Oraison de l’âme fidèle

à son Seigneur Dieu

 

 

FRAGMENTS

 

 

Seigneur, duquel le siège sont les Cieux,

Le marchepied, la terre, et ces bas lieux,

Qui en tes bras enclos le firmament,

Qui es toujours nouveau, antique et vieux,

Rien n’est caché au regard de tes yeux :

Au fond du roc tu vois le diamant,

Au fond d’Enfer ton juste jugement,

Au fond du ciel ta Majesté reluire,

Au fond du cœur le couvert pensement.

Qui est celui qui te voudrait instruire ?

Plus qu’un éclair ton œil est importable,

Plus qu’un tonnerre est ta voix effroyable,

Plus qu’un grand vent ton esprit nous étonne,

Plus que foudre est ton coup inévitable,

Plus que Mort est ton ire épouvantable,

Plus que nul feu ton courroux peine donne ;

Tu penses et veux, et fais, et si ordonnes

Ce qui te plaît ; tuer, ressusciter

Est en ta main, dont l’œuvre est toujours bonne.

Qui est le sot qui pense y résister ?

Plus qu’un soleil ton regard est luisant,

Plus qu’un beau jour ton visage est plaisant,

Plus que rosée au cœur ton esprit doux,

Plus ton parler qu’un vent au chaud duisant 1

Plus ton Amour le nôtre est conduisant

Qu’un clair ruisseau qui nous emporte tous

Au très sûr port où nous attend l’Époux ;

... L’âme est sans yeux, car elle ne peut voir,

Et son oreille est sans aucun pouvoir

De rien ouïr, et muette est sa bouche,

S’il ne te plaît par ton très bon vouloir

L’illuminer et lui faire savoir

Que morte elle est plus qu’une vieille souche.

Morte se voit quand ta clarté la touche.

... Ô forte Amour, plus forte que la Mort,

Qui la durté de notre cœur tant fort

À départir 2, amollir, ou briser,

Vient approcher de toi par tel effort,

Que tu le romps, avecque tel support,

Qu’il ne sent point de mal au débriser 3

Cette durté viens à pulvériser

Et puis la rends si liquide et fluente,

Que tu peux l’eau de la pierre puiser,

Dont ta bonté demeure triomphante.

... Ô vérité, à plusieurs inconnue,

Las, il est temps que cette obscure nue

Où tu te tiens, tu veuilles rompre et fendre.

Tous bons esprits, te voyant retenue,

En gémissant désirent ta venue,

Que longuement tu fais ci-bas attendre.

Hélas, viens, viens Seigneur JÉSUS, descendre,

Illuminant notre ténèbre obscure,

Fais nous bien voir notre Rien, notre cendre,

Et ta bonté, qui de Rien prend la cure.

... Ô mon cœur, dur plus que ferrée enclume,

Viens au marteau, qui, selon sa coutume,

Frappant sur toi, du tout te brisera

Et te rendra plus léger que la plume ;

Viens au soleil, qui ta froideur consume :

Ne crains, car point ne te déprisera 4,

Méprise-toi, plus il te prisera ;

Connais ton Rien, lors il lui donra 5 Être ;

Délaisse-toi, il ne te laissera ;

Ne mange plus, il te viendra repaître.

... Ô Jésus-Christ, mon tourment et ma mort,

En mon tourment soyez moi réconfort,

Et en ma mort ma vie être te plaise ;

Embrasse-moi et m’aime si très fort

Que ton amour fasse en moi tel effort

Que fortement je t’embrasse et te baise.

Voir et dedans l’amoureuse fournaise

Fais-moi brûler pour être à toi semblable,

Afin qu’amour de désirer s’apaise

Par l’union du seul bien désirable...

 

 

 

MARGUERITE DE NAVARRE,

Le Miroir de l’âme pécheresse, 1531.

 

 

 

1. Séduisant.

2. Séparer.

3. Briser.

4. Méprisera.

5. Donnera.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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