grands de la couronne

Sont rangés, tous debout, du levant au midi.

Le maître, les vassaux, comme tout a grandi !

Sous des aspects divers de forme et de structure,

Quel relief inouï, quelle étrange stature !

Dans ce monde nouveau, qui jaillit vers les cieux

En aiguilles de marbre, en dômes lumineux !

Il fallait au mont Blanc cette cour triomphale :

Lui, dressant dans les airs sa forme sculpturale,

Il nous regarde en face... Avec notre Buet

Il échange peut-être un dialogue muet ;

De vastes champs de neige arrondis en coupoles

Moulent son front superbe et ses larges épaules,

L’enferment tout entier dans leurs plis de cristal

Et retombent flottants jusqu’à son piédestal.

– Certes, c’est bien pour nous qu’est fait le paysage.

Comme de tous côtés le tableau se dégage !

Pour en marquer le pied, la croupe du Brévent

Par-dessus Chamonix s’étale en paravent,

Et l’immense massif de granit et de glace

Apparaît, sans appui, suspendu dans l’espace ;

Du côté du levant, quelques sommets épars,

Placés en éclaireurs par-delà ses remparts,

Lui tracent vers l’aurore une longue avenue ;

Au couchant l’horizon, comme une plage nue,

S’abaisse ; tout s’efface, et le front du géant

Rayonne solitaire au ciel de l’occident !

Oui, le spectacle est beau, la scène est imposante :

Et l’admiration serait de l’épouvante

Si, de ce grand ouvrage achevant la splendeur,

La grâce n’en venait tempérer la grandeur.

Mais partout quelle paix ! Partout quelle harmonie !

C’est un monde vivant dont la puissante vie

A le charme du jour nouvellement éclos

Et le tranquille aspect de la force en repos ;

Et rien n’est doux à voir, dans leur pure atmosphère,

Comme ces fiers sommets inondés de lumière,

Plus pâles au matin, ou le soir tous dorés,

Baignant dans le ciel bleu leurs fronts transfigurés !

 

 

                                         II

 

Et vous, mon jeune ami, qui rêviez cette fête,

Votre âme d’alpiniste est-elle satisfaite ?

Avez-vous cette fois, selon votre désir ?

Avez-vous contemplé le colosse à loisir

Et toute cette foule aux épaules de neige

Qui partage sa gloire et forme son cortège ?

Et les glaciers ? Plus beaux que la pourpre des rois,

Sur le flanc des massifs ils tendent leurs pavois,

S’élancent jusqu’au front des aiguilles géantes,

Ou dorment à leurs pieds, en nappes indolentes ;

Mais l’avalanche passe, entraînant les névés,

Dans des cirques profonds aux rebords élevés

Et le fleuve grossi, quand la coupe est trop pleine,

En cascades d’argent ruisselle vers la plaine.

– Pour moi, dans cet éclat semé de toutes parts,

Un glacier entre tous captive mes regards.

Vous voyez au milieu de l’escorte royale

La grande Aiguille-Verte, une belle vassale,

Au port de reine ; eh bien ! à son flanc nourricier

Il est là suspendu, mon superbe glacier ;

Haute et profonde nef terminée en abside ;

C’est d’ici qu’il faut voir cette enceinte splendide,

Où les Alpes, changeant l’aspect de leur beauté,

Ont uni plus de grâce et moins d’immensité ;

Le somptueux tapis de sa blanche tenture

Retombe à sa façade en longs flots de guipure,

Et ses parois, à pans unis, au front plongeant,

Dressent tout à l’entour leurs murailles d’argent.

Tout est paisible ici, comme en un sanctuaire ;

Les cieux versent d’en haut le jour pur qui l’éclaire,

Et cette mer de glace aux reflets de satin

Garde encore la fraîcheur de son premier matin.

 

 

                                            III

 

Salut au Conquérant de nos Alpes sublimes !

Cet homme s’était dit qu’à travers les abîmes

Il monterait là-haut poser son pied vainqueur :

Longue fut l’entreprise, et rude la bataille ;

Le géant se cabrait ; sans regarder sa taille,

L’homme alla jusqu’au bout, n’écoutant que son cœur !

 

Ils ont, ces obstinés qui découvrent des mondes,

Un sens plus pénétrant, des clartés plus profondes ;

Leur âme est un foyer de lumière et de feu

Sans goût pour les plaisirs que le vulgaire envie,

Ils sont tout à leur œuvre, estimant que la vie

Est un jour de labeur que l’homme doit à Dieu !

 

Hélas ! C’est au Buet, près de ce belvédère

Que la mort attendait ce Balmat légendaire !

Et nous voyons ici, nous qui suivons ses pas,

Dans une même scène à la même lumière

         Les deux sommets de sa carrière :

Le mont Blanc, le Buet – sa gloire et son trépas !

 

 

 

Abbé Joseph LOMBARD.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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