Le Sphinx

 

 

Pour Georges Reusens

 

 

                                         L’essence de cette région est l’oubli :

                                  c’est la surdité, le mutisme, l’évanouisse-

                                  ment.

                                                                 FERIDEDDIN ATTAR.

 

 

Symbole de l’Énigme et de l’Immensité,

Le Sphinx aux flancs meurtris pleure dans l’âpre plaine,

Exhalant les douleurs dont sa carrure est pleine,

Vers le ciel obscurci, champ de Félicité :

 

Il attend le retour des Œdipe farouches,

Le cortège des Rois et le César puissant,

Qui jadis, revêtu de flammes et de sang,

Blêmit devant son ombre et baissa ses yeux louches.

 

Seul, un Lion rugit dans les sables brûlants,

Et son sinistre appel, au loin se répercute...

Alors le Sphinx se dresse, en écoutant la lutte

Du superbe bandit et des chameaux râlants.

 

Car il revoit encor la terreur des armées

Devant son spectre noir, féroce gardien

Du royaume où grandit le peuple égyptien,

Ce peuple, potentat des races alarmées !

 

À travers le Silence et la Paix de la Nuit,

Ses lamentations se perdent et s’effacent,

Tandis que les chacals et les hyènes chassent

Et que dans le Ciel noir pas un astre ne luit :

 

 

                                     LE SPHINX

 

– Vieux lions, souverains des mornes solitudes,

Qui passez près de moi, caressant mes flancs rudes,

Vous êtes les débris d’un courage enfoui,

Vous êtes les tyrans des plaines et des sables,

Et j’admire vos yeux, aux éclairs redoutables,

Vos combats meurtriers, votre front inouï !

 

Vous êtes les Puissants, les souverains superbes,

Les Césars, préférant au silence des herbes

La lutte sanguinaire où les membres épars,

Gisent en mouchetant le sol avide d’ombre,

De leurs monceaux sans nom d’où s’écoule un sang sombre,

Mêlés à des débris de glaives et de chars.

 

Seuls, vous êtes les Rois de cet immense empire,

Vous attaquez en face, et l’Aigle et le Vampire,

L’altière caravane et le chacal rôdeur,

Vous seuls avez le droit de porter un nom brave,

Et vous pouvez crier à l’Homme qui vous brave :

« Lâche, vous combattez sans honte et sans pudeur ! »

 

Le Sphinx se tut, et l’ombre envahit ses yeux vides,

Une étoile sanglante illumina son front,

Puis, comme pour souiller par un suprême affront

Ses restes dévastés, jadis de mort avides,

 

Un berger du Désert entonna, triomphant,

La Chanson des Fellahs qui vibre sur le Fleuve,

Il chantait la douleur, les larmes de la veuve,

La puissance du roi, le rire de l’enfant,

 

Il chantait les troupeaux et les hautes montagnes,

Le Soleil rayonnant, les Étoiles du Soir,

La Lune qui scintille ainsi qu’un ostensoir

Créé par le Seigneur pour veiller les campagnes ;

 

Puis, regardant le Sphinx avec un air moqueur,

Il se mit à narguer sa tête formidable,

Ses pieds, qui maintenant se perdaient dans le sable,

Et lui dit en riant :

 

 

                                     LE BERGER

 

                                  – Dors, antique Vainqueur,

Dors en paix, car jamais les frivoles sultanes,

Les cortèges des Rois, les fières caravanes,

Ne regarderont plus ton œil en tressaillant....

Dors, toi qui fus cruel, dors, toi qui fus vaillant !....

Écoute le Simoun qui dans le lointain passe,

Regarde les ibis qui volent dans l’espace...

C’est à nous qu’appartient le Monde et ses trésors !

Tu ne nous régiras plus de tes membres morts :

C’est nous qui dominons aujourd’hui dans la plaine,

C’est nous qui commandons à ta ruine hautaine....

Si tu meurs tristement, c’est que nous l’avons dit...

Le Sphinx cria dans l’ombre : « Ô Berger, sois maudit ! »

 

 

 

Georges MARLOW, Évohé !, 1891.

 

 

 

 

 

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