Le génie moderne

 

 

                     Es-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

                     Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ?

                     Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire :

                     Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.

                                                       ALFRED DE MUSSET.

 

 

C’EST à moi qu’est la force, à moi qu’est la victoire,

À d’illustres desseins je conduis les mortels ;

Absurde est le passé ! Périsse sa mémoire !

Nations, suivez-moi, je vous mène à la gloire...

Je vous mène au bonheur... dressez-moi des autels.

 

Fils de Quatre-vingt-neuf, j’eus pour aïeul Voltaire.

D’un immortel honneur mon front est couronné ;

L’univers désormais datera de mon ère ;

L’avenir m’appartient, grand, sublime, prospère,

Et ce qui n’est pas moi, la mort l’a condamné.

 

J’apparus, et soudain surgit un nouveau monde :

Partout régnait la nuit, voyez !... je suis le jour ;

Je suis la liberté, la sagesse profonde ;

Sur un chaos d’erreurs, dans ma force je fonde

Le royaume du vrai, l’empire de l’amour.

 

J’ai mes historiens, mes savants, mes prophètes,

Mes orateurs discrets, mes critiques puissants

Qui portent, en leurs mains, des palmes toujours prêtes,

Qui donnent le génie et sacrent les poètes

Dont la lyre à ma voix sait plier ses accents.

 

Et la science, et l’art, et la grande industrie

Déjà sont dans mon temple en adoration.

Comme un ferment divin dans la foule flétrie,

Ô sainte opinion, c’est moi qui t’ai pétrie,

C’est moi qui te nommai la résurrection.

 

Dieu, ce n’est plus qu’un mythe et l’âme, une chimère ;

La vertu n’est qu’un leurre, et l’homme ne croit plus

Qu’à sa seule raison, brillant de ma lumière,

Sa raison saine et forte, indépendante et fière...

Religion du Christ, tes jours sont révolus.

 

Laissons cette momie... elle dort un grand somme ;

Assez elle abusa nos crédules aïeux !

Qu’elle repose en paix ! Vous le savez ! En somme

J’ai fait Dieu si petit qu’il n’est pas même un homme,

Et les hommes, si grands qu’ils deviennent des dieux.

 

Vous qui voulez penser, soyez de mon école ;

Laissez les embaumeurs à leurs pieux travaux ;

Les vieux Credo sont morts, croyez à ma parole ;

N’espérez plus qu’en moi : j’ai mon jeune symbole,

Le symbole des droits, la foi des temps nouveaux.

 

Les droits ! voilà le mot que j’appris à la terre ;

Voilà mon évangile et mon baptême d’eau :

Jadis l’homme, souillé d’un crime héréditaire,

Naissait, pleurait, mourait, dévoré de misère

Et d’odieux devoirs portant le vil fardeau.

 

Ces erreurs ne sont plus : l’homme naît vierge et libre ;

Il n’a pas d’autre loi que son propre désir,

Et dans son être entier il n’est pas une fibre

Qui ne trouve sa place en mon vaste équilibre,

Qui ne puisse y vibrer des accords du plaisir.

 

Plus de vaine contrainte et plus de sacrifice :

Comme l’eau suit sa pente, ainsi l’homme nouveau

Doit promener son cœur de délice en délice,

Laisser enfler sa voile au vent de son caprice,

Où l’incline sa chair diriger son cerveau.

 

Oui, supprimer l’effort, abolir la souffrance,

Voilà mon noble but, voilà mon rêve d’or !

Compte sur mon vouloir, compte sur ma puissance,

Peuple ! Pour accomplir ta sainte délivrance,

J’ai fait beaucoup déjà, je ferai plus encor.

 

La nature par moi cesse d’être sévère ;

Elle n’impose plus un labeur douloureux.

De sa fécondité j’ai scruté le mystère :

Peuple, tu n’auras plus qu’à présenter ton verre

Et qu’à boire à longs traits son nectar généreux.

 

Pour remplacer ton bras, j’ai créé la machine,

La machine savante à l’essor triomphant.

Et sous ta volonté cette esclave s’incline !

Peuple, repose-toi : ton regard la domine,

Plus souple sous ta main que le doigt d’un enfant.

 

Je suis le grand Progrès, l’humanité qui marche

Au paradis des sens, à la vie, au repos ;

Des siècles à venir je suis le patriarche :

Qui veut être sauvé, qu’il entre dans mon arche,

Et des vieux préjugés qu’il domine les flots.

 

Oui, je suis le Progrès ! À la foudre livide

Je décris une route et promulgue des lois ;

Elle semait l’horreur, elle était homicide...

Je parle ! elle devient ma courrière intrépide,

Et l’homme ne craint plus sa formidable voix.

 

J’ai dit à la vapeur, cette force cachée :

« Je le veux, montre-toi, tu seras reine un jour !

« Élevant dans les airs ta tête empanachée,

« Tu raviras la foule à tes pas attachée,

« Tu n’entendras plus chanter que des hymnes d’amour.

 

« L’océan devant toi calmera sa colère ;

« Sous tes pieds enflammés ses flots se courberont ;

« En te voyant venir, audacieuse, altière,

« D’un réseau de métal se couvrira la terre,

« Le rocher se fendra, les monts s’aplaniront. »

 

J’avais dit. Maintenant comme l’oiseau qui vole,

La voilà qui bondit sur le rail radieux,

La voilà s’élançant de l’un à l’autre pôle,

Portant aux nations le modeste symbole :

« Rendons gloire à la terre et rions-nous des cieux ! »

 

Les cieux ! je les connais, et je sais qu’ils sont vides :

Le firmament d’azur n’est qu’une illusion ;

Les nuages dorés sont des vapeurs splendides,

Et le soleil, ce dieu de nos pères candides,

J’en mesure la masse et fixe le rayon.

 

Je sais pourquoi la lune a la face changeante :

Mon regard a sondé la sombre immensité ;

Je prédis le retour de la comète errante ;

La planète au long cours, l’étoile scintillante,

J’ai tout conçu, tout vu, tout pesé, tout compté.

 

Je comprends de la mer et le trouble et l’extase :

J’explique l’ouragan au tourbillon blafard ;

Du volcan je connais d’où vient l’ardente vase,

Pourquoi le globe ému chancelle sur sa base,

Et de quels éléments l’a formé le hasard.

 

Je sais comment les monts jaillirent dans l’espace ;

J’ai calculé leur âge et marqué leur destin ;

Dans l’abîme des airs l’aigle a perdu ma trace ;

Je m’élève si haut que la terre s’efface,

Et ne me paraît plus qu’un nuage lointain.

 

Ô peuple ! et maintenant que ma voix le proclame !

J’ai découvert partout un aveugle ressort.

Le réel a parlé ; l’absurde en vain réclame.

En fouillant le cerveau je n’ai pas trouvé d’âme :

Admire-toi pourtant, toi seul es grand et fort !

 

Ne garde plus de culte à tous ces vains prestiges

Dont un monde trop jeune amusa son ennui ;

N’adore plus que toi, contemple tes prodiges,

Car d’un Dieu nulle part je n’ai vu de vestiges :

Son nom par la science est proscrit aujourd’hui.

 

Qu’Aristote et Platon, que tout l’ancien Portique

Savourent dans la mort cette immortalité

Qu’autrefois on lisait dans leur métaphysique...

Mon dédain transcendant, ma profonde critique,

De ces rêves d’enfant montrent l’inanité.

 

Systèmes faux et creux, hypothèses bizarres

Qui supposez toujours ce qui ne fut jamais,

Qui peuplez l’univers de dieux et de Tartares,

D’anges, de paradis, d’enfers, d’esprits barbares,

Vous êtes disparus et la terre est en paix.

 

L’humanité par moi sachant que la matière,

Dont elle a trop longtemps méconnu la grandeur,

Contient en soi la force et la vertu première,

La pensée et l’amour, l’essence tout entière,

Tourne ses vœux vers elle et l’élève en honneur.

 

Tranquille sous mon œil, elle poursuit sa voie,

Saluant l’absolu d’un éternel adieu,

Découvrant chaque jour une nouvelle joie,

De progrès en progrès, allant où je l’envoie,

Sans souci de mal faire et sans craindre aucun dieu.

 

Peuples, rapprochez-vous et partagez en frères

Le froment, le bon vin, la douce liberté ;

Plus de foi ni de frein, mais des droits tutélaires ;

Au lieu des vains devoirs, des lois égalitaires ;

Le mal, c’est la douleur ; le bien, la volupté !

 

J’abolis sans retour et la guerre et la haine ;

Écoutez mes journaux, mes livres, mes docteurs

Vous prêchant l’union contre l’erreur humaine,

Marquant à l’avenir une route certaine,

Au banquet nuptial conviant tous les cœurs.

 

Accourez, pressez-vous dans ma grande harmonie...

Voyez ! rien n’est debout que mon noble étendard :

Ce siècle, sa raison, sa gloire et son génie,

C’est moi ! Peuples, craignez ma sanglante ironie...

C’est moi qui dis aux rois : « Allez ! il est trop tard. »

 

            Les rois, c’est moi qui les couronne ;

            C’est moi qui renverse leur trône

            S’ils ne règnent pas en mon nom :

            Partout leur cause est délaissée,

            La puissance est à ma pensée,

            Elle n’est plus à leur canon.

 

            Je tiens le sceptre et tout gravite,

            Tout vit, tout se meut dans l’orbite

            Que traça ma vaillante main ;

            Et sur un signe de ma tête,

            Chaque jour s’avance ou s’arrête

            Le flot houleux du genre humain.

 

            Instrument de ma loi nouvelle,

            La langue diaphane et belle

            Que créa le peuple des Francs,

            Va comme une indomptable foudre

            Battre en brèche et réduire en poudre

            Les citadelles des vieux temps.

 

            Ce que Strauss découvre en silence,

            Ce que Locke conçoit et pense,

            Je l’enchâsse dans le cristal,

            Et de ces cerveaux magnanimes

            J’offre les visions sublimes

            À l’univers pour idéal.

 

            Et le peuple ivre d’espérance :

            « Voilà, dit-il, la délivrance !

            « Du vil respect, brisons l’autel,

            « Que la pudeur demande grâce,

            « Que toute morale s’efface !

            « Le crime n’est plus criminel. »

 

            L’instinct triomphe, et la nature,

            Cette vierge immortelle et pure,

            Du luxe empruntant les appas,

            Voit partout tomber ses entraves.

            Les cœurs ne seront plus esclaves

            Et la peur n’existera pas.

 

            Qu’ai-je dit, la peur ? et la honte,

            Cette légende qui remonte

            Au berceau des dieux et des rois ?

            La conscience, autre furie,

            Chef-d’œuvre de la tyrannie ?

            J’achève d’étouffer leurs voix.

 

            L’humanité sera princesse,

            Reine, souveraine déesse,

            Tout le vrai, le bien et le beau ;

            Rien n’égalera sa justice :

            Vertu, tu verras le vice

            S’élever jusqu’à ton niveau !

 

            Plus de bonté ni d’égoïsme,

            De lâcheté ni d’héroïsme ;

            Rien que la grande humanité.

            Plus de force ni de faiblesse,

            De sottise ni de sagesse ;

            Partout la sainte égalité.

 

            État et patrie et famille,

            Et père et mère et fils et fille,

            Titres usés qui consacrez

            Des abus, des devoirs, des pièges,

            L’esclavage et le privilège,

            Je l’ai dit : Vous disparaîtrez !

 

            Allons ! que tout pouvoir succombe,

            Et que l’on jette dans la tombe

            Ce qui reste encordes aïeux !

            Lorsque j’aurai fait table rase,

            Le monde sera dans l’extase

            Du bonheur qu’il croyait aux cieux.

 

 

 

 

                                 ÉPILOGUE

 

 

                                   Quel est ce siècle, quel est ce peuple

                              et qui donc a entassé ces débris ?

                                                           ALFRED NETTEMENT.

 

 

Nous t’avons écoutée, ô moderne sirène !

Et nous voilà séduits, nous voilà fascinés !

De l’écueil à l’écueil le courant nous entraîne ;

Le gouffre est là béant... mais ta voix nous enchaîne.

Au suprême malheur, sommes-nous condamnés ?

 

Ivres de fol orgueil et de désirs étranges,

Détournant nos regards des célestes clartés,

Nous prodiguons au mal nos infâmes louanges ;

Au bien, l’insulte ; à Dieu le blasphème, et ses anges

Se sont voilé la face et nous ont tous quittés.

 

Et tu chantes toujours notre destin sublime,

Sirène ! et nous, frappés de vertige et d’erreur,

Et nous, les vils jouets de la ruse et du crime,

Tour à tour nous marchons du guêpier à l’abîme,

De l’horreur au danger, du danger à l’horreur !

 

Et notre route en vain se couvre de décombres ;

En vain l’affreux pétrole, en vain les flots de sang,

Les sinistres lueurs n’ont pu percer nos ombres,

Et tous nos horizons sont de plus en plus sombres,

Et toujours l’avenir paraît plus menaçant.

 

Ô Sirène ! tu peux proclamer ta victoire.

Ce siècle est renégat, incrédule, imposteur.

Il est à ton image, il outrage l’histoire ;

Le mensonge est sa loi, décerne-lui la gloire :

Sirène ! n’es-tu plus le vieux serpent menteur ?

 

 

 

Frère LOUIS.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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