Transfiguration

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marietta MARTIN

 

 

 

 

 

 

1954

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour un enfant

 

 

Une magie qui ressemble au soleil couchant, au brasier autour du disque, et qui ressemble aussi à un lis, un lis le soir. As-tu vu un lis pendant un orage ? Le blanc devient translucide, secret. La terre, c’est le lieu d’une magie analogue.

Comme si ce petit garçon en face de ma fenêtre était toi, comme si pour te parler à toi, je le regardais lui, – un petit garçon pour tous les autres, et toi mon seul, mon unique, mon tout.

C’est incompréhensible la terre, mon chéri. C’est une féerie étourdissante oppressante, je ne sais pas quelle féerie... et c’est pour te dire le plus, pour te dire tout ce que je sais sur elle, pour te la donner, que je répète : c’est une chose inconnue, inconnaissable, peut-être parce que n’étant pas du règne de l’homme, donc l’homme ne peut pas la saisir. C’est une nébuleuse. Nébuleuse : amas d’étoiles indistinctes. Tous les mots qui disent qu’une chose est en route, en formation, mais imparfaite, non finie, en train – gésine, enfantement, prémices – ce sont des mots pour la terre – avec « magie ».

Magie ! Magie de l’adolescence et du retour d’après l’adolescence. Inconnu...

Il faudra bien un jour que cela se révèle, n’est-ce pas, mon Dieu, un jour ce sera le plus fort, ce sera vrai ? Ce ne sera plus : qu’est-ce qu’il y a derrière ? Qu’est-ce que dit une nuit avec les étoiles, avec la lune qui s’argente, pourquoi ce qu’elle dit ne le dit-elle pas jusqu’au bout, pourquoi tout s’arrête-t-il en chemin, ce qui va parler, un jardin, la montagne silencieuse et étincelante à midi, pourquoi cachez-vous le monde à l’homme, mon Dieu ?

Pourquoi l’amenez-vous toujours au seuil, et là, au lieu des mots qu’il va entendre, de ce qui va s’ouvrir, tout d’un coup il reste seul et rien ne parle. Alors, comme fou, il plonge la tête dans la corolle du lis, il aspire, il aspire, comment voulez-vous qu’il ne s’asphyxie pas de délices, puisque vous ne voulez pas lui dire, lui dire pourquoi ce lis embaume, pourquoi la nuit est pleine de l’odeur des filleuls. Pourquoi est-ce que les nuages ne s’approchent pas ?

Pourquoi veut-il mourir lorsqu’il est trop heureux, et en même temps il sanglote parce que tout cessera, parce que son amour cessera, que les bras avec lesquels il enserre, ne tiendront pas toujours un corps, la peau tiède ? Pourquoi faut-il mourir ?

Mon Dieu, sans la mort tout était bien, tout était parfait. Même si la vie refusait quelquefois, ou faisait attendre, elle était là, comme une mère, amour parfait, protection totale. Avec tout l’imparfait, même avec l’imparfait, elle eût été là, donc la certitude que l’imparfait disparaîtrait, le mal, la souffrance, l’atroce souffrance physique et la souffrance de l’âme... non, l’âme n’aurait jamais vraiment souffert s’il n’y avait pas eu la mort, elle aurait su que tout se réparait un jour.

S’il n’y avait pas eu l’irrévocable, qu’un corps aimé, mort, ne revient pas, ne va plus revenir, quoique la nuit soit enivrante, chaude, nuit d’amour, et le lis va rester à l’emplir seul, versant son inutile vertige...

Cette guerre que vous avez mise entre vous et l’homme, mon Dieu, ce n’est peut-être que du secret, pourquoi ce secret ?

Je n’ai de chagrin que parce que la mort existe.

 

 

 

 

 

I

 

RUMEUR

 

 

Écoute les vertiges... Ils frappent à grands coups dans la tête, comme les maux. L’amour, une rose, la nature enivrante, le silence des champs. Même pas les ivresses précises, la musique...

Le printemps est sûrement toujours, avant tout, un déchirement, un vouloir, une souffrance. Sans doute que le bourgeon ne veut pas, il y a cette enveloppe à vaincre, qui résiste, cette peur. Et tu vois, même lorsque le vouloir a vaincu, que cette lumière, le premier point de vert au bout de la branche a paru, en Mars, tu vois, c’est difficile, c’est dur, la plume s’arrête, la foi n’est pas encore assez grande.

Pourtant si tu étais là, ou quand je t’écris, je ne m’arrête pas. Viens, tu es là. Quel âge as-tu ? Quel âge veux-tu avoir pour m’écouter ? Maintenant tu es trop grand, je n’oserais pas, je n’oserais pas te dire ce que je veux te dire, et que ce soit si peu.

Je veux te dire, comme les histoires quand tu étais petit, et comme une histoire, la vie. Une histoire splendide, frémissante. Je vois maintenant à quel âge de toi je m’adresse. Tu as cinq ans, je te raconte, tu te rappelles ? Dans l’allée, regarde l’écureuil. Je l’entends comme cela la vie, comme ces matins calmes, avec juste le bruit de l’écureuil dans l’arbre, tu entends ? C’est beau ? Si. Alors, je n’ai plus peur, puisque je te rapporte le secret intact : c’est beau, c’est comme cela, c’est comme la perfection.

Comme un temps de perfection, les arbres sont entourés d’un brouillard de lumière, les bourgeons naissants. Par endroits, une touche plus féerique, déjà totale, les feuilles d’un jeune marronnier. Des arbres blancs, les arbres fruitiers en fleurs ; le premier est encore dans le bois, après ils sont le long de la route, dans un paysage qui n’est pas beau, avenue de faubourg blessante, un, deux, trois, arbres séparés, revenant alors que le premier est déjà oublié ; au-dessus le ciel, un ciel où le matin les nuages ont sans doute été comme des fumées, des châteaux de rêve, une ville s’évanouissant... toute la journée l’équilibre de perfection dure, lumière légère, constante, sans ombre, douceur, nul vent, et la nuit est absolument immobile.

Je voulais te donner une somme. Somme, total, les mots que j’aimais. Te dire de la vie, de cette histoire que tu demandes, que tu désires – tes yeux brillants : Dis ? Raconte ? Dis comment la panthère a été prise ? Dis ce qui est arrivé -au bateau ? Dis ? Dis ? mon chéri, tes yeux de cinq ans ! Avec moi aussi ce même regard d’attente, de désir, d’enchantement, je voulais te dire : voilà. C’est comme cela. C’est ce que j’ai vu. Tu t’éveilles ? Le monde, le jour, le soleil, voilà, la somme

Je voulais... et je ne sais plus. Être insensé selon le monde ? Changer le sens du monde ? Je ne sais plus additionner, le tout ne se forme pas. Puisque j’entreprends l’histoire, je devrais la savoir et ne pas attendre qu’elle apparaisse... Mais quand nous nous promenons, toi à cinq ans, sur ce flanc de montagne, ce chemin sur le bord – l’église de l’autre côté de la vallée, quatre histoires par jour, je dois t’en raconter quatre, de moins tu ne veux pas et tant que je n’ai pas fini tu réclames – à ce moment-là l’aide arrive. À ce moment-là, souvent aussi je ne savais pas l’histoire qui viendrait, je commençais, elle devenait au fur et à mesure. Je commençais ? Non je te regardais, et c’était ton regard, pour lui, pour qu’il soit rayonnant, parce que ce rayonnement était ma passion, mon idée fixe, c’était du rayonnement de tes yeux que naissait mon histoire.

Soutiens-moi de la même façon, par le rayonnement de ton regard, parce qu’il exige, parce qu’il réclame. Quand tu étais petit, je t’ai toujours comblé, il n’y a pas d’histoire dont tu te sois lassé « celle-là ne m’intéresse pas » ; et quand tu riais, quand tu as ri aux éclats, j’ai eu ma récompense totale – donne-la moi encore.

Dans cette « somme » que je voulais pour toi, je croyais devoir mettre une saison continue, faire de tous les étés, des printemps, des automnes et des hivers, la saison totale de la vie. Au contraire, tout se réduit, devient fragments, souffles respirés, instants, en ces jours où je veux tout te rapporter, prendre le grand fardeau ! oh ! n’aie pas peur, fardeau n’est pas le mot, brassée plutôt, jonchée, et te mettre cette brassée sur les genoux.

Mais brassée, c’est pour des fleurs, et tu n’aimes plus, avant tout le reste, les fleurs, tu es grand, tu ne cueilles plus les fleurs sans queue, mon chéri, mon plus grand que moi, tu veux des possessions plus solides, des choses à tenir ! Je t’apporterai toutes les choses : tiens, toutes, tout est pour toi...

Chaque jour le ciel, exactement comment était le ciel, ce matin, si limpide, avec quelques voilures ondulées, les lignes des nuages. Les lignes ne semblaient pas bouger et tout d’un coup, j’ai vu qu’elles s’avançaient lentement vers l’est, vers l’endroit où le soleil se levait, où les branches étaient dans un foyer de lumière, elles avançaient comme les vaguelettes d’une mer tranquille par un très beau jour. Des oiseaux sont passés dans ce ciel, les ailes déployées, le monde appartient aux oiseaux en ce moment, ce sont eux qui règnent. Hors des pousses du marronnier, plusieurs fleurs avaient surgi la nuit.

Hier, quand je l’ai vue, cette première fleur du marronnier qui depuis trois ans n’avait pas fleuri, elle a été la fleur de la joie dernière naissant au-dessus de la douleur. Elle a été plus vraie que le tourment dont les colonnes, tourbillons, cyclones obscurs s’amoncelaient. Elle a été suivie d’une autre fleur : l’anémone qui depuis quinze jours en bouton, elle fleur d’un jour, éphémère même, attendait sûrement, pour dire : le plus faible résiste.

Toutes les histoires de printemps s’approchent. Myrtes, les premiers enroulements du chèvrefeuille, romarins..., Sicile. Là, la vigne commence à pointer. Ici dans une ville, les premiers bourdonnements d’abeilles et de mouches autour d’un mur... J’ai osé avoir peur de ce qui viendrait pour toi, ce n’est plus vrai, regarde-moi.

 

*

*     *

 

La forme, je la devine. Il faut te dire : le monde n’est pas ce que nous voyons. Nous en voyons l’envers. Et comment – car tu sais mieux que moi, par ton enfance, c’est toi qui vas m’apprendre, tu m’apprends tout depuis que tu es venu, depuis que ce bonheur dure : onze ans ! – Comment recomposer le monde, de quoi le refaire pour le voir vrai ?

C’est d’abord difficile de connaître même cet envers du monde, le monde tel quel. C’est le temps des années superbes et dures. L’adolescent qui vient de s’éveiller à la conscience, prend tout, exige tout, questionne sur tout. Quand il a pris, il regarde, et ce qu’il a pris, il le secoue de rage, de désespoir, il le secoue avec haine : révèle-toi ? Le mal ? La douleur ? Quel serpent ? Quel monstre ? Et il tuera le monstre, la Gorgone, chimère... « C’est toujours pour l’amour qu’ils ont tué. » Les légendes bruissent. Dans la plus belle, celle pour laquelle il faut que le corps se redresse, devienne beau, ardent et fier, et roi, comme l’amour l’exigeait, lorsque Tristan part, il part parce que l’oiseau lui a apporté un cheveu d’or, le cheveu d’Yseut. L’aventure étant l’aventure extrême, le but de l’homme, il faut que tout l’homme parte, toutes ses forces : alors l’homme aime.

Et parce qu’il aime, parce qu’il aimait – oh ! le conte est étincelant, radieux, il part vers ce qui va lui ravir son amour.

Parce qu’il aimait déjà absolument, parce que la nature de son amour avait surgi de l’éternel, partant dans sa voie, il devait tout de suite rejoindre l’éternel. Il quittait les jours humains, l’amour déjà ravi au temps ne peut pas vivre dans le temps.

Tristan a obtenu la mort, il est vainqueur. Vainqueur quoique défait, vainqueur selon cette vérité du monde, ce monde vrai qu’il faut recomposer. Composer avec des effluves, des vapeurs, de l’impalpable. C’est pourtant construire, le jeu merveilleux ! Exhalaisons, bulle, ce sera le monde solide, le monde vrai, nous construirons du solide...

C’est étrange, tout se renverse, il faut que l’instrument soit détruit pour faire son œuvre. Et détruit plusieurs fois, qu’il renaisse de plusieurs morts, de la mort définitive peut seule surgir la renaissance définitive, résurrection, l’âme libre – mort ! Ce seuil, cet ange qui attend, la porte de la chambre des jeux, et ce sont les joies qui courent, les Idées... Il faut fermer les yeux comme dans l’attente de l’amour.

Une première fois, l’esprit qui a peiné, épuisé sa puissance : vouloir ? Rage d’être, d’agir, et de connaître ? (La résonance du mot : « connaître ») connaître, par les sens ? Possession ? Conscience ? Incorporation ? Révolte ? ou accepter ? Une première fois, trop près, le corps venu trop près a failli succomber, la lumière est fatale, tue. L’homme a regardé tout ce qu’il avait cherché, beauté, savoir, et le désir qui le portait vers un autre corps ; tout était là, épars, lui magicien devant ses vases détruits. Le corps enfiévré soupçonnait un éclatement, une stupeur, la conscience sombra.

Mais cette stupeur, cette destruction, sitôt la première lueur recouvrée, l’esprit la reconnut pour être ressemblante, ressemblante au déchirement du bourgeon au printemps pour que la feuille sorte et que la vie commence, la branche avec la fleur qu’elle doit porter.

Alors peut se répéter cette mort, cette destruction. Le monde sera fait de tous les instants qui contredisent la réalité du monde. D’une heure passée sans empreinte de souvenir qui renaît telle quelle : le degré de chaleur d’un rayon de soleil entre les arbres du jardin, le gravier éclairé, une poule picore, Pâques... L’heure peut revenir, revient, parce qu’au moment même elle a pu s’échapper, le corps ne l’a pas connue, elle n’a pas perdu le duvet d’éternel que tout possède hors du temps, hors de la vie, dans le lieu où tout est, attend, se retrouve.

C’est ce lieu-là, c’est lui qui est le monde. Les heures s’en échappent, un corps s’en échappe, car le poids, la faute l’ont entraîné, il accomplit ses jours. Mais l’entourant, ne le quittant jamais, la Rédemption l’enveloppe, là où les minutes qui passent, dès qu’elles l’ont quitté, lui corps, retournent, et il retrouvera tout. C’est la certitude, la première. N’aie pas peur, tout attend, voilé, tu n’as rien perdu, tu ne perdras rien, c’est à cause de cela que l’histoire est magnifique, aussi belle que : nous chasserons le tigre, nous rapporterons le trophée splendide – puisque rien ne meurt, que tu retrouveras tout.

 

Il faut que le brouillard se reforme, que le bruit redevienne exactement comme dans l’enfance : la vie grande rumeur alentour, seulement la perception de cette rumeur, pas d’essai d’insinuation personnelle.

Telle elle revient, elle est revenue l’autre jour. Ce qu’il faut, c’est ne plus connaître, seulement entendre. Il y a tout, ce que l’homme ne sait pas, il y a la multitude des hommes, et chacun, mais il n’y a plus qu’il faille comprendre, saisir. Il y a qu’aussi vraie, aussi forte que matière est une tache de lumière ronde et sautillante sur un plafond blanc, une fée, une pensée volante, ce que l’esprit croit, crée.

Pourquoi faut-il, pour être homme, sentir la royauté-homme, ou la plaie-homme, mais la sentir, sentir soi existant, et appelé, mené à promotion, à transcendance, pour être homme digne, pour ne plus perdre, conserver le frisson d’homme, pourquoi faut-il cesser ? Il y a des frissons de corps, il y a des frissons d’âme.

Exister. L’aube. Un homme ne se savait pas, tout d’un coup il se sent « né pour », « destiné à » ; cela, cet inconnu, il y répondra, il va le faire... Et c’est revenir là d’où tu pars, toi enfant, maintenant, c’est retourner à ce point de rumeur lointaine.

Hier ? Maintenant ? Dix ans ? Trente ans ? Tout redevient, l’enfant redevient. Déjà tu as souffert que l’instant passe, que le soir du dimanche arrive. Déjà tu sais que le ver qui ronge, c’est « fin », le mot « fin », que la journée finisse, qu’il faille interrompre le jeu, que le coucher vienne, tu sais que les plus belles journées font le plus de mal en finissant. Le mal, c’est cela, c’est qu’au moment où tu t’éveilles, où tu te redresses, homme, ou voulant être homme, de l’enfance, c’est qu’en même temps tu apprends que tu dois finir. Avant tu savais que des instants finissaient, que des visages, des lieux, tu ne les revoyais plus – Vie ? Vie ? – Tu te redresses, tu viens d’apprendre que toi aussi tu dois cesser.

Tu refuses, tu dis : « je le ferai ! » – « Quoi, que veux-tu ? » – « Qu’il m’en coûte la vie ! » Tu veux ce qui vient de tressaillir en toi, autre que toi, et que tu dois porter... Je le porterai... c’est : Te défaire.

Te défaire, quoique tu veuilles des guerres, des combats, des épées – « Triomphant ! » le nom du bateau ! Quoique tu veuilles un bateau lancé à la mer, une proue, un avant, et pour une conquête, tu serres les mains, ta force...

C’est pour ce détournement qu’il faut le plus de force. Le plus difficile, c’est cela. C’est là qu’il faut être inébranlable et vouloir jusqu’à mourir, il le faut...

Alors vient le matin où tu réentends la rumeur lointaine. Ce matin-là, traverse les jardins. Écoute, ce sont les tourterelles, les pigeons. Les gros canards volent. Sur l’herbe, un oiseau inconnu, un nid de plumes. Que viennent tous les oiseaux inconnus ! Parmi les jonquilles, une fleur bleue. Les arbres sont encore nus. Dieu est patient parce qu’il est éternel. Pour qu’en Mai la floraison soit accomplie, si le printemps a tardé, viendront les chaleurs, trop grandes, les chaleurs qu’il faudra, viendront les pluies, les orages, là aussi, le temps détournera le monde, pour que les fleurs arrivent à leur heure.

Libre ! Prononçant le mot, « libre ! » même dans le mouvement des lèvres quelque chose est craintif. L’homme tremble devant le souverain. Ce sont les saisons qui ont vaincu, les teneurs d’atmosphère. Les fleurs une à une, le printemps, les printemps qui étaient douleur, les grosses claques de pluie pour faire fondre la neige, les bouts des sauges redevenant rouge... un soir – gentianes, coucous, primevères, myosotis, la première tache bleue des myosotis ! – Un soir de Mai qui ressemblait à un soir d’automne.

Et les printemps glorieux, les printemps tranquilles, dans les villes tempérées, pas de douleur nécessaire, les pousses se déploient...

Le monde qu’il faut construire, c’est le monde où les choses vont régner un premier soir de nouvelle lune. Halo autour du croissant, toutes les fenêtres sont ouvertes, cette nuit de Résurrection, est-ce elle qui est la plus belle ? Plus belle l’âme humaine qui signe son retour, sa décision. Un monde fait de ces nuits-là ou fait de souvenirs d’hiver – la plume des flocons de neige, leurs nervures, les formes de fougères du givre, une végétation de neige...

Les choses... les jouets, les ours de peluche, ils gardent la maison. Ce sont aussi les étoiles qui gardent la maison, celles que la maison peut voir...

 

Tu dis que ça n’est pas vrai, que ça n’est pas bien, que je promettais tant. Quand nous étions l’un à côté de l’autre, toi à trois ans, le visage illuminé, que c’est parce que je te promettais tout que tu avais le visage illuminé. Et je t’amène ici à une rumeur, rumeur à ne pas saisir, seulement à entendre, l’entendre palpiter – palpitation de tous les souffles vivants, de ce qui est vivant en cet instant du monde... – Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela !

Une colère d’enfant.

– Je voulais « l’histoire merveilleuse »... Alors ils entendirent l’histoire merveilleuse... Le Marchand de sable... les tableaux s’animent, les nuages peints deviennent nuages véritables, le petit Hialmar va au mariage de la souris dans l’uniforme du soldat de plomb, et le dernier jour, le plus beau jour : un superbe cavalier, son manteau noir est brodé d’argent, lui va au galop, au rythme bien-aimé, galop sur une grand-route en Août, les champs dorés... c’est lui que la jeune fille va aimer, il est homme et beau...

– Mon chéri, il dit l’histoire merveilleuse, aux bons !

– Pas la bonté. Pas encore. Justement parce que tu as dit que je serai roi, donc que mes caprices, tous, seraient exaucés, que je pouvais les avoir tous, avoir tous les désirs et qu’à tous tu répondrais : oui, prends. Puisque tu me l’avais promis ! M’aimes-tu ?

– Mon chéri, comment je t’aime ? Je t’aime comme si mon amour pour toi était l’air de ma respiration et que ma vie ne fût composée que par la joie de tes yeux, devant cesser si ta joie cessait. Alors si tu étais triste, cette caresse avec laquelle tu me dirais : pourtant tu m’as trompé – cela sûrement, je ne le supporterais pas.

Ta voix câline, moins violente, mais insistante :

– Pourtant tu avais parlé de rameaux de daphné qui fleurissaient tout à coup, sur lesquels la fleur naissait avec l’odeur exquise, avant la feuille. Naissance, achèvement total, tout de suite. Cela voulait dire : sans la douleur nécessaire, sans l’épreuve, sans la malléation de la douleur. Tu avais parlé de Madones qui sont purement belles, nées d’une pureté de joie, sans trace de souffrance, tandis que celui qui crée au prix des sillons de sa face ravagée, c’est parce qu’il est impur, androgyne – lui à aimer plus que tous les autres, parce que par sa douleur il a ajouté à la Rédemption.

Ce que tu m’apportes n’étincelle pas, ne rutile pas. À ma première demande c’est l’éclat que j’ai demandé et que j’ai été sûr d’avoir. Le lieu où tu me mènes, je n’y entends pas assez de bruit, pas assez de voix, de cliquetis d’armes ou de louanges. Je veux me gorger de louanges, il m’en faut, tu m’as promis que j’aurais tout. L’as-tu promis ?

– Oui je t’ai promis. Viens. Entre. D’abord tu es seul avec du silence, oui : C’est parce que la rumeur est lointaine, parce qu’elle ne te bat pas aux oreilles, que tu pleures ? Tu es seul, d’abord. D’abord tout s’éteint, c’est vrai, tu n’entends plus que ces murmures qui ne claquent pas, qui sont humbles, le cours d’un ruisseau, et même pas le cours d’un ruisseau dans un pré, là avec le chatoiement et l’hommage des rives, chaque herbe s’incline, parle au ruisseau... simplement le ruisseau de la rue le matin, la vaguelette du cours, avec un peu de lumière. Les choses sont toutes là. Tu les repousses, tu les reconnais : c’est vous qui m’avez pris ! C’est votre silence, votre immobilité ! Et je n’aimais que le mouvement, vous le saviez. Vous m’avez vu pleurer du désir de gloire et de certitude de gloire, c’étaient des larmes de fierté, d’orgueil, des larmes de roi. Vous les avez vues, je vous croyais borines ! Si vous les regardiez avec cette apparente douceur, c’est parce que vous étiez impassibles, que vous saviez d’avance que c’est à vous que j’étais destiné à être fidèle, fidèle à votre parler, à ce qui bruissait dans les pièces immobiles et tranquilles le soir : une présence s’élève, rejoint, retourne à la Nuit... Fidèle à la Nuit et au silence, à tout ce qui n’était pas terre, vous me saviez marqué pour être défait de la terre ! Je ne veux plus des sommets des arbres, même des matins, pardon, je ne peux pas – même des matins purs où le goût de clarté est comme une eau fraîche, même des matins d’été déjà chargés de toutes les respirations alentour, fleurs des pentes luxuriantes, montagne... je voulais être homme...

– N’aie pas peur, ne pleure pas.

 

La parole fulgure : Mes délices sont d’habiter avec les enfants des hommes ! Elle est vraie, elle a été dite, articulée par des lèvres ! Dans ces délices, dans le cœur de l’homme, dans ce que Dieu veut trouver, il y a la violence.

Ton regard peut recommencer à briller. La violence que je t’ai promise, que tu aimes. Tu crois qu’elle n’est pas, qu’elle ne peut pas être dans un lieu silencieux, dans un lieu de calme ? Au bout des conquêtes, il faut de l’or, le butin, les mains chargées ? Je t’avais parlé de batailles, de mort...

– ...Si, tu en as parlé, tout de suite, et tu devais en parler. Parce que la mort était belle, belle comme un plaisir, malgré l’arrachement affreux, impossible du corps. Mourir jeune, au combat, c’était beau ! Ici, ce n’est pas comme mourir jeune, au combat. Et contre le mot même de « délices », parce que s’il y a délices, il n’y a pas combat, il n’y a pas mort. Pourtant la mort est affreuse, je ne veux pas la mort...

– Mon amour, tu sais bien que je n’aurais pas pu te tromper. Moi non plus, après ce long chemin, je n’ai pas cru trouver les délices, je ne soupçonnais pas que tout attendait, se retrouvait.

Un jour d’Avril. Au-dessus du grand jardin le ciel" est divisé en trois masses, deux masses de nuages épais de chaque côté, au milieu, des lignes blanches, légères, quadrillant le fond bleu, le dessin parfait ressemble à un rideau qui va se lever entre deux portants. C’est le jardin où lorsqu’en automne, un après-midi, résonnèrent les voix ouatées des enfants, une douceur analogue à la brume environnante, facilité de finir... c’est le jardin où cette facilité descendit un moment. Pour s’enfuir, et pour revenir par éclairs, pour revenir lorsqu’une musique attirait sur ce même bord, bord d’automne...

Aujourd’hui, c’est Avril. Un très grand vent. Les fleurs, des marronniers qui se sont hâtées pour rattraper le retard d’un printemps tardif, jonchent le sol, avec les feuilles vert tendre. Elles aussi avaient lutté pour atteindre leur forme ; vite, vite, elles se dépliaient, puis se redressaient ; maintenant ? Alors est arrivé ce grand vent, cette tourmente. Tout de suite elles ont dû subir l’assaut, ne pas comprendre mais ‘résister, résister pour ne pas tomber ; nées vivantes, elles savaient, comme elles savaient leur vie, qu’elles devaient résister. Pourtant beaucoup sont tombées, deux petits enfants en ont empli un seau. Quelque chose est pourri au monde.

– Pour cela !

Il n’y a même pas cela, mon chéri, même pas une fleur de marronnier qui meurt ou qui tombe trop tôt, il n’y a pas un instant ou un atome – l’unité élémentaire, inconnue, chiffre ? Souffle ? Vouloir ? – Il n’y a pas un instant ou un atome qui se perde. Donc l’homme ! Il n’y a pas une âme qui se perde.

Et la plénitude, cette plénitude ne fait pas étouffer. Tu as peur : peut-être peut-on étouffer d’excès comme de néant ? Si tout est là, indistinct, c’est le même inconnu, indivisible, indiscernable, je ne suis pas moins perdu ?

Ce sont les traits du monde qui un à un se dessinent. Je ne sais pas plus que toi, mon amour. Je joue, je subis comme toi. Le jeu est magnifique. D’abord parce qu’il est avec toi. Ce n’est pas moi qui t’apporte. C’est toi qui me montres, c’est par toi que je vois. C’est avec toi que je puis construire ce monde, notre monde. Veux-tu que ce soit la maison du roi ? Nous serons le roi et la reine. Veux-tu que ce soit la maison de Peter Pan ? Peter et Maimie, Peter et Wendy ? Ou bien tu méprises ces puérilités, tu dis : suis-je une fille ! Je veux un monde de soldats ; ni fées, ni rois, je veux un camp, des tentes et la guerre.

– Alors mes fées seront des soldats. C’est moi qui vais te tenir tête. Les fées peuvent tout, les fées silence, les fées ciel pur du matin. Elles s’approchent, elles deviennent force. Notre monde apparaît : c’est ce point, nous, et autour la rumeur, l’éther d’indistinct.

Il n’y a pas de séparation entre la rumeur qu’est le inonde vivant et l’indistinct où tout se retrouve, entre la vie et ce qui s’appelle la mort. Sans délimitation, plutôt par fondu, évanouissement, la rumeur devient, ou est, ne cesse pas d’être, le présent, l’éternel. La rumeur, elle, n’est créée que par nos oreilles, elle n’est que pour elles. Et dès le corps, mon chéri, certains moments la franchissent, défont l’apparence. Dans le jardin, ce jour d’avril, sans qu’il y ait eu effort, la vérité s’est détachée. Qu’est-elle ? Tu trépignes !

Devant ce qu’il y a de plus essentiel, lorsqu’un tout va se produire, tu ne sais pas si c’est la mort ou la vie qui commence.

 

Ne te révolte pas. Tu cries : tu m’as enlevé jusqu’à moi-même, moi à moi-même. Ce point central, moi, je ne sens plus sa fermeté, ses contours, ce qu’il est.

Le rêve, les fols moments de l’aube d’un homme, c’est lorsqu’il se penche sur l’avenir, sur son avenir. Il désire pour lui, et il est certain de ce que les jours lui apporteront à lui. Chant de l’avenir, pour tout homme le plus beau chant, plus beau encore pour le Créateur, lui dieu, questionneur d’inconnu !

L’homme n’a plus même cela, même plus à regarder couler sa vie, à capter, prendre un peu d’eau entre les doigts, l’eau est irisée, reflète la lumière...

De lui de son univers de détresses et d’ivresses, après qu’il a tout fait se cogner à lui-même, pour connaître le but, au delà de ce que lui était, au delà de ce qu’étaient ces choses qui venaient le heurter, – de l’univers qu’il voulut composer à coups de douleurs, de mots ou d’idées, les idées ont été belles, ont été dons royaux, comme l’amour – de sa réflexion du monde composée à grand mal, reste la fleur d’un marronnier qui depuis trois ans n’avait pas fleuri ! Lors du dépouillement d’automne, les feuilles tombent une à une pour que le rameau soit pur, avec seulement le bourgeon prochain, après vient l’arrachement de printemps – de l’univers et de lui-même, ce qu’il lui reste : la fleur d’un marronnier !

Il sait pourtant que des protections invisibles l’entourent, que des vertus des choses, que des regards morts gardent son bien terrestre...

– Et c’est à la conquête du monde qu’il veut aller ?

– J’en reviens. Non, j’y pars. Si je vis encore, c’est que sûrement je pars encore, que je dois partir, chaque minute humaine est départ, la terre n’a pas de point d’arrivée.

Avec une fleur, deux jouets, une fée ! Pour rapporter des rayons de lune !

La raillerie sonne faux. Je sais que je viens pour chercher tout, que si l’homme, si un homme peut rapporter du vrai, une certitude, je vais la rapporter. Avec une fleur, deux jouets, une fée. – Avec mes biens qui ne sont rien. Car avec eux, Jésus mon amour, il y a l’amour. Il y a... le secret, tremble, il va s’articuler... Il y a que sur cette nébuleuse flotte l’amour. La rumeur, cette rumeur des vies, je l’aime. Au moment de la rapporter, je vais dire : « cela a été merveilleux ! Cela : ce que j’ai vu »... Anticipation des mots du dernier moment, les brumes d’or apparaissent, Cythère, le passé se résout : cela a été..., c’est.

C’est le jardin de la fleur sensitive où l’esprit d’amour fait éclore les fleurs.

Et si tu exiges, si tu ne permets plus que les réponses positives se fassent attendre, voilà la première : étant détruite cette ouïe réelle, détruits ces sens réels qui te faisaient croire au monde tel que ces sens le prenaient, tu as détruit leur délire, l’aveuglement. Tu en es de nouveau au pourquoi déchirant, au premier pourquoi de l’adolescence : terre, hommes, faute, rachat, pourquoi ?

Lorsque tu croyais au monde, tu croyais à une erreur. Tu ne sais pas encore le vrai, mais déjà tu as détruit l’erreur. Cette brume, cet indistinct sont ce qui ressemble le plus aux absolus.

Étreins le mot : « absolu »...

– Il n’y en a plus, puisqu’il n’y a plus rien !

– Si, mon amour, tends les mains Je vais te donner les dons. Je vais pouvoir te les donner entiers. Parce qu’en enlevant sa fermeté au point central du monde, toi réfléchissant le monde, tu as détruit ce qui le déformait, ta marque moi, la prison d’un moi. Ce n’est plus pour toi que tu veux, tu as reçu, tu es rentré, tu as brisé la ligne entre tout et toi.

Tout peut être pur. Prends les biens. Maintenant ils ne sont plus détruits par les chancres : envie, désir. Tous sont à toute minute présents, tiens, toi minute vivante de l’existence. Toutes les vies sont tiennes.

Prends du palpable. Possède. Ce sont les plaisirs qui s’abattent sur toi, pluie de Danaé. Ils frappent, résonnent comme des cuivres. Tu te rappelles à l’aube, ton désir : le soleil levant sur des cuirasses, les armées en présence ! Même fracas, même éclat. Pur, entier, l’amour, tout amour. Purs, entiers, les jeux, les courses, à la fin de la course le corps brisé, pantelant, vainqueur. Purs, entiers, les bois. Pure la mer, la surface entière du globe végétal, les arbres qui respirent. Mon chéri, au printemps, les pousses des bouleaux embaument, les élans mordillent l’écorce des trembles ; dans les futaies, les nids, le tressaillement innombrable, la sève des branches, des corps...

La conquête se fait en plusieurs stades. Après chaque pas, l’espérance, et le pas suivant peut être. Pendant les haltes, un regard sur l’horizon...

Les formes ne sont pas précises, mais des flammes en jaillissent par instants, des éclairs, des traits (le feu. Trouve les similitudes.

Similitude : quand tu aimais, dans les moments où près de ta mère, dans la même chambre, le soir, tu lui parlais. Il n’y avait pas de lumière pour que ses yeux ne se fatiguent pas, vos mots s’amalgamaient à l’obscurité, ils s’enveloppaient de cette nuit, la nuit dehors, le silence de la rue, le sommeil qui venait ; dans ces moments-là, tu étais exaucé, arrivé, tu voulais dire : tout, j’ai tout !

Parce que tu étais près d’elle. Il n’y avait que cela, t’endormir près d’elle, te réveiller près d’elle. Alors l’éclair fulgurait : cela ne peut pas cesser, je le sais, demain je l’oublierai, toutes les minutes de demain et de chaque jour, dans le jour, pourront venir frapper, blesser, s’appesantir sur ce que je sais maintenant, elles ne l’anéantiront pas. Mère et enfant ne se quittent jamais. Leurs yeux peuvent ne pas se clore pour toujours à la même seconde – à moins que l’amour si grand ne fasse le miracle... ici le sourire de ravissement, d’entente, de grâce acceptée – leurs corps séparés par quelques minutes de terre ne concordant plus peuvent devoir s’attendre, l’amour ne meurt pas, l’amour ne meurt jamais.

Il n’y a qu’un mal au monde, mon chéri, un seul. Tu vas t’y heurter, t’y meurtrir, sangloter : je ne suis pas venu sans liens. À ma naissance j’ai été attendu et pris, ceux que j’aime, qui m’aiment. Je n’étais pas seul et je dois repartir seul ! Ceux qui m’ont amené doivent repartir, ou moi partir, avant eux. Je ne peux pas subir une seconde fois l’arrachement du sein maternel ; fruit de ma mère, je ne peux pas être sans elle, je n’existe pas sans elle, si elle n’est plus, je ne suis plus. Et ce n’est pas mourir avec elle que je veux, je veux qu’elle ne meure pas, que nous ne mourions pas.

– Si je suis venu par toi, de toujours, tu me ramèneras à toujours, nous y retournerons, tu ne m’as pas pris que pour un moment, j’ai dû venir sur la terre, nous repartirons ?

Ce soir c’est sûr, nous repartirons, ensemble, toi et moi, pour toujours. Il est même impossible de penser que par instants nous ayons pu craindre, ne pas être certains que nous étions déjà dans toujours. Nous avons dû faire des voyages quelquefois, toi ici, moi là, ils n’ont jamais duré. Même s’ils duraient longtemps, au moment où nous nous retrouvions, le temps de la séparation se résorbait : « J’ai cru que tu ne reviendrais jamais ! »

Quand tu disais cela, quand je revenais, c’était dans nos rires, c’était dans l’excès de notre joie, pour dire le contraire : je savais bien que tu reviendrais, mais le temps a été trop long, sans toi, c’est impossible, je ne peux pas.

– Sans toi je ne pourrais pas, je me perdrais. Quand je dois t’attendre par exemple, et que je t’aperçois de loin, dans une rue, je suis séparé de toi par des allées et venues, bruit, gens, – tu es à quelque distance – même les arbres à côté, même le ciel au-dessus de la rue, rien n’existe. Rien n’existe que par toi, tu es le centre, le point où les choses s’affermissent, prennent corps, le point où je puis les voir.

Si nous avons craint que des ténèbres pussent nous séparer, c’est aussi insensé – « insensé » dit avec un plaisir ravi – aussi insensé que les « j’ai cru que tu ne reviendrais jamais » des retours.

Pourquoi je sais ce soir que nos craintes ont été folles, le sont pour moi maintenant, folles comme le loup-garou des enfants ? Parce que la nuit nous entoure, et les choses dans le noir, nos yeux ne les voyant pas, peuvent le murmurer. Les portraits peuvent le dire. Le sommeil et ses prestiges s’approchent, descendent. C’est parce que le ciel a des étoiles, et qu’au milieu des battements de pensée les plus précipités, désordonnés jusqu’au mal, peut venir comme ce soir une plage de repos, de certitude de repos, semblable au matin au bord d’un fleuve, le matin absolument pur où chaque brin d’herbe sur la rive semblait écouter, être en muette adoration devant l’aurore.

Personnages : des brins d’herbe, une haie... Tu t’endors, laissons les fées descendre, les anges. Je crois que je suis au monde avec toi, et partirai du monde avec toi. Mes questions ont été les questions que ta jeunesse à toi n’avait pas eu le temps de se poser, j’ai été ce plus profond de toi-même, inconnu même peut-être à toi-même...

– À ton tour, mon amour, toi ma plus secrète pensée, mon enfant.

 

 

 

 

 

II

 

SIGNES D’ÉTERNEL

 

 

Un arbre blanc, arbre en fleurs en juillet, rappel tardif de perfection printanière dans l’été, après que les pivoines sont déjà venues.

Les pivoines ! Lorsqu’elles apparaissent à la devanture des fleuristes, la mémoire n’avait pas retenu que la terre porterait ce fruit d’achèvement, ce total... au printemps aussi, quand le printemps arrive, pour avoir pu supporter l’hiver, il faut avoir oublié ce qu’étaient les feuilles...

Partir le matin de l’arbre en fleurs, des fleurs qui ne dureront que quelques jours, que peut-être une pluie va flétrir avant l’heure, il n’y aura eu qu’un éclair blanc – partir avec le symbole le plus éphémère pour la composition d’éternel ?

C’est difficile, mon chéri. Il est difficile de se tenir à lui, passager, périssable, pour crier : et l’éternel a commencé là. Épanouissement de blancheur, de pureté, épanouissement vigoureux. Il est difficile, sous le fait, de se tenir au message, à la parole, car l’arbre, mon Dieu, eût pu n’être qu’un moment parfait d’enfance... il faisait chaud, son ombrage... il eût pu glisser doucement vers la contrée éternelle, ne pas revenir comme signe, comme présence.

Mon Dieu, même voulant combattre, ayant résolu toute autre volonté en cette volonté-là, ayant rêvé à des portraits de combattants, ayant reconnu les mots de l’épreuve : parce qu’il sait qu’il combat – ayant reconnu que les images de plénitude, l’arbre, le jardin et saint Georges, étaient aussi images de combat – que l’épanouissement ne se maintient pas sans effort ou c’est le dépérissement, la descente, à l’instant même où la fleur est complète, or il s’agit de la fleur éternelle, de la bulle – il est difficile, même sachant le tout, l’Intelligence et l’Amour, même alors il est difficile le matin décisif.

Une bulle ! Mon chéri, c’était la première crainte, crainte que l’univers ne fût qu’une bulle, soufflée par un caprice, et dissociable en goutte, en fumée, un peu de vapeur ; bulle divine peut-être ? Incompréhensible.

Mais déjà, en même temps, à cause d’une azalée en fleurs, contre toutes les craintes articulées par les bouches d’hommes, et plus que craintes, contre les négations et désespoirs des hommes, contre toutes les affirmations de nuit, de ténèbres, l’azalée était certitude.

Certitude comme : « mère ! » Mère, l’amour tenu maintenant, sur la terre, et reconnu pour éternel, pour être de la substance qui franchit le corps... Comme toi l’azalée en fleurs, l’arbre, comme toi l’enfance.

Tu es le point auquel tout doit ressembler. Près de toi lorsque les choses viendront se ranger : « comme toi » ce sera leur marque d’éternel.

Toute l’enfance avait cette marque, était comme toi, en toi. Je ne sais pas ce qu’a été mon premier instant de la terre. Est-ce que tu le sais encore ? Faisait-il beau ? C’était en octobre, est-ce qu’il y avait un ciel d’octobre, immense, transparent, fait de substance ayant subi comme une raréfaction intérieure, un ciel de lumière encore tout à fait d’été avec seulement la différence du matin très frais ?

Je ne sais plus, et ce tout de l’enfance que je ne sais., plus, cette vie inconsciente – inconscience, sûreté – la même sûreté revient, s’agrégeant docilement, concordance la plus exacte, à toi.

Pour reconnaître les limites du monde. Mais il n’y a plus de limites, elles ont craqué. Il n’y a pas de limites dans l’enfance, le monde vibre entier autour de l’enfant qui ignore. Et l’enfant ne regrette pas d’ignorer, il ne sait pas qu’il doit se redresser un jour...

De l’allée où, courbé, il lance ses billes. Plus loin il dégringole le talus, il tombe, il a eu peur, le rempart est haut, il eût pu mourir, c’est peut-être une grande aventure ? Pas encore, ce n’est que l’excitation d’une aventure.

Là, c’était tout au début du matin, cinq heures, six heures, au village, les enfants conduisaient les vaches au pré... la pause à l’abreuvoir, le bruit de l’écrémeuse... Dans cette chambre, avec de la mousseline au-dessus du lit, beaucoup de mouches, l’étable n’est pas très loin – dans cette chambre vient toujours se situer le souvenir d’une visitation d’été, la fenêtre donne aussi sur un verger et il y a même bourdonnement, la même immobilité chaude dehors...

Le jardin était en pente. Les groseilliers du jardin. Il fallait monter derrière la maison pour aller jusqu’au hangar où était le bois, les bois partaient ensuite à l’atelier... par terre l’épais tapis des copeaux, la bonne odeur...

Revenant après quelques années, les roues attendent toujours à la porte, faites et prêtes à être cerclées par le maréchal-ferrant, il y a toujours une voiture les bras en l’air, l’arbre dans la cour, la scie, le mulet qui tourne, tout est exact mais réduit, comme vu par le petit bout d’une lorgnette...

 

Les plaisirs ! les plaisirs plus légers, plus sautillants que les joies !

Oh ! l’âme oublieuse, neuve, surface seulement pour eux ! Qu’ils reviennent !

Plaisirs de jour et de plein air. L’herbe, le vert, bienfait pour les yeux, pour l’âme. L’âme est-elle lasse, a-t-elle peur, est-ce que les plaisirs ne peuvent pas être plus forts que la peur ?

Tant de fois elle a résisté, l’âme. Les plaisirs, eux, venaient fous, jeunes enfants, bousculant tout, il n’y avait plus que leur cours, un cours de torrent, impétueux, clair, qui s’engouffrait, faisait irruption. À la première minute ils étaient si forts que l’âme reculait, ils envahissaient tout, et à la fin ce qu’ils traînent, l’amour, l’amour guettant derrière chaque délice, l’amour apparaissait. Là sans doute, ils venaient de faire résonner un cristal très pur, l’impalpable ; l’éternel était alerté, le premier toucher de la joie et de la nuit, les plaisirs devaient se taire comme des enfants reculent sur la pointe des pieds, chut – il fallait que l’âme redevînt sereine.

Les plaisirs et les ivresses ! Une gorgée de vin ! Poètes... Les poètes ont su, tous, qu’à l’ivresse l’homme s’évadait, Dieu commence là où l’homme s’évade. Oui, dans toute ivresse, baisers et vins...

Mon chéri, aide-moi. Aide-moi de nos jeux. Il y a de douloureux plaisirs, ce sont eux les adversaires. Mais toi, toi. Je me reprends à toi. Dis-moi tes jeux, et les miens reviendront, nous pourrons continuer ensemble Je reconnaîtrais dans les tiens ceux auxquels j’assistais, auxquels nous avons joué ensemble, auxquels nous rejouerons.

Car tu vas revenir, les vacances vont revenir. Nous serons de nouveau sur la plage, il fera chaud, nous courrons et tu seras en nage, nous sauterons, nous tomberons. Tu tendras ton bras, tu me diras : regarde comme c’est dur ! Ceux-là jouent à un jeu calme, les plus grands, j’aime mieux nos jeux. Courir, courir ! Eux ne prennent pas tout l’espace, ne courent pas en plein champ, jusqu’au bout de leurs forces. Eux restent dans un endroit clos, ils ne voient pas cette brèche au mur, pour sauter, que nous allons sauter !

N’est-ce pas ? Rien qu’en regardant au-dessus du mur, montés sur le banc, nous pouvons voir, c’est plus, il y a plus que ce qu’eux voient, il y a deux champs, à droite, à gauche, la route au fond, l’église, des gens vont passer, ou un cirque, ou personne, rien, mais l’étendue sera immobile, vaste et calme, les épis...

Et dans l’eau ! lorsque les pieds sont nus, et même avant la rivière, dans le pré, les herbes douces, avant d’arriver au sable, déjà un contact de connaissance, de plaisir : la peau nue sur les herbes. Dans le fleuve le corps à corps véritable, dans le flot, dans la masse du fleuve. Roseaux de la rive, joncs, île des oiseaux, vous n’êtes plus autre ! Frémissement des arbres, feuilles agitées, vent, quand me reconnaîtrez-vous ? Ou bien ce sera moi qui alors recevrai comme vous, muettement comme vous !

Mon chéri, un jour j’avais été glaner. En revenant, nous fûmes surpris par un orage, nous nous abritâmes sous une « dame » de blé, tu sais les bottes posées en cahute, avec le toit de la dernière gerbe étalée au-dessus. Glaner ! Ma botte n’était jamais la plus grosse. Eux disaient « gléner ». – « As-tu de la ficelle pour lier ta botte ? » – « Oh. ! de la ficelle ! des épis, voyons, un gros lien de trois épis ! »

...Je tiens les épis tout près de ma tête, c’est un bouquet doré, d’or foncé, bruni, chaud, c’est plus un bouquet parce que ma botte est plus petite, je peux la tenir serrée dans ma main, comme mie touffe de myosotis serrée pour que seulement le bleu paraisse – moi j’ai un bouquet, eux ont des bottes à porter au moulin.

Il faisait chaud sous les gerbes entre lesquelles nous nous étions réfugiés, la pluie tombait. Il y avait un arbre pas très loin. Attention, la foudre tombe sur les arbres... Pas de peur, nous étions serrés, nous riions, nous ne sentions pas une goutte. Tout à l’heure, repartant avant que l’orage ne fût tout à fait fini, courant jusqu’à la maison avec nos tabliers sur la tête, après le pont, dans l’eau de l’abreuvoir, la pluie ferait encore. des ronds en tombant, mais calmés, rangés, pas le bouillement de l’averse...

 

Avec toi, je saurai les dire, retrouver tous les plaisirs ! Je ne crains plus.

–  La crainte, elle, ne peut jamais être un plaisir ?

–  Je vais tout te dire. Car c’est pour toi plus tard, je n’oublie pas, ce n’est que pour cela, pour t’aider quand viendra ton moment. Si la crainte te venait...

Je me redresse, mon chéri, il faut se redresser lorsqu’arrive l’heure même du courage, alors qu’avant n’a existé que là perspective de cette heure.

À elle seule la perspective a été dure. Crainte de la maladie, crainte de la souffrance pour l’être aimé, celui qui doit ne connaître de la vie que ses douceurs, combien elle est caressante, enveloppante, berceuse, les bras d’une mère, l’oubli total avec lequel reposer sur un sein...

La crainte est perfide, car elle choisit pour venir les moments de plus grande faiblesse. L’heure du premier ébranlement hors du sommeil, avant le réveil vrai, lorsque la première brume ‘se défait ; mais il y en a plusieurs, ce sont des voiles successifs, et si la crainte ne se glisse pas tout de suite, ne se faufile pas, ne se retranche pas derrière ces autres voiles, profitant de leur pénombre, peut-être après ne pourra-t-elle plus entrer, car l’homme sera lui-même, il rira de ses peurs, dira : maintenant je suis au monde ! Roi qui ne craint rien. Enfant qui ne craint rien ! Vois comme l’ennemi recule, honteux.

La crainte s’installe avant que l’être véritable ne revienne, l’homme ne peut pas encore lutter. Un effort, il oscille entre le réveil et le retour au sommeil ? Là et là, dans le réveil et dans le sommeil s’est mise la crainte. La journée qu’il veut rayonnante, elle commence encerclée, sur ses pensées, un cercle de fer, d’impossibilités, il n’est pas le maître, il n’a pas les pensées qu’il veut, il hait avant d’aimer. Quand reviendra la paix ?

La crainte s’insinue aussi lorsque la fatigue l’a brisé. Brisé le corps, mais c’est l’âme qui a brisé le corps. Car l’assoupissement total de la bête rompue, à bout de force de muscle, ce n’est que le repos absolu, magique, grâce absolue, ce n’est pas la fatigue. Athlète rompu, athlète ayant couru, satisfait. S’il n’a pas vaincu, si ‘au moirent de sa défaite les larmes, plus fortes, ont jailli, car il allait gagner, sa victoire était sûre, quatre cents mètres, le dernier tour, le but, il était premier – un geste et l’autre est passé... même s’il a eu ce coup de stylet de la douleur, il est à bout, tout à l’heure il dormira.

Mais penseur rompu, penseur qui ne peut pas dormir. Le bon linceul ne s’étend pas, frais. Le corps prend sa revanche : on ne me tue pas à coups de vouloir, on ne m’endort pas, on ne m’endort qu’à coups de volupté.

Volupté la pensée ? Volupté stérile, volupté ne brisant pas, ne brisant pas chaque muscle, mort presque, bienfaisante, celle qui donne le regard lourd, le cerne autour des yeux...

Volupté de l’idée, et même de souffrir ?

Tu mens. Pas un vivant n’a aimé la douleur. La douleur ne creuse que des rides, défait à la peau son jeune satin.

Volupté de savoir ? Parce qu’il sait qu’il meurt : volupté ! Même vaincu, volupté ?

Celle-là n’est qu’amertume. Le corps se moque : tu ne peux pas nier ma science sûre, infaillible, qui a défait tes mensonges, ce faux édifice que tu te forgeais, qui sait que tu regrettes, homme stérile ! Tu trembles parce que je dis : mais apporte, prouve-moi tes victoires ? Et tu regardes, tes mains vides !

Un cri :

– Non, j’ai eu, j’ai possédé. Si je ne peux pas tenir maintenant, moi vivant, les ors éternels, je les ai pourtant touchés, je les ai effleurés.

– Tu as eu ! Si tu n’as pas gardé, tu as perdu, c’est pis !

Tu vois, môn chéri, c’est ainsi que la crainte fait mal. Elle dit méchamment lorsque tu es à peine né à ton âge mûr, à ta taille entière : souvenir ! souvenir ! Déjà ton temps est en arrière. Tu crois retrouver ? Tu retrouves comme un vieillard qui de ses mains tremblantes – l’affreux geste, déchirant, ces mains qui tremblent – comme un vieillard qui ne peut plus tenir. La paix d’hier que tu croyais impérissable, paix qui commençait, qui chassait pour toujours les peurs, elle n’était que fantôme, au réveil, tu n’as plus trouvé que, moi, ta vieille crainte, pareille. Intelligence, Amour ! Tes biens ne se soutiennent pas !

Une des premières nuits tièdes de mai, une pluie légère se met à tomber, le bruit ressemble à un murmure, à une réponse au désir de la végétation, les feuilles n’ayant même pas eu besoin d’exprimer ce désir. Combien les nuits sont silencieuses, les nuits des villes ! L’adolescent écoute : ce silence, cette muette attente, il entend : ma vie ! ce qui vient...

 

Toi aussi, mon chéri, tu vas dire : ma vie... en retenant ton souffle, articulant à peine, anxieux.

Tu vas connaître cela. Oh, si tu savais, tu vas savoir !

J’ai peur que mon ton ne soit pas encore le ton qu’il faille, pas assez éclatant. Est-ce que tu sens bien que même dans les douleurs, les épreuves, c’est elle, la vie, qui touche, qui caresse, ce toucher c’est elle, nous sommes en elle, nous le savons, nous le sentons, pas un instant ne peut être exempt de plaisir !

Cette attente des années qui attendent, ces nuits tièdes, la palpitation ivre de l’adolescence, un jour elle s’exprime, c’est une phrase : changer le monde.

« Changer le monde ! » comme « jouer au prisonnier ! » Faut-il jouer, faut-il changer le monde, est-ce cela qu’il faut ? Nous y jouerons chaque jour de notre vie, du soir au matin, nous lui donnerons chacune de rios respirations, chaque battement de notre cœur, nous ne vivrons que pour lui, pour ce jeu, et ne vivant que pour lui, nous montrerons le monde en son envers, tel qu’il est, vrai, l’étoffe de grand prix tissée à l’envers, le côté splendide, l’irréel...

Les éclairs entre les yeux qui n’ont été qu’éclairs, les premiers moments de l’amour – premier moment et total – ce qui s’est échappé tout de suite vers les nuits, et reste.

Mon amour, si un enfant voulait ! L’histoire des Habits neufs de l’Empereur, tu te rappelles ? Personne dans le royaume ne veut voir que l’Empereur n’a pas d’habits du tout, que les larrons l’ont laissé nu, et c’est un petit enfant qui s’écrie : « Mais l’Empereur n’a pas d’habit du tout. »

Seulement là, l’enfant n’a pas parlé assez fort, car le cortège continue à défiler, et les courtisans, effrayés un moment, continuent à tenir la traîne de l’habit qui n’existe pas, le roi n’a été troublé qu’une minute, et reprend son air grave.

Mais toi, crie, fais qu’il t’entende. Le monde n’a pas de réalité du tout. Ce qu’ils appellent réalité, le remplissage tâches, actions, c’est ce qui est vide, ce qui est rien. Dans la journée affairée, l’instant qui existe, le seul, c’est celui par exemple où une pluie qui tombe force tout à coup les yeux à rester fixes... les gouttes font des lignes obliques sur le carreau, des clochettes dans une flaque... Et vite, le roi a repris son air sérieux, ses pensées, il faut aller là et faire cela.

Mon chéri, pour qu’un homme sache son destin, c’est splendide et c’est dur. Il faut qu’il soit malmené, éprouvé, Il faut qu’il sache qu’il ne pourra pas vivre dans son mal, dans ce qui serait le mal pour lui, même si ce mal eût été la douceur, deux bras, deux bras dans lesquels il ne se serait souvenu de rien, dans lesquels il se serait perdu. Là il serait mort d’une mort d’amour. Mais cette mort d’amour que son être exigeait, le monde, la vie la réclamaient : par nous !

Par nous seuls l’oubli. Nous voulons qu’il se perde, que cet homme, notre créature, se perde d’amour, mais d’amour pour nous. Que ce soit l’amour de tous, la pitié pour tous, pas l’amour d’un seul, qui mette cette buée autour de ses yeux : je ne vois plus. Nous voulons qu’ayant retrouvé l’ignorance d’enfance, ayant tout vu et parcouru, ayant pesé, connu, ce tout s’identifiant à rien, infini comme néant, ce bruissement lointain, universel, nous voulons que ce soit ce bruissement qui le fasse défaillir.

Bruissement des matins : « ma vie ? » À sa demande, l’adolescent entend tout à coup la réponse, un éclair, l’illumination subite d’un autel : « porter le monde ».

Il veut le porter, il devine : mon lot ! porter toutes les douleurs, toutes les joies, la peine humaine, la fatigue humaine la porter... et l’instant d’après, il ne saura même plus porter sa propre douleur, douleur d’un seul par rapport aux millions de douleurs des millions d’hommes, hommes passés, hommes existants, hommes à venir ! La tentation victorieuse le raille : chétif, qui voulais !

Mon amour, le désir d’un instant suffit. Ce matin, tu le peux, nous le voulons, changer le monde, porter le monde. Nous pouvons bien quand nous jouons dans la chambre, jouer au tremblement de terre, nous pouvons aussi bien jouer à porter le monde, vouloir que la Bonté règne, que le Génie triomphe, que Beauté se meuve libre dans son royaume, sur la terre, chez les hommes faire que les corps dès ici-bas soupçonnent leur fragilité, verre à ne pas heurter...

Tu vas entendre les printemps, où c’est le printemps de ta force et de ton vouloir que Dieu désirera, pour que le renouveau terrestre ne lui apparaisse pas comme une trace fugitive. Tu te rappelles saint Georges, sa belle épée et son grand regard, calme, assuré. Tu sentiras gronder ta force, tu seras fou d’elle. Ce matin-là, tu seras maître de toutes les étreintes. La terre est à toi, mon chéri, prends, aime. Prends ce corps qui va venir, ose effleurer, goûter, tu ne te perdras pas. C’est cela un destin, c’est qu’il est le plus fort, fort contre tout, c’est qu’il tue.

 

Lorsqu’arrive une fin, tu la soupçonnes, tu l’attends. Une fois, plusieurs fois...

Cette prescience est si belle qu’une seule chose pourrait lui être comparée : le silence. Il faudrait ne plus rien dire, le repos sur un sein, dans la contemplation incessante des regards noués.

Tu ne sais pas avant que l’évènement jaillisse, quel est le vouloir, la clef. Tu allais dans cette direction, tu savais qu’il fallait aller par là, prendre ce chemin-là, mais tu avançais sans voir devant toi. Par moments tu te révoltais : où ? Où ?

Où ? C’est l’intrigue, c’est l’histoire même. Comment ce destin se nouait, comment il s’enrichissait. Un écheveau que viendraient augmenter des fils de plus en plus nombreux. Où ? La question que crie le créateur, celui qui interroge, secoue son destin, car ce qui doit en sortir est plus grand que lui-même, le dépasse.

Quand tu es allé quelque temps dans cette voie où il fallait que tu ailles, violent ou humble, mais suppliant : où ? Où ? Un jour le mot éclate, il a éclaté : magie ! L’envers du monde ! Pour toi, le monde va être fait du foyer bourdonnant de la lumière dans les feuilles, ce matin comme les matins d’autrefois, le fourmillement n’a pas changé, il t’attendait, le destin t’attend.

Où ? Où ? Ce jour-là, tu ne sais plus, tu te tiens seulement sur le seuil, tremblant, tu ne songes qu’aux fautes que tu vas faire contre ce devoir que tu viens de connaître, ta vie action de grâces, agir pour restituer, pour rendre, mon Dieu, vous rapporter...

Ce n’est pas le moment des gerbes, ce n’est pas ‘le moment du retour des travailleurs. Ni le départ pour la vigne. C’est plutôt une heure du milieu du jour, une heure de travail, midi, avec le resplendissement et la plénitude de midi.

Après les ténèbres, la lumière, après la tempête, la sérénité, et depuis que ton destin commençait, tu ne voulais que cet après, la lumière, la sérénité. En Mai. Tu rentrais. Ces retours, ces descentes, retourner parmi les hommes... Quand tu disais cela, tu quittais les sommets immuables, mais tu les quittais frémissant de joie, tu voyais la plaine, des talus couverts d’herbes folles. Apprendre ! Apprendre !

Le temps parfait est impossible. C’est une histoire qui continue, donc une histoire imparfaite, et c’est pour toi quoique ce soit moi qui m’interpose, me raconte, en renouant, en refaisant avec tous les fragments, l’étoffe, le temps.

Que certaines périodes de vie ne réapparaissent pas ? Seulement l’enfance ?

Il faut que tout revienne, tous les jours, comme ils vont revenir au dernier jour, il faut préparer toute la gerbe. Comment, à l’adolescence, le mal s’est insinué pour arriver à sa place d’opposant, afin qu’il puisse y avoir ce combat, la vie, mon amour, et que dans les nuits tièdes, dans la palpitation de la ville endormie, la ville plus muette que les campagnes, que les champs sous la lune, dans cette haleine, ou bien le matin, à l’éveil du travail, sirènes, appels – pour que dans les moments où tu demandais : ma vie ? Moi ? La part que je prendrais dans cette palpitation ? Pour que ce tremblement de désir, d’attente, au lieu d’être par : « ma » vie, soit par : « la » vie.

Elle, la connaître. Je ne voulais qu’elle. Et pour elle, pour la savoir, elle, j’ai pris tous les moyens, moyen : l’amour... l’énumération doit tout de suite cesser, s’interrompre brutalement – moyen suprême.

Mais chair, oubli ne conduisaient pas au point où il fallait arriver. Dans la trame des jours ardents, légers, comme une mousse brillante, sans retour, sans retour sur l’instrument qui les vivait. Et des récits tout entiers de nuit, de silence. Des récits où c’est une ville qui endort, ou réclame, par ses bercements, par la façon dont le crépuscule se répand sur elle et les morts parlent, par le lieu qu’ils ont vu resté le même et où maintenant le nouveau vivant promène son inquiétude. Ce qu’ils ont été, ce qu’ils ont fait... Le paysage, les ponts, deux tours, le lent cours de l’eau, le couchant... Le vivant écoute, il doit suivre.

Pays, magie ! abstraction et corps, abstraction vivante, existante. Les yeux n’ont jamais vu ce pourquoi le corps voudrait mourir, accepterait la mort comme une fête, veille de noces, libations, guirlandes... L’amour incompréhensible, chair une patrie, pourtant les bras ne peuvent pas serrer... Un village, les maisonnettes, le crépi des murs, les marches du seuil, quelques poules dans la cour, un peu plus loin une écluse... l’hiver et la campagne ne vit plus que par le friselis de l’eau courante, nulle herbe n’est éveillée dans les prés... Un pays, mon chéri, ce que sont les pays ! Comment plus tu en aimes un, plus tu les aimes tous – une mère dit à son fils : « Si tu avais vraiment aimé cette femme, en l’aimant tu ne m’aurais pas oubliée... »

Car l’amour n’enlève rien. Jamais. Il donne, il augmente, c’est lui la magie.

 

Et quand tu as tout fait pour donner, pour exprimer, si ton lot et ton but étaient cela – comme au dernier jour, comme lors du silence du dernier jour, qu’alors commence et demeure ce que tu n’as jamais dit à personne.

Ce qui a seulement été entendu par l’arbre devant la fenêtre, une nuit de pleine lune. Ce que le sommeil va bercer encore un moment : tu n’as qu’entr’ouvert les yeux, deux roses veillent, roses de l’offrande.

C’est aujourd’hui Mai. Dans l’enfance, une impression d’été total... le jeudi, le jeudi de fête, après la fête le congé, les remparts, un jour une soif si grande, exténuante, inoubliable, pour avoir couru sous un soleil ardent...

– Maintenant, tu ne cours plus !

Tu recourras. On peut tout posséder, mon chéri, n’ayant plus rien, tout posséder avec l’amour et l’ardeur pure. Quitte le chemin, redresse-toi. Certains sont faits pour le chemin, pour écouter le sol, la respiration muette des prés, des arbres, toi tu es pour la ville, le bruit.

Et dominer le bruit, le dompter.

Quand tu as senti les accomplissements, chaque fois que tu as été prêt, tu as su que c’était pour redescendre : soyez mes rondes... Tu le disais en quittant les immortels, tu savais que tu ne pouvais pas les garder, vivre et rester près d’eux, ne vivre que d’eux. Tu courais vers ces folles chaînes, qui t’amenaient à bonheur, à être, au destin plus doux, au destin simple.

Ô saisons, ô châteaux ! Tu devais choisir. Depuis la conscience, depuis le premier cri : moi ! L’idée de ce choix t’avait obsédé. Entre grandeur et bonheur. Entre gloire et amour. Non, un homme ne reçoit pas tout. Il crée ou aime. S’il crée et aime, il doit sacrifier son amour, et s’il refuse d’être grand, s’il choisit l’amour, il descend.

Il descend, aussi innocent, presque, qu’un enfant. Comme s’il tendait les bras vers le monde. Comme s’il avait à se faire pardonner. Comme s’il avait été infidèle à son amour, et qu’il revînt, qu’il expliquât, qu’il dût consoler, certifier qu’il revenait entier, l’avait toujours été : «...Même la vie, moins que toi. Ce n’était pas pour m’appuyer, avoir toi comme soutien vers l’inconnu. Toi seul. Prêt à sacrifier une éternité à l’amour, à toi vivant. Avec toi pouvant admettre de tout perdre. Mais tu étais plus, tu m’appelais plus totalement, tu m’appelais immuablement, je t’ai rejoint, dans l’appel des nuits, c’est toi que j’ai retrouvé. »

L’histoire de moi-même en tant qu’elle est histoire de toi, mon chéri, parce que tu viens après moi, que tu es fait de moi, pour que tu saches tout ce que je t’ai transmis. Ce Mai d’enfance qui me semblait l’été quoique les bourgeons ne fussent pas lointains et que dans les arbres tardifs se vît encore le dessin des branches ; ce printemps si hâtif, si pressé, toutes les fleurs écloses en deux mois, magnolias, pivoines, les herbes hautes et le tremble-tremble, les gentianes, les grandes presque douloureuses... Je te raconte, pour arriver au point où comme le monde bruissait total autour de ton enfance, tu n’en perdais rien, tu étais un enfant pendant qu’un homme écrivait, forgeant avec son sang : la vie peut être divine, je le sais – cette exaspération, cette extase, la tienne plus tard – c’est pour que recommence ce murmure qui était autour de toi, et que tu le possèdes, que tu arrives au but.

Arrivé parce que tu aimes les hommes. Parce qu’à ton tour tu vas crier : le monde est merveilleux et bon et beau au delà de l’imagination la plus folle. On ne peut jamais jamais concevoir à l’avance ce qu’est l’amour. Parce que les hommes le sentent en ce moment en serrant un corps. Parce qu’un poète le chante. Parce qu’un héros meurt. Parce que tous les simples font à ta connaissance, à ta possession, l’assise de leur ignorance, de ce qu’ils accomplissent, eux les maîtres, et nobles, eux qui vivent et ne prennent pas.

Mon amour, je n’ai peur que de ne pas être assez ivre, pour toutes les fleurs, les lilas en fleurs, les marronniers en fleurs, pour les muguets, je n’ai que cette peur-là au moment où je rêve pour toi du monde.

 

– Oh ! Vie ! Bien-aimée, toi que j’ai cherchée partout, maintenant toi seule !

Celui qui dit cela, qui a tout quitté, tout : d’abord les choses, puis lui-même.

Celui-là auprès duquel nul n’est aussi riche, aussi puissant, aussi libre, celui-là t’a-t-il connue ?

Vie, je voudrais te connaître. Tu entends, je te le dis doucement. Tu sais bien que tous les efforts fournis, supportés, par le cerveau propre, par la pensée en tant que moyen de te prendre – tu sais bien que ces efforts-là sont finis, que tu n’as plus à être jalouse. Ce n’est plus un homme séparé de toi, opposé à toi, et voulant faire de toi son bien, la chose connue par lui, – par lui ! Moi ! Tu sais bien que la personne est morte dans ce que cet homme pense, dans ce qu’il désire.

Tu sais qu’il veut seulement savoir, comme s’il était tout à fait redevenu un enfant qui demande et qui est sûr que la réponse lui sera donnée, pourquoi ses parents la lui cacheraient-ils, eux qui savent !

Pourquoi ne lui dirais-tu pas, comme une mère à son enfant : les étoiles c’est cela, la mort c’est pour cela. Les jours où son cœur serait trop lourd, où il ne pourrait plus comprendre : comment les hommes peuvent-ils supporter, ont-ils supporté jusqu’à maintenant, et ils l’ont fait puisque la terre a continué, comment ont-ils supporté l’accident, l’arrachement subit ? Comment ont-ils supporté, la honte affreuse d’être hommes, la honte qu’ils ont sentie toutes les fois, chaque fois qu’un homme était condamné, supprimé par d’autres hommes, hommes qui ne pouvaient pas le juger puisqu’ils sont aussi hommes ? Comment ont-ils supporté la parodie déchirante de la justice, du vagabond conduit à la prison ? Comment ont-ils supporté la misère, la vue de la misère, l’existence de la misère – un homme qui vend des fleurs fanées, rebut de fleurs ramassées, qui s’est endormi sur un banc, exténué, et pendant qu’il dormait, la chaleur a achevé de flétrir ses fleurs, ce n’est plus que du foin, il va se réveiller, il verra qu’il n’a plus rien – comment ont-ils supporté cela ?

Et qu’il faille encore le supporter, mon chéri, pour te transmettre, te passer cela.

Ce ne serait rien si ton enfance ne t’avait pas fait croire à un univers sans faute, parfait. Mais c’est là le mal, la trahison, la faute impardonnable, inavouable : on a trompé un enfant. Ce qui était le plus confiant, le plus riant, qui tendait ses bras à l’avenir, on l’a trompé. On lui a mis le mal dans ses bras, on lui a mis la douleur, et un matin quand il se réveille, il pleure, même plus avec violence, il ne va plus se révolter, il pleure, il dit : pourquoi !

Est-ce que la mort n’est pas aussi terrible qu’elle le paraît, les enfants, toi, mon amour, le savez-vous, le sais-tu ? Puisque peut-être toi, tu ne te serais pas enfui quand la bête a été écrasée, cette petite bête, un jeune chien, il avait eu cinq mois le jour même.

Un chien ! Alors la guerre ? Lorsque c’est un homme ? L’homme part, il est entier, voit, il a des yeux, la chair liquide des yeux, dans ses yeux se lit la pensée, un vouloir, l’être, et tout d’un coup le regard s’est vidé, rien, il n’y a plus rien, un cadavre et du sang. Quelquefois, dans les accidents effroyables, les mines qui sautent, le corps éclate en miettes, il n’en reste pas un fragment. Comment est-ce que les autres hommes, comment l’homme l’a-t-il supporté ?

Éternité, beauté ? Pour y arriver, il faut passer par ce sang, par cet arrachement ? Le corps aussi était beau ! Il était le vase de l’âme, sa ligne était comme l’éternel miroir, reflet parfait, Dieu avait fait l’homme à son image. La statue, le jeune cavalier, Dionysos : des vivants ! La forme fixée par la pierre, était l’image la plus précise, la plus exacte, dans un regard créateur, d’une créature terrestre, charnelle.

Et la peau, le tissu palpitant, chaud – ce qui devient froid, atroce.

Le but ? Là les limites tombent, toutes les limites, celles qui séparent le temps en temps vivant, mort, futur ; là les âges se rejoignent, les hommes de tous les siècles sont présents, seulement autres, ne parlant que par un murmure, par cet environnement dans l’obscurité.

Comme les limites entre le temps, l’espace se résorbe, devient un. Les étoiles ne sont pas distantes, elles sont comme le point à côté, l’objet saisissable avec la main, puisqu’il n’y a plus de distance.

Les limites de la mort tombent, et les limites entre les âmes, il n’y a plus qu’une âme : ô mon frère, pareil à moi-même, aussi moi-même !

Toute la beauté est là. Il n’y a que toute la douleur, la même douleur dans une perte totale et dans les larmes du petit enfant qui est tombé, il n’y a qu’elle qui ait disparu.

Travail, courage ? Comment un jour, celui qui ne respirait que selon loisir, absence d’effort, celui qui n’avait qu’un vouloir, le bonheur – comment ce bonheur, ce qui lui reste de bonheur à sentir, comment ce bonheur peut-il ne plus être que par la demande : un miracle ? Que l’univers change par un mirage, que les aspects cessent de tromper, que tout redevienne réel. Enfant, il croyait à ce miracle, il croyait qu’il viendrait, il en était sûr !

 

 

 

 

 

III

 

ADOLESCENCE

 

 

Courir, comme le saint court à la croix, comme celui qui n’est pas saint court au bonheur, comme courent ceux qui jouent totalement, entièrement absorbés par le jeu !

Savoir ? Prévoir ? Préparer ? Mieux : être libre ! Libre comme l’air, comme le feu, l’eau ! Libre, élément libre, d’abord libre de cerveau, lui, la geôle, « ne retourne pas en arrière » et il retournait toujours, n’était jamais l’enfant qui se donne entier, va en avant, entier...

Libre et crier : vous parlez de douleur, je ne l’ai jamais connue ! Ma douleur ? Fi ! J’ai connu la douleur comme un passage de nuage au-dessus d’un pré, une partie de l’herbe devient vert bleu, l’autre paraît plus dorée, le pré est plus beau, sa beauté plus secrète, rendue déchirante par le contraste. Ou comme la ligne d’une forêt fermant l’horizon, ligne obscure à cause d’une menace d’orage à l’Ouest, tandis que la vallée sous les yeux est rutilante, ivre.

Et je ne l’ai jamais dite à personne. Je ne la sentais pas. « Avez-vous souffert ? – Non. » Et avec la même révolte : « Fier, inégal, hostile » ma devise, la devise triomphante !

Oui, il fallait aimer, il fallait arriver à aimer Eh bien ! hostilité ! C’est par cette hostilité qui était toi, qui était en toi, toi, marqué du signe que portent les créateurs, c’était elle le moyen. C’est de cette hostilité que se fait l’amour, pour que la gerbe que tu apportes, ta moisson, pour qu’elle ne soit pas terne, fade, pour qu’elle rutile comme le champ à côté de la menace, menace : toi-même, véritable, vieil homme, chair jamais domptée, dominée seulement. Cet amour doit être fait de ta domination sur toi-même, alors il sent la lutte, les combats, le péril, le danger, l’aventure, ce qui seul est beau, ce que je veux...

Je te veux puissant, mon amour. Hier, je cherchais. Je te veux différent, tu l’es, tu as le signe, mais je te veux maître et roi terrestre par cette différence. Je te veux avec ton visage d’enfant, radieux. Pas de pathétique. Pas de silence. Je te veux couvert des plaisirs, homme couvert de plaisirs, ce sont eux qui sont vrais.

Ne dis rien sauf dans l’amour. Ne dis rien de ce que tu penseras, des sucs froids que ton cerveau fabriquera. Ne dis que lorsque tu aimeras, et dans l’amour, pour l’amour.

À l’instant des douleurs, de chaque douleur – douleurs de l’adolescence, qu’il faut – derrière chacune de ces douleurs, une joie guette. Elle est toujours là, avec la douleur, l’arc-en-ciel dans le jour sombre. Donc tu ne peux pas dire la douleur, tu ne la diras jamais, puisqu’aucun instant n’est libre de joie, de toutes les joies existantes.

Remercie d’être la substance fluide, mobile, qu’un rien trouble. Tu es triste ? Derrière ta tristesse, tout le temps, si tu veux, en écoutant tu entendras des voix montant de la campagne, voix des femmes et des enfants, qui ramassent les olives tombées. Tu sais que ce gris argent des oliviers existe en même temps que ta peine, si tu le préférais, si tu ne préférais pas ta peine. Et ayant fini de jouer avec la douleur, tu sais que tu fermeras les yeux.

Comme pour une description de procession, le recueillement.

Dans la chambre, des roses, des lilas, des muguets, dans le jardinet en face, des murelles. Les odeurs montent l’une après l’autre. Odorat, sens infirme ! La vue distingue mieux, sépare plus facilement les aspects. Là, l’enivrement seul : l’odorat, sans la vue, ne distinguerait pas qu’ici est rose, là, muguet, féerie sans nom... Alors peut-être l’homme se rapprocherait de ce qui ne sait pas, de ce qui ne nomme pas.

De l’oiseau qui subit la pluie, atténue son chant. De l’oiseau qui appelle. De l’oiseau qui souffre de la chaleur, même peut-être, qui ne sait jamais, qui vit.

Et l’oranger ! Les quatre orangers de la chapelle, et les lauriers à la porte de l’église, le blanc, le rose... L’odeur du laurier. L’odeur de l’oranger. Devant un monde infini, imprenable, et ce sont ces odeurs, réelles. Laurier, oranger... mots sur le monde... ferme les yeux... le mot n’est même plus là... le monde.

C’est ce monde immense, pour les sens, pris par les sens, prenable par les sens, qui est le fruit, la chair, chair de pêche mûre et dorée, qui est pour toi. Il est pour tout homme qui voit, entend, sent, goûte, touche. Le monde se touche. À cause de ce toucher possible, sans cesse existant, tu ne parleras jamais de douleur. Les douleurs sont venues après la faute, par la faute, lorsque le corps est tombé, a perdu sa puissance, ce qu’il savait avant que vînt le ronger le chancre, la connaissance ; avant, lorsqu’il voyait parfaitement, lorsqu’il entendait les mondes, lorsque mort et temps, fin, n’étaient pas attachés à ce qu’il goûtait, avant de perdre ses attributs de Dieu.

Mais des moments semblables reviennent, par éclairs, lorsque l’enfance revient, dans le temps terrestre ; moments pendant lesquels une rose est tout, même plus que l’amour, moments où les marronniers croulants, déséquilibrés par le poids de trop de fleurs et par la pluie, se libèrent en cette neige à leurs pieds, les fleurs qui tombent ; avec le goût de mouillé, la fraîcheur, la végétation qui devient florissante, cette santé de la terre qui exulte, qu’un poète chante...

 

            Et ne veuille jamais savoir

            Où tu allais, où tu vas.

 

Temps des mots ! Comme leur formation était douce ! Ils apparaissaient, se sculptaient : une forme ronde ; rond : ce qui est doux, la courbe du bras qui berce. Et cet abandon, ce moelleux, ce fondu qui n’était pas beau, qu’importe, c’était le bonheur.

Ô poète ! Adolescent ! Un souffle, un murmure d’invisible, comme les mots de la Parole, une haleine sur un visage : une minute de ce temps réapparaît, un château au milieu des bruyères, la colline...

La nuit tombait dans l’allée d’une forêt de très hauts arbres. Au sortir de la forêt, encore un peu de jour. Aucun bruit, les roues tournaient sur des aiguilles de sapin. Des insectes, des passages d’ailes, une biche saisie par la lumière des phares, un lièvre... Au moment même, le bonheur n’existait qu’en partie, il est complet maintenant. De même le rosier blanc, le rosier qui encadrait la porte, tout en fleurs – ô roses, roses ! Vous étiez comme le silence qui entoure l’homme et que l’homme ne saisit pas.

J’ai rêvé au génie, mon chéri, lorsque la maison était assoupie, dans la chaleur du début d’après-midi. J’ai vu son image, une image ailée, qui s’élevait, dont l’envergure était immense, qui s’élevait au-dessus de l’humain, soucis humains, respirations humaines, vers l’invisible un foyer caché d’or, la lumière, Pygmalion, les aigles... L’ai-je voulu ?

J’ai aussi rêvé, étendu par terre, dans l’herbe, aspirant le sol, à côté des insectes, un vent passait dans les branches des arbres au-dessus, et j’ai aussi rêvé d’une reddition totale, qui serait retourner à ce sol, comme le brin d’herbe, j’ai rêvé... devenu une motte de terre.

J’ai rêvé de tout ce qui passe dans le cerveau d’un homme, dans une conscience d’homme, et j’ai rêvé d’ignorance. Souvent j’ai renié mes dons, je les ai offerts.

Le miracle, imagines-tu un miracle ? Si c’était une chose, un objet, une forme, ce serait, je le vois, une grosse boule brillante, pas de l’or, une matière moins rare, du cuivre – sur les bateaux, les boulons, les boutons de cuivre brillants – brillante comme sur les bateaux le cuivre, une belle boule saine.

C’est ainsi le miracle d’une vie qui part de l’inconscience et à qui le monde se révèle.

Une nuit, après avoir compris que l’univers était une matière voilée, matière que le regard de l’homme devait percer, dévoiler, en même temps que la certitude du don vînt la peur, la mort. Celle qui tend les mains a aussi reçu la mort dans ce que les fées lui donnent il y a la mort.

Toutes choses sont devenues cette féerie même. Avec les odeurs, odeur du laurier, de l’oranger, toutes les autres. « Tu n’as pas dit les odeurs sucrées, mielleuses, l’odeur d’une lande à herbes courtes où toutes les plantes sentent, l’odeur de la menthe sauvage. Tu n’as pas dit les odeurs des feuilles, des feuilles froissées entre les doigts. Les odeurs des tiges. Et les odeurs mauvaises, trop fortes, mais c’est pour que l’insecte vienne, pour la fécondation – les grandes marguerites et ces fleurs jaunes et roses des prés en juin. Lorsque l’abeille arrive de si loin, c’est parce qu’elle a senti une fleur que, toi, tu crois inodorante. Toute végétation a une odeur, mais toi, tu ne sais pas, tu es retranché, rendu grossier, infirmé.

Attendre ! Mon Dieu, c’est cela le tissu même de la vie, du miracle. L’attente dont chaque minute, chaque battement du cœur doit être faite, c’est l’attente du moment de perfection retrouvée, de réachèvement.

Et l’homme fidèle à toi, terre, fidèle totalement, puisque l’aspiration d’éternité, c’est aspiration à retrouver éternel, ce qui en toi n’était que fugitif, ombre sur une pente, couleur de la mer.

Attends, mon chéri, comme dans une cachette, sans parler, le cœur battant, – un rire étouffé, chut ! Pour que celui qui cherche ne nous entende pas il n’y a que le bruit du battement de nos cœurs et notre plaisir fou.

 

Autre image : un long escalier, une marche l’une après l’autre, mais non plus avec l’idée d’arriver en haut – le temps, le but, c’est le pas même, marcher, monter.

Les étoiles ne clignent pas, ce n’est pas vrai. L’essence même de l’étoile, c’est d’être un regard fixe, une lumière invariable, constante, totale. Elle est ou elle n’est pas. Si elle est, elle reste, obstinée.

La nuit n’a pas été calme, pourtant elle était là ? C’est parce qu’au moment où le destin doit éclore, où elle doit vaincre, les puissances ennemies tentent l’ultime effort ; les membres sont suffisamment vigoureux et l’âme vigoureuse, elles n’ont donc plus qu’une chance, elles la courent : la faiblesse de la nuit troublée par le cauchemar, l’arme trouble, arme des recoins poussiéreux et arme lâche, l’arme du détour, de la feinte, de la peur.

Mais c’est le premier aveu, aveu qu’elles sont déjà vaincues. Elles ont beau tenter, elles tentent. Charité ? tu n’en as aucune.

Qui aimes-tu dans ton prochain, qui est ton semblable ? Personne. Tu n’aimes que ceux que tu as choisis pour les tiens, et tu les aimes de l’amour le plus humain, le plus terré sur son objet, ne voulant abriter que lui, ne connaître que lui, ne se souciant que de lui, tu n’aimes qu’eux comme toi-même.

Et tu hais la mort. Comme tu l’as haïe au premier jour de ta révolte, lorsque tu as senti qu’elle empoisonnait tout, tuait tout, tuait ton amour. Et destin ? Il n’y a pas de gloires obscures ! Il n’y a que des gloires éclatantes, visibles aux yeux des hommes. Ton destin de silence, destin de végétal, destin de chose rafraîchie par la pluie, éclairée et réchauffée par le soleil, se levant avec les matins, se couchant avec le jour, ce destin d’ombre n’est pas privilège – étoile ! Prédilection ! Tu cries en vain, c’est un destin abandonné.

Charité, mort, destin. Trois buts, trois assauts. Le réveil est dolent, le poids quotidien, la goutte d’eau qui ronge, érosion des roches par la mer, formation des grottes... Un peu de jour, de demi-jour. Le coq a chanté. Un vent s’élève, pas un vent violent, plutôt un large mouvement d’air, un déplacement par nappes horizontales, le bruit d’un déplissement. Le bruit revient à intervalles réguliers, il calme Le demi-jour montre les choses encore vivant leur vie de nuit, le regard ne les surprend pas, ce ne sont pas elles qui s’étonnent. Celui qui cherche trouve ? À celui qui frappe, la porte est ouverte ? La grâce de perfection est accordée à celui qui la demande ?

Et celui qui demandait autre chose : être roi ! Qui ne demandait que cela, le pouvoir. Œdipe, celui qui se moquait du sphinx ?

Quelquefois la vie est tremblante. Comme Id feuille suspendue à un rameau, le mouvement de l’épi s’inclinant, balancement léger, sous le poids d’un oiseau. Comme tout ce qui dans la création, vacille, n’est pas sûr, la lumière vacille dans les gouttes d’eau, et le poudroiement des myriades de poussière que le rayon de soleil découvre, est mobile, est une fournaise.

Quel jour l’homme arrive-t-il en fin de pèlerinage ? À quel point de sa route sont les îles de délices, les prairies étoilées de fleurs ? Ce n’est pas loin de la cité d’or, la cité d’or qui peut être aussi le temple auquel arrive la Vierge enfant dans la Présentation, l’enfant qui monte les marches et que le grand-prêtre attend à la porte.

Consacré à quoi ? Destiné à quoi ? Ô étoile ! À la loi parfaite : le bouton de rose éclot, toute fleur parvient à son épanouissement, à la corolle entière, la mère peut dire : mon enfant aura tout, il ne lui restera pas une atrophie, une infirmité de non-connaissance, il sera libre, prince comme les anges, et certain, étoile ! Car nous posséderons toutes choses.

 

Un siècle ne choisit pas qu’une bouche. D’autres bouches sont pareilles, elles, parleront. Se rassurer en elles, avoir foi en leurs puissances pour que la tâche s’accomplisse, leur remettre à tenir la gloire du pays qui fait la pensée et le regard que nul autre pays ne donne, et demander ardemment, pour elles...

Mon Dieu, l’être qui disait cela, cette glaise qui prenait la forme que lui communiquait l’instant, malléable à tout effluve, guerrier avec les guerriers, roi avec les rois, poète avec les créateurs, car il était cela, il était tout, il était celui qui peut tout comprendre et tout être – peut-il encore être tout ?

Oui, sauf l’homme qui mourut. À celui-là seul il ne peut plus ressembler. Il ne peut pas partager la nausée de résurrection, être inerte sur le sol de la cour ensoleillée, pendant que le rayon le réchauffe.

Tous les chants ont conservé leur vertu. Un homme est mort à la tête d’une troupe, en s’élançant ? Il veut s’élancer. Un autre est en mer, commande, il veut être en mer, commander. Celui-ci a renoncé ? Il va peut-être aussi vouloir renoncer, s’abandonner à la sagesse, au repos. À moins que ce repos ne soit repos qu’à cause de la contrainte extrême, volonté, main de force mise sur le bouillement des puissances ? Et tout à l’heure il voudra être simple, comme les simples.

L’homme se détourne. Maintenant, un seul poids pourrait l’accabler, une seule lassitude, le poids de lui-même. Mais celui-là il ne le sent plus, ne peut plus le sentir. Il tend les mains et ses mains sont pleines d’une masse réelle, d’un autre poids. Il sent ce poids des fleurs sur le marronnier, l’arbre croulant. Les lilas ne communiquent pas cette sensation de leur charge, de leur désir comblé, les cytises sont légers. Poids, possession, les iris qui poussent en même temps, il y en a sur un mur, une touffe violette et une fleur jaune sur le rebord d’une carrière, mal enracinée, les racines presque à nu. Poids réel, tandis que des désirs n’ont pas de corps, les aspirations n’ont pas de forme, et c’est tout ce qui sur terre a corps, a forme, qui maintenant vient remplir les mains tendues.

L’homme a cessé, il peut prendre. Les premiers bruits de la rue, le jour naît, le bruit de l’eau qui court, le bruit d’un marteau. Tout plus que ses scrupules, ses intentions bonnes rognées par le mal, le mal, privilège de sa chair, possession propre de cette demeure où les délices du Fils de l’Homme sont d’habiter !

Les oiseaux chantent... Ils chantent aussi sous ces très grands arbres, dans un été passé. Que de fleurs parmi les hautes herbes ! Pas de trace de chemin. Où va le cours d’eau ? À quel jardin inconnu ? Des bégonias éclatent, toutes chairs, toutes couleurs. Deux enfants. Où est la maison ? Sous les grands arbres les campanules poussent, quelques marguerites, des nielles peut-être. « ...On était en plein été, le blé jaunissait auprès de l’avoine encore verte, et dans les prairies où déjà l’on récoltait les foins, la cigogne se promenait lentement... » Le conte s’interpose. Le vilain petit canard était né d’un œuf de cygne, mon chéri, il pouvait ne pas craindre, il aurait ses grandes ailes un jour, elles battraient l’air d’un rythme vigoureux. Maintenant, quand il vole, il ne sent plus que cette caresse de l’air sur ses ailes, il ne sait plus ses souffrances, ses aventures, et de ces aventures même, il se rappelle seulement que dans l’étang où il était en péril, où il était tapi, le frôlement de l’eau était doux quand il plongeait en entier, l’eau sur les plumes du cou était douce, tout de suite les plumes étaient sèches, plus brillantes.

Dans les contes ne revient que l’instant où le roi, ou bien la princesse, l’enfant perdu, s’endorment, où la nature les reprend, les berce.

En arrière du fjord triste, la belle vallée riche, les champs, les hommes des champs, les hommes d’un travail... Et un homme avec pour seul ennemi lui-même, oserait se croire plus qu’eux, eux courbés sur le sillon ou le cep de vigne, en maniant la faux, ou semant – ou eux les mineurs, dans la terre, dans ses entrailles, dans cette masse, dans cet antre. Plus que ceux qui tous les matins se lèvent pour leur tâche, pour la bien faire ? Cet homme qui ne gagne pas son pain au prix de sa sueur, dont le corps n’est pas rompu le soir, qui ne chancelle pas d’épuisement, cet homme oserait dire : et moi, dans le monde ?

Pardonne-lui. Car un soir, en Mai, par  la vertu de Mai, il peut s’être senti apaisé, bercé : Qui cherche trouve. Il peut ce soir-là avoir désiré tout offrir, pour toujours, avoir dit : je ne reprendrai plus. Et si mon corps voulait reprendre, si ses tenailles de désir à lui et de mal à lui, d’infirmité à lui, faisaient qu’il voulût, dans les tentations, reprendre – faites que son acte d’offrande de cet instant ait été plus fort, assez fort, pour qu’il ait compensé et dominé, détruit ses faiblesses à venir, sa vie d’homme futur... À ce moment les feuilles de l’arbre se balançaient – un vent léger.

 

Pour l’esprit un peu las, le repos d’images seules. Le jardin est en fleurs et la nuit les rossignols chantent. ...Puis un verger. ...Ce ne sont que des points, mais les minutes pures sont justement les minutes où vit seul le point, l’image... Pures, non pas sans baisers, sans baisers elles seraient stériles. Pures avec les baisers, pures par eux.

Samedi après-midi, un départ. La route. Vers deux heures. La chaleur est grande, sans excès. Nulle interférence de nuage ne vient déranger la lumière éclatante. La route est bordée de maisons. C’est le chemin parcouru tous les jours pendant un mois d’été, et c’est la dernière fois. Ce n’est pas triste. Le déchirement a eu lieu la veille, dans un sous-bois, lorsque tout à coup le langage a été clair : langage des plantes, des milliers de petites plantes foisonnantes, des minuscules fleurs blanches : enfin ! Enfin ! La voix claire de la création.

Voix trop cherchée, voix que les oreilles, l’esprit, la pensée s’étaient épuisées à entendre, se tendant jusqu’à l’extrême limite de leur puissance, le corps en mourait.

La même voix, inconnue, avait parlé dans l’ouragan, pluie d’ouragan, vent d’ouragan. Le plaisir fou d’être seul, dehors, sous la tempête, libre et fou de plaisir, sans peur !

Ce jour-là, d’un champ à gauche, vient une odeur exquise – champ de pommes de terre en fleurs – une nouvelle odeur, grisante.

Il y a encore beaucoup à enivrer pour que de l’homme, d’un homme, ne reste plus qu’une plaque à sensations, pour qu’il ne soit plus qu’une chose prompte à défaillir : « Tu avais oublié l’odeur des seringas ! »

Encore ! Et l’odeur des roses, as-tu dit ce qu’elle était : fraîcheur, comme une rosée, comme une eau de rose sur les yeux, bienfaisante ? Sais-tu déjà que l’odeur des murelles est moins pure ?

Les champs eux aussi embaument. C’est une odeur, cette émanation exaltante qui fait que le pas sur la route est ferme. Perception des bruits, le bruit lointain d’une forge sans doute, bruit de toutes les campagnes – quand il reviendra plus tard, derrière la forge, un champ de séné sera en fleurs, jaune... Jaunes aussi les lupins – « As-tu oublié l’odeur des lupins ? » Leur première apparition, ce jaune d’or, inconnu ? Puis les lupins des jardins, bleu, qui en vieillissant deviennent mauves.

L’odeur des muguets s’approche comme un élixir, et l’élixir délicieux, satisfaisant, est là à côté. Ne te déchire pas au souvenir, ou l’odeur d’un orchis sauvage reviendra aussi, l’éperdument du passé voulant revivre...

Sur la route, maintenant, la maison du cordonnier, le cordonnier rencontré un matin à une heure inhabituelle, en vêtement de cérémonie, c’est parce que sa mère est morte, il va le dire. À racheter il y aura toujours cette peine sans éclat, ce devoir de peine accompli simplement, comme tous les autres devoirs. La terre à elle seule, sans Rédempteur, n’eût pas pu racheter, ne peut pas racheter ces douleurs-là, celles sous lesquelles les simples se courbent, sans même soupçonner que la révolte est possible, qu’un homme peut ne pas accepter, choisir de mourir, parce qu’eux n’ont pas su le nom de leur douleur.

Le soleil commence à décliner, le soleil du dernier jour. C’est fait, il a disparu. La nuit se lève, pleine d’étoiles, presque trop, un ciel peuplé, pas assez muet, un ciel vivant d’une vie qui susurre à l’oreille de l’homme son destin, un destin obligatoire, inéluctable, et il n’entend pas encore les mots... « Engrangement » et « terre charnelle... » ...Les mots viendront plus tard... C’est la terre charnelle qu’il faut prendre, le sable d’un rivage le prendre, tenir une baguette de saule, tremper les doigts dans le torrent, il faut toucher...

Mais le départ est enivrant.

Ce relent triste qui s’attache à la dernière minute du sous-bois émaillé de fleurs, du midi des champs, c’est parce que le corps, insidieusement, a été frappé. Aucune douleur, aucun avertissement, mais la blessure a été faite.

Et les autres, tous ceux qui aiment la mort, la flattent après l’avoir haïe, après avoir chanté des chants de triomphe, des chants d’adoration, à la vie, celui qui a clamé : la vie peut être divine, je le sais – et qui après parle de dégoût, dit que le monde se meurt – c’est parce que lui, parce que son corps meurt.

Que les morts restent avec les morts. Plains-les, ceux qui doivent mourir. Mais toi, toi !

Tu es vivant, viens avec les vivants. Tu n’as pas à y retourner, toi, tu ne les as pas quittés. Tu n’es pas, je le répète, l’homme qui mourut. Tu es celui qui n’a été qu’adolescent, et les adolescents aiment mourir, tous. Lorsque ce goût, cette lave remonte, à la façon des geysers sur un sol de volcan, c’est l’adolescence qui remonte.

Tu es jeune, tu es homme ! Écoute encore, ce n’est pas : il faut quitter les morts, mais : les morts t’ont quitté.

Quel esprit veut parler, fait que les mots viennent au jour, qu’un homme, une créature humaine veut s’interposer dans le monde, y prendre une place bruyante ? La voix humaine est un cri de révolte, naît de la révolte. Sa nature même l’éloigne du vrai bruit vivant, le seul, mon amour, le bruit de la vague sur le rivage, le vent dans les feuilles, du chant de l’oiseau – sa nature humaine l’éloigne ! Qu’un homme s’élève, c’est toujours qu’il vient de se désassembler, de se désagréger de tous, de la vie, et aussi de la vie des hommes.

Un soir, dans une réunion gaie, tous, ceux qui sont là sont des simples, des artisans. Ils jouissent de la fête totalement, sans exubérance, la fête aussi naturelle que la tâche, tâche en son temps, fête en son temps. Qu’eux vivent, eux le méritent le plus, c’est, par eux que la peine s’accomplit. Ou alors, le silence.

Mais à toi ce n’est pas te taire qui est demandé. Toute la création a une voix, les sphères célestes se meuvent dans l’harmonie. Ce qui t’est demandé, c’est ne plus différencier ta voix de cette voix-là.

Mon amour, le monde est si splendide sans l’homme !

Je veux dire : si l’homme l’écoute purement. S’il l’entend total, entier, lui centre de résonance seulement, et autour l’immense, la terre, sans désir, c’est splendide.

– Mais le désir, cet or ?

Tu dois conserver l’or, désirer, t’éveiller, et que t’éveiller soit désirer, mais désirer du désir total, aspirer de l’aspiration dont toute la terre frémit. Ne sens-tu pas que tous les arbres, que les plantes, cherchent à s’arracher, à retourner à l’âme, que la terre est en attente ?

Et les bêtes, les douces bêtes. Écoute : un miaulement. Je ne sais pas pourquoi les bêtes meurent, puisqu’elles n’ont pas péché. Sans doute qu’elles ne meurent que pour l’homme, pour le chagrin que doit en avoir un homme, lorsqu’il voit un petit corps folâtre, le jeune chien qui était là à l’instant et qui maintenant, écrasé, baigne dans son sang. Il reposera dans le jardin. Dans l’histoire : les Funérailles de l’oiseau, les grands garçons tirent des coups d’arbalètes en l’air pour fêter les funérailles de l’oiseau... Impossible, ce serait encore avoir du plaisir.

Une brume se déchire brusquement dans le récit d’une adolescence. L’homme comprend que son point de départ, ce qu’il peut raconter, c’est comment, de lui semblable, de sa similitude totale, tout d’un coup il est arraché. Comment il le sait immédiatement. Et comment il lutte, farouchement, à la façon dont il lutterait contre un mal, c’est un mal – comment il lutte pour détruire ce mal.

Il dit : un mal se tue, une âme peut se tuer. Il sait que les délices, par moments, l’étouffent, que le corps peut sombrer sous des caresses, sous un seul désir, le désir dont la création vit, procréation, mon amour, c’est pour la création, pour la terre que les hommes aiment.

Comment il s’est senti étranger dans tout ce qui était cercle, association. Il s’est étonné de cette solitude nécessaire. Mais il ne croyait pas encore à son destin d’isolement. Il exultait, il avait d’autres semblables, tous les grands, les créateurs !

Ainsi longtemps. Un jour il sait qu’il trouvera l’amour, mais que cet amour ne l’empêchera pas, que l’amour ne le détruira pas. Qu’est-ce qu’une mission ? Quand se révèle-t-elle ? Quand viennent les voix – Oh ! le bel arbre et la source, ô Lorraine...

Une autre mission est magnifique. Vivant avec les vivants ! Une similitude plus complète que ce qu’il cherchait le prend, l’enveloppe, il redevient semblable à tout ce qui vit. Un chant, une femme chante, les fenêtres sont ouvertes... Jeudi d’Ascension... C’est après l’Ascension que Jésus, ivre de terre, est redescendu dans le cœur de l’homme, pour y vivre, c’est dans dix jours que l’Esprit descendra.

 

Comment une chose devient réelle ?

Pour connaître, écoute, toujours le mot.

– Mais l’ouïe est infirme, comme l’odorat ! Tandis que les yeux peuvent voir magiquement, lorsque le son est magique il perd sa qualité de son, il devient silence – alors avec quel sens, comment entendre ?

Ici, le seuil même du lieu féerique. Une chose devient réelle, y entre, lorsqu’elle passe du monde visible, apparent et faux, au monde invisible, caché et certain.

Tu entends, mon amour, crie les mots : caché et certain ! Crie-les à la face du monde, ce sont eux.qui doivent faire que le monde se dévoile, pas seulement à l’ail du poète, mais à la conscience la plus simple, grossière, générale. Et sans insulte ni mépris pour cette conscience générale. Comme si plutôt elle n’était qu’ignorance, ignorance demandant enseignement – ainsi la voix des petits enfants dans l’école à qui le maître fait répéter en chantant le catéchisme – l’enseigner comme cela, avec cette simplicité-là : l’illusion.

Nous vivons dans l’illusion. Comme les enfants comprendraient bien ! Ils reviendraient à la maison criant fort : j’ai appris que nous croyons voir les arbres, nous croyons voir les animaux – ils ajouteraient, pour leur mère : nous croyons te voir – eh bien ! il n’y a pas que cela, en plus tout est autrement ; seulement toi, tu es autrement et à la fois pareille, toi tu es tout ; dans la cave, dans le noir, je tiens le bord de ta jupe, je ne te vois pas, mais tu es là tout de même, pareille, telle quelle, toi immuable.

C’est très simple. Les choses souvent parlent, c’est sûr, une pièce tranquille parle, ce sont seulement les mots qui ne sont pas perceptibles.

Et le petit enfant folâtrerait, à l’aise, dans le monde magique.

Une chose devient réelle, mon chéri, lorsque par un joint quelconque elle se revêt d’un attribut du monde magique, du temps écoulé, du monde de la nuit.

Par exemple, une question est lourde, un souci d’existence, une nécessité, lourde. Les chiffres s’ajoutent aux chiffres, obsèdent, additions précises, soustractions précises... le bon sommeil, la bonne fraîcheur d’un sommeil sans rêve n’enveloppe plus, un matin le gros souci est semblable à un nuage noir et bas bouchant l’horizon... le danger n’est pas réel ! Nous allons les écrire les chiffres obsédants, sur ce tableau-là, un tableau du temps d’autrefois, de l’enfance. Les nouveaux signes viennent prendre la place des anciens, nous rions, un jeu... c’est à la première heure du réveil, ô heure toujours mystérieuse, heure bonne, douce heure qui laisse percer les secrets, escapade en fraude : je suis trop indulgente, j’ai tort, j’ai tort ! – À cette heure-là, des oiseaux volent, s’envolent de l’arbre, oh ! comme ce vol est léger ! C’est ainsi que les soucis s’envolent.

Comme le nuage se dissipe, ainsi le souci se dissipe lorsqu’il vient de toucher un point d’enfance. La maison est gardée par une petite herbe, une mauvaise herbe, mais fleurie, qui a poussé au pied du mur, nous la découvrons à la lueur du bec de gaz, une nuit chaude où nous rentrons. Nuit et tiédeur. Combien, à cause de cette nuit, de la tiédeur et de l’odeur des premiers foins coupés, combien veulent être bons, et partent, vers un nouveau monde...

Car tous ne veulent pas l’amour ! Cette nuit d’été dans le printemps leur dit des mots plus vastes, leur dit l’univers, les étoiles, prendre les étoiles ! – Le bébé couché par sa mère dans ses langes, à l’abri des bottes de blé tandis que sa mère travaille dans le champ, a vu la première étoile s’allumer dans un coin de ciel, et il tend les mains pour l’attraper, encore un effort, plus près, il est seulement tombé à la renverse, et un épi l’a piqué, il pleure... Ce sont les étoiles qu’il faut prendre, et qui peuvent être prises, sûrement, les bienheureux jouent entre les mondes, leurs jouets sont des globes de feu, des montagnes incandescentes et brillantes, mais le feu ne fait pas mal, n’est que brillant, ils jouent avec des lieues et une heure est comme mille ans... le seuil... C’est lorsqu’elle touche ce seuil que la chose de terre, chaotique, tourmentée, avec des angles, des bosses, des sillons, la chose percluse, c’est là qu’elle devient réelle, lisse.

Ici a lieu la transmutation splendide, dernière. Le mal cesse d’être le mal, retombe, oui, dans un enfer, et la purification est entière, la douleur finit, le bien règne, éternel, la bonté.

Le destin, tout destin d’homme est magique et réel, ton destin l’est, mon amour, ton destin, la soif de mon cœur. Le tien surtout, mais il faut dire : tout destin d’homme. Parce qu’il naît de cette source inconnue, magique et réelle, parce qu’il a pris naissance, conception dans l’innomé. Parce que tu es venu de là, mon chéri, le jour où tu es venu par ta présence tout nous expliquer, tout nous dire, tout nous apporter. Sur tes lèvres de nouveau-né, comme la goutte de lait restée suspendue, autour de ton berceau flottaient les Idées, blanches sœurs, comme des anges...

 

 

 

 

 

IV

 

LE ROYAUME

 

 

Tends l’oreille, mon chéri, il faut oser entrer. Il ne faut pas, arrivé sur le seuil, avoir peur et te cacher les yeux, te rendre aveugle pour ne pas voir.

Ne rougis pas, tu écoutes les maîtres, tu viens guidé par eux, et là où ils te laissent, là où ils te conduisent, tu fais le pas qu’alors il dépend de toi seul de faire.

Mon amour, il n’y a plus de vide derrière toi, dans cet espace de temps rempli par le déroulement de ta vie. Le jardin est revenu ; ton adolescence, les allées, l’ombre des arbres, tu t’y re-promenais ce matin entre rêve et sommeil. Mais quand l’adolescent désire, fou, ses petits rêves, il est enchaîné encore. Ce n’est qu’une âme qui veut briser ses liens, la chrysalide qui veut se libérer, les liens étant ses désirs ignorants, petits, il est emprisonné, prisonnier.

Tous les liens craquent – si l’homme veut, s’il ne change pas son vouloir, vouloir du plus, grand, avoir ce qu’il y a de plus grand, et être ce qu’il, y a de plus grand.

– Je croyais qu’il fallait arriver humble.

Oui, humble, c’est-à-dire tel quel. Mais tel quel... Tu as vu dans les cirques, ceux qui manient des rets, un lasso ; ils lancent le lasso, la corde prend mille formes, de serpent, de cercle qui entourent l’homme – l’homme, l’adolescent que tu étais, ainsi entouré de fausses chaînes.

Maintenant, tu es libre. Libre, libre ! C’est fragile et grave comme le très grand bonheur. Ainsi la libellule dont les ailes se déploient. C’est la grâce plus grande que toutes les grâces.

Libre, et corps encore. Libre, blanc comme les ombres, mais les ombres sourient, car leur semblable a corps encore, va leur prêter ce jeu du corps, être ému par le frôlement d’une main, sentir le contact, rester prompt à tomber, prompt à la violence, à la colère, à l’envie, à l’orgueil... pourtant libre comme elles, libéré.

Ce jeu de défaire les liens, de dénouer les nœuds, séparer les deux clés emmêlées – ou les athlètes dans les foires, ligotés, attachés et se détachant !

Libre !... Il faut penser à un matin, un matin d’adolescence : dans l’allée, l’ombre d’un petit arbre aux feuilles légères ; est-ce que les acacias embaument ? Sont-ils en fleurs ? Il fait clair de la clarté de ce matin-là, c’est la lumière du royaume.

Tu es entré. La parole qui fait entrer, c’est : merci ! Merci du monde ! Le monde tel que je l’ai vu, dans son entier, tel je l’aime. Je l’ai vu avec la division des corps, corps des êtres, des choses, je l’ai vu tronqué par l’accident, assombri par le mal, creusé par la douleur... tel qu’il est, je l’ai vu, je l’aime.

Avec tout ce qu’il a je l’aime Avec les moments où vivre, c’est désir de ressembler au duvet de chardon qui vole, à une bruyère rose à l’automne.

Mon chéri, dans ce monde, il y a moins de formes, c’est vrai. Tu regrettes encore ce qui heurte, ce qui violente, ce qui a un corps pour te mesurer avec ce corps, tu veux une résistance, tu hésites à entrer dans ce flou, même dans ce poudroiement des matins, il y a trop de paysages !

Oui, c’est un monde de paysages. Les rives d’un lac, et les arbres du bord ont la douce forme ronde, ronds aussi les nuages blancs et de joyeux étés dans le ciel au-dessus. Des paysages tous d’été, tous verdoyants, des frondaisons. Où sont les nuits d’hiver, dont le silence est mâle, n’est pas le grondement féminin des nuits de Juin, grondement du désir de fécondation ? Où le retour en traîneau, les flocons qui tombent, l’assoupissement progressif, bientôt la neige épaisse ? Où le silence de la gelée ?

Ici trop d’odeurs. Les odeurs, toujours ! Celle des iris, nouvelle, celle des glycines. Et les luzernes, et les trèfles !

Étouffé d’odeurs, anéanti.

Mon chéri, être homme, c’est avant tout être franc, oser. Tu as osé franchir le seuil, maintenant ose dire tel quel ce que tu vois, si tu ne vois plus que des paysages, dis-le.

Et comme un ânonnement d’innocent, épelle, lis, dis : j’ai été étonné de ne pas trouver d’abord l’amour, je croyais que le tout est l’amour, dans le premier croisement des yeux, dans la voix claire qui appelle...

N’y trouvant pas un visage, le visage immortellement heureux, j’ai été étonné de ne pas y rencontrer, immédiate, la pitié, pitié pour les hommes. Plainte de tous, compassion pour tous. De n’y pas retrouver tous les regards qui demandaient, et dans les rues, sur les chemins, le passant quelquefois doit se détourner du malheureux. Ni tous les désirs qui n’ont pas été exaucés. Ni tous les amours voulus parfaits et que l’existence a rognés. Tous les flux de sainteté, rêves d’être bons, avortés. Tous les tristes réveils après la chute, la tristesse, du mal, la chair triste. Je croyais que le royaume comprendrait tous les hommes, à cause de ce qu’ils ne reçoivent pas, et que ce serait tous leurs visages, consolés, qui attendraient, lumineux, souriant du sourire qui pourrait déjà être de la terre si la taie originelle n’obstruait pas le regard, si les yeux voyaient la Rédemption – toutes les douleurs existantes, dans le même temps, rachetées.

Les héros peut-être sont là tout de suite, avec leurs armes resplendissantes ?

La mer n’est pas là. Les eaux sont des eaux de rivières, un lac, il n’y a même pas de torrent. Pas les côtes, les roches déchiquetées, les promontoires noirs, l’eau glauque, verte, vert profond, la transparence. Pas d’algues, pas de goémons, pas les coraux, ni les méduses, pas les polypiers, par les fleurs sous-marines...

Continue, aie le courage. Sois fier, sois heureux, tu as à te servir de ton arme, tu n’es pas privé de ta belle fronde, tes yeux peuvent être ravis, mon amour, tu dois jouer avec ton courage, et bien le tendre, regarde le coup part droit, le plus loin possible – dis :

Tous les paysages sont de terre, les pigeons roucoulent. Ici le vol du premier papillon, un second... Toujours les rayons de ‘soleil entre les branches, les ombres de feuilles, petites feuilles, le dessin sur le gravier de l’allée.

 

Ose toujours.

L’été est intervenu dans le printemps. Il n’y a pas que les marronniers qui ploient sous le poids des fleurs, il y a les aubépines, et les cytises et les lilas, les taillis, déjà toutes les herbes, folles herbes, folles, en délire, d’immenses feuilles près d’un ruisseau caché – sûrement un ruisseau est proche, car, miracle : deux libellules aux ailes bleues, et une autre dorée, les libellules aux ailes bleues, les mêmes que celles de l’endroit de grands arbres où tant d’oiseaux chantaient ! Parmi les marronniers blancs, un rose, presque rouge sang, couleur de douleur, venue par vouloir, couleur de victoire, pas de bonheur seul, de bonheur par une victoire.

Près de la charmille, à gauche, un chant d’oiseau, un murmure doux, sans arrêt. À droite, un autre, trois notes lancées comme un cri, mais le cri d’une exaltation tranquille, la voix de l’après-midi même.

L’été resplendit. L’espace nu est ardent, le choix de l’ombre pour la première fois. Les massifs, les touffes de lumière. Un boqueteau de sapins, l’allée de fleurs, un oiseau jaillit, un oiseau doré – est-ce que l’oiseau doit jaillir parce que la splendeur est totale ? Est-ce que tout arrive quand tout est prêt ? Lorsque l’homme sent ses puissances gronder, ses forces se déployer, parvenues à la taille adulte, est-ce que le vol s’élève, nécessaire ?

Étourdissement, plénitude, fatigue. Saoulé de fatigue comme saoulé de vin. Le voilà l’oubli dans lequel ne reste que la vision ardente des taillis en fleurs, les pelouses au soleil, la lumière. Et le château est habité, il n’est pas le passé, il vit !

Saoulerie de fatigue, l’individu disparaît. Il s’est perdu en même temps que tout se perdait, s’est évanoui dans l’évanouissement. Le monde, les contours se sont dissipés... Redresse-toi, tu dois demeurer entier, toutes tes facultés en arrêt pour observer, pour découvrir. Et le courage maintenant, c’est d’oser te poser la question : suis-je entier ? N’ai-je rien laissé en route ?

Le moment est grave. Il faut – il faut – que tu n’aies pas perdu un éclat de ta voix, un éclat de tes yeux ; un éclat dans ta force, un éclat dans ta certitude ; que tu n’aies diminué en rien, qu’au lieu de perdre, mon amour toi qui depuis que tu t’es connu, pleurais de perdre à chaque instant, de perdre ou toi-même – des minutes, des corps, des âmes possibles de toi-même – ou de perdre quelque chose du monde, de perdre un désir, il faut qu’ici – tremble, tu approches – il faut qu’ici tu reconnaisses tout.

Un frémissement de moins, et tu ne serais pas pur pour le royaume, pas royal pour ton roi. Celui qui aime a-t-il le dos voûté, les traits amollis ?

Il entre, et pour son amour, créé par son amour, tel que son amour le voulait – l’amour est sobre, chaste, ferme, tranquille – il se redresse, son regard brille, il voit son destin.

Le rideau s’est levé. Son destin était de devenir entier, d’atteindre la taille d’homme entier, la puissance de l’homme entier.

Lui, puissant, et cet or. Les visions se posent une à une sur ses yeux. Il est prêt.

Les lignes des filleuls d’un vert gris bleu, uni. Les marronniers ont tous les verts, de vert foncé à vert clair. L’or des boutons d’or. Des fleurs bleues, deux ou trois fleurs roses. Les fraisiers. La statue d’Apollon au bout du chemin éloigné, Apollon en marche, souriant...

Il ne faut pas que tu arrives châtré et adouci, songe à ton amour. Que ta recherche soit inflexible. Vérifie encore, vérifie sans relâche si tu n’as rien perdu.

Tu peux passer vite sur l’enfance, sur ta rue de petite ville, des éléphants passaient dans cette rue le jour où tu es né. Là tu sais bien que tout est retrouvé depuis longtemps, que ton regard joyeux, c’est à cause de cela. Tu as retrouvé la cour où tu jouais après la classe, la porte de la cave, l’allée, le cerisier... Tu as retrouvé les anges que tu figurais dans les processions. Plus vite, puisque là tout est retrouvé. Tu as retrouvé la chapelle où tu murmurais à Dieu même, à son oreille, dans le tabernacle. Il faut t’arrêter lorsque le paulownia est blanc, lorsque tu arrives ici, arrive, mon amour, arrive au point où tu désires la gloire.

Tout d’un coup, ou petit à petit ? Le désir a-t-il été là se dressant brusquement, ou couvait-il depuis toujours ? La gloire, tu négliges l’amour, la gloire seule. Et tu connais, tu devines, tu le dis au même moment : la gloire pour vaincre la mort.

Les années d’adolescence, les premières, si tu savais comme elles questionnent tranquillement la mort, mon chéri, elles disent : j’attends, là je comprendrai. Elles ont pris le mystère par la main, elles attendent le moment où il se dévoilera... odeurs, sons, couleurs... où le soupçon se révélera...

 

Avant tout, il faut – j’aurais dû te le dire tout de suite, j’ai eu tort, – il faut, plus que toi-même, retrouver des morts. Parmi les morts, tous ceux qui sont morts dans les accidents, les corps déchiquetés, saignants, cet homme qui partait gaiement, et subitement, après le grondement trop fort du moteur au-dessus de la maison, sous les débris : sa poitrine blanche fracassée, haletante, tandis que la main n’est plus qu’un moignon, la tête sanglante... ce que tu as vu, mon chéri.

Ce que tu ne peux plus oublier, ce qu’il ne faut pas oublier. Tu dois le retrouver cet homme, le retrouver ici. Cette douleur affreuse des corps mutilés – l’accident, la blessure, la mort subite ! Plus que tout ce que tu dois retrouver de toi-même, il faut pour que tu puisses être heureux, je t’ai dit que tu venais chercher un regard immuablement heureux, il faut qu’eux, ces morts, soient tous là.

Oh ! regarde ! Si tu veux ils peuvent être là, tous, rangés et souriants d’un beau sourire mâle, leur corps redevenu parfait, beau, entier, leurs plaies transformées en points brillants, comme les blessures des saints, ils sont tous saints, tous archanges ! Ceux-ci, des mineurs qui, le visage noirci, méconnaissable, ont été retrouvés asphyxiés ; ceux-là que les gravats ont défigurés, qui ont été étouffés, ceux dont il n’est plus resté rien, et cet homme que tu as vu après l’accident.

Pour lui spécialement. Parce que tu l’as vu, tu demandes pour lui, tu supplies que, sa main, il l’ait retrouvée, son bras entier, que sa tête, ses yeux, sa bouche, son nez ne soient plus sanglants. Ici. Il est rayonnant, magnifique, il ne souffre plus, il est heureux, il est au milieu d’autres hommes, des hommes qui parlent comme parlent des hommes entre eux, sans attendrissement, qui ont conservé leur belle pudeur contre l’émotion, ils disent : cela a été vite fait, et ils sourient du sourire pour lequel une femme sur la terre se retournerait, voudrait les aimer.

S’ils sont là, tous guéris, tous ne souffrant plus, sans leur douleur, même riant de cette douleur comme d’une aventure – ils sont fiers, ils ont eu l’aventure, ils ont été choisis ! Ils sont tous là, si toute la violence est expiée, violence des hommes entre eux, ceux qui sont tombés dans des rixes, sous d’affreux coups et violence des masses, des poids, explosion, si toutes les affreuses œuvres de violence, toutes les morts par la violence, ici sont rachetées – si ceux qui sont morts de cette mort-là, sont revenus ici, déjà, si leur souffrance ils ne l’ont plus, si elle est devenue tellement, si totalement une joie, qu’avec un peu d’ombre, un peu de silence, un rien en plus, ils pourraient l’expliquer aux vivants, à ceux qui les aiment encore sur la terre, qui pleurent, disent qu’ils ne peuvent plus vivre, peut-être veulent se tuer de douleur, la femme veut mourir aussi... s’ils sont là, si tu entrevois ce monde glorieux, des corps glorieux, et tu peux l’assurer, ils sont là – dis : c’est bien, j’ai tout, j’ai tout pour moi.

Les phrases ont reculé. Un homme grand est fait de tous les êtres petits qu’il eût pu devenir ? L’essentiel, ce qu’il retrouve, comprend tout l’accessoire, les riens, ce qu’il croyait semer en route – c’est cela qui voulait s’exprimer, et au lieu de cela : les autres, il faut retrouver les autres ?

Pouvoir le dire est la grâce absolue. Dire d’abord : il faut que les douleurs, douleurs de chair, des chairs séparées les unes des autres, hommes et femmes qui s’aimaient, mères et enfants, enfants et mères, il faut d’abord qu’elles, soient rachetées, que rien n’ait cessé par la mort, que l’amour ait continué, continue à jamais entre ceux qui s’aimaient, que tu puisses consoler ces douleurs-là, certifier, je suis sûr, j’ai vu.

Sache plus. Lorsqu’un homme dit : moi-même – ce que son corps à lui souffre de désirs, de soifs, ce n’est pas grand-chose, – ose, ce n’est rien ! Même si sa chair crie, au moment même où sa chair crie. Ce n’est qu’une partie d’un désir plus grand, total, englobant plus que la terre, englobant la création, c’est au cri de l’homme créé, de l’homme vivant qu’il veut que soit répondu : il n’y a plus de douleur un jour.

Donc il n’y a pas de douleur maintenant, même si je la sens même si elle me brise, même si elle m’étouffe, je vais sombrer, je ne regarderai plus une herbe verte, un paysage tranquillement serein, parce que l’homme a trop de souffrance... Non, puisque le mal est transitoire.

Les phrases attendront, elles murmurent : l’homme, un homme sur sa route n’abandonne pas tous ceux qu’il aurait pu être, sa route n’est pas une route de tombeaux. Tu l’as cru au début même de ta route, alors qu’il n’y avait encore qu’un ou deux tombeaux, de ce que tu croyais tombeaux : un moi faible, enterré, un moi aimant les lumières, comme les papillons de nuit aiment les lampes, aimant les louanges, aimant régner – moi tout de suite éteint, fragile.

Un autre voulait plus, voulait une gloire durable et non éphémère : la création immortelle.

Pour le moi ayant aimé, tu n’as jamais craint. Lui n’a jamais été mis au tombeau, cela tu le sais, tu l’as su tout de suite, aussi ne t’étonnes-tu pas qu’il soit là, le plus brillant, le plus heureux, comblé maintenant, comblé d’amour, tu n’es pas seul au lieu où tout se retrouve, où les corps qui se sont aimés se retrouvent.

 

Dans le royaume, une prière.

Voulez-vous que ce soit maintenant, mon Dieu, à l’heure d’autrefois, à l’heure qui n’était pas encore l’heure de la fatigue ?

Miraculeusement, la fatigue n’est pas là ce soir. C’est autrefois, c’est ce temps-même : la chaleur murmurante, la tache ronde de la lumière de la lampe. Dans ce temps-là, je vous parlais, mon Dieu, je m’adressais à vous par votre nom, je vous demandais ce que vous feriez de moi.

Ce soir, je veux m’adresser à vous comme alors, disant mon Dieu, attendant votre réponse, sachant que Vous êtes là, Vous la nuit, les choses qui regardent, leur voix. Mais vous ne vous cachez plus, vous êtes présent, vous êtes à côté.

En ce temps-là, je disais : je sens mon destin, choisi, façonné par vous, destin pour un enfant chéri, je voulais être chéri, destiné à... le mot est : prédestiné... et depuis j’ai rencontré la parole : ni la nourriture meilleure, ni l’air plus léger, ni la joie plus claire, veuille être le plus pauvre...

Mon Dieu, je veux ce que vous voulez, cela vous savez que c’est vrai, plus que tout ce que je pourrais vous dire de contraire, tout ce que je pourrais renier – je tremble pourtant.

Je tremble parce que vous voulez quelque chose que je ne sais pas, qui va paraître. Je l’accepte. Le destin reprend sa marche, visiblement ascendante. Des circonstances s’émeuvent au loin, qui arrivent, Je les veux joyeusement, ardemment, comme je les voulais alors, je vous dis comme alors : mon Dieu.

J’ai craint et j’ai appelé les dates où une vie tournait, changeait. Tout est pareil, rien n’est resté de l’homme qui a vu, a connu, a subi l’épreuve. Vous avez l’homme tout entier, l’enfant qu’il était. Il n’a rien laissé.

Il n’a rien laissé à son amour, car son amour l’a mené à vous, l’a ramené. Il n’a même, en ce moment, sûrement, rien laissé au monde qu’il connaît et aime aussi d’amour, aux paysages qui sont sa vie, à la matière qui l’enivre. Il revient, accompagné par les plus grands des hommes, par les créateurs. Il ne sait pas ce qu’il lui reste du désir d’immortalité, désir, soif de les rejoindre, d’avoir avec eux, la similitude qu’il n’a pas rencontrée parmi les hommes, avant de la retrouver dans tous, avant de savoir qu’elle était dans le visage de chacun, dans leurs aspirations confuses, avant de savoir que tout lui était frère.

Ce sont comme les souvenirs d’un voyage, d’un voyage qui devait aller jusqu’au bout, en passant et s’arrêtant à toutes les bornes où doivent s’arrêter les hommes, les marcheurs de vie humaine. En s’arrêtant, en étant retenu au stade royal de l’épreuve.

L’épreuve ? Pas un chat-huant, une bête de nuit, sombre, dans du noir ; pas un reptile, par un mauvais insecte, une araignée mauvaise.

L’épreuve, un beau noble animal, un lion, une panthère royale, – épreuve : sceau pour ceux qui sont chéris.

Le vieux cri jaillit. Le permettez-vous, mon Dieu, le voulez-vous ? Lorsque vous voulez que l’homme vous revienne entier, est-ce bien Vous, non pas son désir, qui lui montrez que sa route n’était pas une route s’enfonçant dans des ornières, descendant, disparaissant, et remontant, de nouveau disparaissant, que la route était droite, tracé noble et direct, ferme, rapide, sans hésitation, tracé de main divine.

Au moment d’autrefois, vous avez dit : roi ; le legs que vous avez voulu, désigné, a été : roi. Depuis, toujours, vous avez marqué le destin du signe de royauté, pour ce destin, les faits s’accomplissaient, s’achevaient.

La royauté revient, la flèche. Je la veux comme je la voulais autrefois, je la veux follement, mais je veux Vous en la voulant. C’est Vous que j’aime, Vous vers qui je vole, Vous à qui je viendrai toujours.

Le secret, tant cherché : possession, domination, incorporation, c’était « amour », aimer le monde, aimer tout au monde, le destin était destin d’amour.

La révélation est étrange. J’aime tout au monde, et cet amour fait que le monde se recouvre d’inconnu.

Qu’est-ce que les visages ? Qu’est-ce que connaître, mon Dieu, qu’est-ce que désirer l’accomplissement dans un autre corps ? Et la toute dernière question d’adolescence, je veux vous la refaire, aussi palpitante, pour que vous ayez tout, tout ce que je puis dire : qu’est-ce que mourir ?

Je suis à vous. Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus comment je suis arrivé. Je sais que je ne connais plus le monde, que je ne connais plus que Vous, et que j’aime le monde, j’aime Vous.

Je ne sais pas ce qu’un homme doit faire lorsqu’il a rompu le silence. J’aurais su s’il avait dû être laboureur, vigneron, ou soldat. S’il avait eu une tâche, il aurait accompli sa tâche.

Qu’est-ce que l’œuvre ? Comment jaillit-elle du non-être ? Comment sont désignés les créateurs ?

Et comment les morts sont-ils présents quand un nouveau créateur répète après eux : je voudrais des miracles, eux qui sont dans le miracle.

Un homme vient au monde, un jour l’infini tressaille et il vient, lui que Vous avez connu de toute éternité – comment ?

Comment la nécessité s’ajoute-t-elle : « pour un pays. » C’est pour lui, lui est mon corps agrandi, ma chair. Je l’aime lui, je veux que ma vie soit à lui, et j’aime les miens, l’éternité sera avec eux, je veux être grand, être...

 

Tu vois que rien ne se perd, mon chéri, puisque tu retrouves aussi les fièvres.

– N’oublierai-je pas ?

N’oublierai-je pas de dire que pour ce qu’ils n’ont pas, il faut aimer les hommes, les aimer de tendresse. À cause de l’humilité de leur erreur. Car ils croient que ce qu’ils n’ont pas, c’est un corps, c’est un être, c’est ce qu’ils désirent, santé, fortune, ou la beauté, ou la tranquillité des matins, les crépuscules, les nuits chaudes et les nuits de gelée – et ce qu’ils désirent, c’est plus, c’est ailleurs, c’est après, c’est ici, mon amour, dans cet or.

Dis aussi : il faut les aimer lorsqu’ils ont. Pour cette lueur de bonheur dans leurs yeux, la lueur ravissante de l’homme heureux, qui a eu le bonheur ce matin, qui l’a vue, elle, ce matin, et leurs yeux se sont parlé. Nous inventerons le plus beau paysage pour dire qu’ils se sont parlé là, et plus, qu’ils se sont tu, et son bras l’a enlacée. Ici le triomphe, mon chéri, la totalité de ce qui est donné, du bonheur ; tu seras un heureux, et les autres, tu les rendras heureux – ce qui n’est pas dit aux créateurs.

Mais les créateurs, d’eux ne t’occupe pas, ne les plains pas, ce serait faux. Sache que leur douleur, la douleur qui les a faits dieux, comme Dieu animant une glaise, eux animant le marbre, captant l’esprit sur une toile, dans des sons, dans des mots, sache que pour cette douleur-là, ils auraient donné des mondes, tous les plaisirs réunis, de tous les hommes, tous les plaisirs conçus, possibles, vécus – ils préféraient créer, retrouver, eux ont retrouvé ce que l’homme cherche, ils l’ont retrouvé au prix d’eux-mêmes, sacrifice d’eux-mêmes, don d’eux-mêmes, le don ils l’ont fait à ce qui était en eux et plus grand qu’eux.

Aime les hommes pour la lueur du bonheur, lorsqu’ils ont vu l’étoile, lu le présage de leur destin accompli – c’est sur un pont, un matin, le soleil bientôt sera au zénith, et le devin dit : ce sera beau... Mon amour, pour ce bondissement du cœur de l’homme qui espère, cette lueur d’espérance dans les yeux, dis que pour elle Dieu donnerait tout, qu’il a créé le monde pour la voir, qu’il veut la voir.

Au-delà, et plus que l’espérance. Regarde les matins d’accomplissement où ils s’écrient, et des larmes de bonheur sont près de couler de leurs yeux : j’ai tout, je ne veux plus.

Le monde n’est pas seulement un monde d’hommes ? Les doux végétaux, les bêtes, l’ourse blanche, ses petits, toutes les femelles, leur mâle... Si, mon chéri, il est de l’homme, il est pour l’homme, les animaux sont pour lui, les forêts, les rivages, la mer – même la mer, c’est pour qu’il désire, pour qu’il aime mourir, lorsque ses yeux s’ouvrent au monde, lorsqu’il connaît, et qu’il l’écoute la nuit.

Dans une fièvre aussi : comment sont-ils morts ceux qui avaient dit auparavant qu’ils étaient curieux d’« elle », du dernier moment ? Et ceux qui n’avaient pas soupçonné que ce dernier moment pût venir pour eux ? Comment ceux qui étaient les prêtres de la vie sont-ils morts ? Comment meurent-ils ? Comment les yeux se referment-ils pour la dernière fois ?

Est-ce d’amour comblé, de trop de plénitude, parce qu’ils sont sur le sommet du temple et que les cités des hommes sont si belles, ils voient les hommes, femmes s’aimant, est-ce parce que de trop de délices, ils doivent fermer les yeux ? Il est impossible que ce soit de lassitude, comme la bergère de porcelaine en haut de la cheminée avec le ramoneur, toutes les lumières de la ville brillent, c’est trop, du fond de la cheminée il n’y avait qu’une seule étoile visible, maintenant toutes... la bergère dit : « retournons », elle soupire : je n’avais pas soupçonné que le monde fût si grand, il est trop grand...

Nous ne serons jamais las, mon chéri. Tu es fort, Dieu élit chaque créature lorsqu’il l’envoie vivre.

Aime encore ces fièvres-ci, autres : ... Irritation, soulèvement de l’âme, ...quelque chose veut se marquer, personne ne sait. ... Seul, lui seul pour témoin... Mais se précipitant, chaque heure pousse un déclic, appuie d’une touche pour achever... Quoi ?... Qu’est-ce qui finit, comme une vague sur la grève, adieu ...puisque rien ne cesse ! Ce n’est peut-être que le danger qui est passé, cette houle, ouragan, afflux, électricité magique, cet orage... Connaissance ! adoration, la fièvre qui ne reviendra jamais, cet essai de mue en divin...

Ris, éclate de rire ! « Qui ne reviendra jamais ? » La fièvre qui dure, n’a pas cessé, reprend, est la vie même, jusqu’au dernier souffle !

Elle s’assoupissait par moments dans « renoncement », dans « contentement » ? une douceur à céder, une voix : non, par ici... de douces plages, presqu’un bercement, des « viens » de mère...

Une vie royale, mon chéri, c’est n’entendre que ce « viens », c’est suivre la voix qui appelle, rappelle après les fautes, les chutes, rappelle après l’orgueil, et veut que tu viennes, qu’un homme vienne.

Il répond. Toute sa vie se résout en « viens », il commence à obéir. Nous sommes deux, mon amour, à jouer dans le royaume. Beauté ! Oui, elle, c’est elle que nous voulions, nous ne savions pas, c’était elle. Elle comme l’amour. Devant elle, pouvoir crier, ou se rouler dans l’herbe, de plaisir, commencer des jeux violents, une course, des sauts, être le plus fort, le premier, le premier de corps, un athlète beau – être beau, être grand, pour elle, parce qu’elle existe. Parce que la terre est peuplée d’elle, du legs des hommes divins. Quand l’adolescent part la chercher, il la trouve : c’est un vitrail, c’est devant un vitrail que pour la première fois il devient muet, il l’a vue.

Après, ce seront des oliviers, un ciel aperçu entre les branches d’un figuier, un ciel bleu ; après, un ciel chargé de nuages, les magnifiques nuages se pressent comme des chars pour une fête promise...

Fête du monde ! Au monde, mon amour, nous sommes au monde !

 

Ce qu’est cette force, d’abord appelée vouloir, entêtement, vouloir forcené, obstiné, c’est l’homme qui veut lui-même, veut sa puissance. Puis le vouloir s’appelle faiblesse, vide, vase vide pour qu’il soit rempli. Mais ce qui se dresse après ces hésitations, c’est la force réelle, celle qui comprend vouloir et faiblesse, le vouloir d’amour, dans un amour, il faut lutter pour l’amour, lutter lorsqu’il se voile... Chut, dis des mots de la terre pour que le ciel se réjouisse. L’homme ne sent plus l’aiguillon, la douleur, il sait que le corps n’est que débilité, qu’inclination au mal, mais il sait aussi qu’il peut ne plus tomber au premier choc s’il crie à l’aide, et même s’il a crié et qu’il succombe, le jour suivant il est humilié, il n’est pas abattu.

Fort, c’est ivresse d’être fort ! Sentir la puissance prête, comme une armure intérieure cuirassant l’homme, il est maintenu, il est porté !

Beau comme la force, l’amour humain, même l’illusion d’amour, ce qui ne va pas être entre cet homme et cette femme qui se regardent, que le frôlement émeut, ils vont se détourner, ils préfèrent cet instant, ce regret, et ce regret, lui, rentre dans l’éternel.

Force, illusion d’amour : ce dont le corps frémit. Il est fier, il n’est plus terrassé par la fatigue, par un mal caché, il est droit, debout, il ira en plein soleil, sous les soleils les plus ardents, et les soleils ne l’accableront pas, il fera de longues marches, et il chantera pendant les marches, aussi fort, la voix aussi joyeusement claire à la fin de la marche qu’au début, il aura chaud ! Et en hiver aussi, il sera halé par le soleil, les givres étincelants. ...La santé, ce bien !

D’autres arrivent défaits, prêts au repos, ou le visage ravagé, toi tu arrives rayonnant, superbe, j’ai cru te perdre, et maintenant tu es un homme fort, tu es tellement grand, bien plus grand que ta mère, c’est toi qui te baisses pour l’embrasser, elle t’a, mon amour, elle a son enfant grandi, vigoureux, qui peut tout !

Elle est heureuse, heureuse, tiens ! Comme lorsqu’elle e été une très jeune fille, et que ce n’est pas une seule fleur qu’elle a vu s’ouvrir sur une plante qu’elle aimait ; ce matin-là, elle en a vu plusieurs, beaucoup, qui naissaient, et qui ne venaient pas lentement, elles naissaient facilement, abondamment. Autant que les mains pourront en tenir ! Ainsi qu’il faut donner.

Et le soleil n’est pas lointain. Regarde, il est au-dessus, ici, le trajet est court. Ce sont les pensées, les fatigues de cerveau qui ont trompé, ont fait croire qu’il n’était pas voisin, ami, présent ; si tu ouvres la fenêtre, si tu te penches : regarde, ton ami est là.

Des jours ont dit : Que l’infini ne s’éloigne pas, il fut le seul commerce aimé. Le quitter, ce serait tout à coup être pauvre, la misère nue. Le bonheur ? Prison, cave, l’immensité abandonnée, après son étroitesse aux jeunes ans comme une tunique collée. Revenir, retoucher terre ? Non. Que l’Éternel descende, berçant une paille humaine, en son séjour temporel.

Et d’autres jours. Fuyez, phrases. Cette fois-ci, l’œuvre de chair et de joie, elle est votre suite, la fleur que vous formiez. Génie, souci adoré, lever de jeunesse, aube, captivité éblouissante, larmes et paradis ...comme le cœur battait, comme les dents se serraient ...avoir vu et revenir ...quai de l’arrachement avant l’autre port, besoin de pleurer qui déjà ne s’épanchera plus... Là, une fin, la fin tant attendue : l’air et le monde pas cherché, la vie.

Ainsi est le corps pendant ses jeunes ans, une écorce ballottée sur la houle du désir, du regret ! Maintenant répète les mêmes mots, pour que tous les hommes viennent à l’or, au royaume, que les plus beaux, les orgueilleux, ne refusent pas de venir, disant : il n’y a plus de cri, il n’y a plus de déchirement, et plus de vagues, c’est l’uniformité, le lac, la paix !

La paix, c’est une chose frémissante, ardente, chose qui à chaque minute, à chaque effluve, parce qu’un visage va passer – je ne sais plus ! – doit être maintenue, maintenue serrée à crier de douleur, une main serrée jusqu’à ce qu’elle crie.

C’est une ivresse que de la conquérir. Tu la veux, n’est-ce pas, mon joueur, mon lutteur ?

Et toi qui n’as peur de rien, ajoute : je ne renoncerai pas non plus aux sérénités.

Car alors, ce sont ceux qui ont entendu les mots sur les fleurs, les ciels, sur les enfants, qui diraient mais nous !

Ayant accepté la fièvre, après le clocher de fièvre accepte aussi que la fièvre tombe, et dis : pendant que les adolescents bandent leur force, l’essayent, l’emploient à mal faire, pour voir comme elle est puissante, jusqu’où ils iront, jusqu’où ils résisteront, ange, à toi – pendant ce temps, le monde appartient aux enfants.

Le monde est à peine de l’homme, de l’homme mûr, il y a plus d’enfants que d’hommes.

Hier un petit garçon passait devant la palissade où les chèvres aussi cherchent à attraper, par les interstices, des brins d’herbe. Il ne savait pas que quelqu’un le regardait, la rue était vide. Il passe la main, ne réussit pas. Il dépose ses livres pour mieux faire. Pas encore. Alors il saisit une baguette, et doucement, délicatement, il ramène, il a cueilli... un bouton d’or. Peut-être il l’a voulu pour sa mère, il va le lui donner s’il ne rencontre pas d’autres garçons, car devant des garçons il le jetterait, le piétinerait au besoin. Mais je sans : c’est pour sa mère.

À ce moment-là, celui qui regarde possède tout. Comme si au bout de la vie, au bout d’un long chemin où il aurait été troublé par tant d’éclats, tant de vertiges, l’ange lui disait : vois... Et satisfait, très tranquille, maintenant prêt à l’éternité, il répondrait : c’est vrai, il y avait cela.

Des tranquillités, des douceurs, des joies claires, enfantines veulent venir. Joie, comme lorsque l’oiseau chante au printemps, joie comme lorsque tout est bien : tu es là,... mon chéri...

 

Douceur ! le mot que l’adolescent veut le moins, son ennemi. Il le supprime de son langage, le bannit de sa pensée, prêt à la brimer si elle l’a formulé avant que lui, conscient, ne soit intervenu.

Aujourd’hui, dans la magie, il y a cette douceur pourtant. Un ciel doux. Les ondulations de petits nuages, une trame gondolée, les moutons de ce ciel, c’est doux. Le temps aussi est doux. Doux, comme lorsque des effluves de bonheur passent, vraiment tels des souffles, sur la pensée qui la veille dans la nuit a pu être harcelée par la crainte... le mal de la nuit sombre...

Cette certaine douceur que ressent l’œil libre. Il la ressent pour la première fois. Il ne la ressentait pas quand il tenait à lui-même, gâchant tout avec lui-même. Douceur qui est ne plus savoir comment est le doux. Connaître seulement que le goût est nouveau, parce que l’enfance est revenue, ou bien que le désir de gloire, amour, fortune s’est éloigné ; la satisfaction par les biens, éloignée, qu’alors la satisfaction peut être pure, par... par le ruisseau murmurant ...par la vie seule ...« elle-même »...

– Comment je l’aime ? Pour elle-même, pas pour ce qu’elle apporte.

Elle-même : le fait est passé et il revient pur, réapparaît après. Deux actes dans la possession : d’abord prendre le monde, courir aux quatre coins du monde, n’avoir pas assez de terre pour le désir, courir les steppes, les mers, les espaces nus, l’espace ! Avec la même avidité, vouloir sortir du jardin, du parc – le champ au bout de la rue, je ne le connais pas ! Premier acte : prendre. Deuxième acte : se rappeler – le rappel, c’est le doux.

Tu veux bien qu’un peu fatigués, nous nous reposions à simplement regarder le ciel, les nuages, la voiture qui passe. Doux, le paysage de la première campagne vue en Italie, et dix-huit ans en Italie. Et douce cette nuit, mon chéri, qui n’est pas encore lointaine...

La journée avait été sombre, c’était la dernière journée de l’année. Dans la campagne que j’avais traversée pour venir il n’y avait plus que le murmure de l’eau qui fût vivant. À chaque gare, lorsque le train passait, une vision rapide : un arbre de Noël allumé. Vers la frontière un rayon tiède avait brillé, et le dégel d’un peu de neige, d’une très légère couche commençait. Donc boue et obscurité, à quatre heures, au moment de l’arrivée, un chasseur parlait d’ours, de loups, il faisait froid.

À l’entrée de la maison, tu m’attendais. Je ne voyais que toi, je rie voulais que toi (sur ma table, les petits chevaux que tu m’avais préparés). Toi, comme lorsque ta grande maladie finissait et que c’était moi qui étais dans ta chambre. Toi, comme à deux ans, lors du gâteau aux deux bougies lorsque je demandais : la joie, que tu aies la joie... lorsque tu coupais les feuilles de marronnier au bas du tronc... ton manteau bleu, tes cheveux frisant derrière... Oh ! je veux bien que mon parler soit nul ! Toi comme lorsqu’il a fallu que tu partes, que je t’ai habillé le dernier matin, lorsque tu n’as pas compris tout de suite, sur le quai, et qu’après tu as crié mon nom...

Tu m’attendais donc lors de cette arrivée, et je ne voyais que toi. La nuit, la fenêtre de ma chambre n’avait été qu’entrebâillée, je me suis levée pour avoir plus d’air. Ma chambre donnait sur le parc, devant la maison. J’ai ouvert la fenêtre et deux choses sont entrées : du bleu, le bleu de la nuit, et un bruit d’eau, le bruit de la pièce d’eau qui dégelait un peu.

Les nuits qui ont suivi, je me suis toujours endormie par ce bleu que je faisais entrer et par le léger bruit du dégel. J’ai dormi sous une image : l’Enfant Jésus dans les bras de Marie. Je l’ai regardée tous les soirs avant de fermer les yeux, et je l’ai regardée le matin... tu vois que ce souvenir-là est doux, perd tout son orgueil, parle seulement pour nous deux, j’ose dire qui je suis, qui tu es...

Par la même fenêtre, dans la journée, sont entrés de beaux bruits, le départ des chasseurs, les voitures, les rabatteurs ; le premier jour de battue, nous pouvions les voir, leur cercle dans le champ en face, nous les avons regardés avant de les rejoindre, te rappelles-tu ? Les cochers avaient des rubans de couleur à leurs fouets. Tu te rappelles comme le faisan tombe, frappé. La chasse ? Après... Avec le souvenir d’un portrait de conquérant jeune, au regard grave, qui porte son destin...

Aujourd’hui les douceurs, un très jeune garçon qui dit à une femme : « avec vous... » Et la femme en souriant répond : « Ce n’est pas moi que vous aimez, vous aimez en moi celle que vous aimerez plus tard... »

 

 

 

 

 

V

 

LA TRANSFIGURATION

 

 

L’année a débuté là, à cette rencontre. Que s’est-il passé dans la nuit, qu’est-ce qu’ont apporté le bleu et le bruit du dégel ? Qu’est-ce qu’ils ont apporté au monde, ajouté à son incompréhensible destinée ? Comment Dieu a-t-il regardé le monde cette nuit-là, comment lui a-t-il donné sa nouvelle année ?

L’après-midi, nous sommes sortis dans la campagne, avec les chasseurs. Trop tard, le jour tombait, les faisans ne volaient plus.

Un brouillard total enveloppait le paysage, la campagne devenait l’infini. Les corps semblaient légers, telle leur apparence physique d’ombres ; la séparation entre eux s’atténuait ; la personne à côté, même tout près, était prise par le brouillard. Visibles seulement les petites plaques de neige, juste celles qui se trouvaient aux pieds, les petites plaques restées sur le sol labouré, sur les mottes inégales.

Seuls les bouts des joncs étaient rouges, rouge vivant, nous entourions une oseraie. Ce brouillard, cet infini, les bouts rouges des osiers, c’était le signe de certitude, la certitude absolue, la confiance absolue.

La vie certains soirs, mon chéri, ce peut être l’environnement de pensers quotidiens, le souci du vivre même, du pain, du gain, des nécessités, mais même ces soirs-là, ces soirs-là surtout, même lorsque la tête bat, quand : argent, argent, l’idée fixe, est venue s’interposer, barrant tout – la vie transfigurée, c’est comme tendre les mains au-delà, c’est effectivement ce geste-là, et répéter : la vie, c’est tout le reste, c’est au-delà.

Beauté ! Elle, toujours elle ! À cause de cette tête battante, de ces soucis qui la cachent, par jalousie, je te le crie exprès plus fort, tu entends : la vie vraie, ce n’est rien de ce qui empêche de dormir, fait les réveils brusques dans le noir ; cela, c’est une attaque dans le noir.

C’est le contraire, c’est tout ce qui apporterait le sommeil, un sommeil doux, bienfaisant. Pouvoir aller au bout du parc, là où est la statue belle, Apollon en marche, la statue en pleine lumière, en plein soleil l’autre jour, pouvoir s’agenouiller près d’elle, toucher la pierre, joindre les mains comme pour une prière, une prière exaucée déjà.

Ce serait pouvoir enfin crier des noms lorsque la nature est trop belle, appeler à haute voix : arbres ! Végétaux ! Sentir qu’eux ; s’ils ne répondent pas en mots, en parole humaine, répondent autrement, ont une voix. Alors le dialogue, et dans le dialogue, l’homme en langage humain, articulé disant : plantes ! Avec vous ! Plantes, ciel, soleil haut !

Plus l’oppression de ce silence, qu’il ne faille jamais dire, parler à l’amour, ne dire que les noms des signes, dire : les fleurs, et pas appeler : fleurs, parenté !

Parenté, vie, cela seulement. Les chiffres se battent dans la tête ? Ris, domine. L’argent aussi est beau, parce que les simples le gagnent lentement, à la sueur de leur front, et seulement pour manger. C’est beau quand ils en ont peu, si peu, et qu’ils le conservent comme si c’était tout, qu’ils se querellent pour le garder ; leur pauvre trésor ! Deux vieux se sont battus parce que l’un avait soupçonné l’autre de toucher à ce qu’il avait, rien, des balayures ramassées !

Tu vois, c’est beau aussi, puisque par l’argent, par cette pensée, tu arrives aussi à la pitié. La pitié dont vraiment le cœur étouffe. Lorsque les simples sont malheureux, lorsque les pauvres perdent tout. Tu vois, même lui, l’argent hideux, est racheté, seulement il n’est pas là tout de suite dans la pensée de la vie, il faut qu’il devienne sueur humaine, représentation d’effort, pour rentrer dans ce qui compte, dans ce qui est.

Beauté, tout – et la mort. Ou la mort à cause d’elle, pour aller vers elle, ne plus être séparé d’elle, que cet exil finisse. Si, l’homme supportera jusqu’au bout, il le veut, le désire, dit : je suis fort, je supporterai – il supportera tant qu’il pourra, mais peut-être qu’un jour il ne pourra plus, et ce jour-là il ne sera pas coupable de vouloir mourir, il aura été jusqu’au bout, il aura accompli son rôle, c’est seulement son amour qui aura jugé, aura souri, l’aura délivré.

En pleine nature, s’écrier enfin : j’adore ! Le crier parmi les champs qui crient, exultent, crient la gloire infinie. Et le taire dans les forêts, car les forêts prient silencieusement.

La beauté, la mort, la pitié : l’ouvre humaine, accomplie par tous les hommes, tous à la chaîne, accomplissant sans savoir.

Lorsque les soucis martèlent le cerveau, ce n’est que ma tête qui souffre, mais mon vouloir, ma pensée, ne veulent que lé destin total du monde, ne s’intéressent qu’à lui ; comment le monde avance vers son obscur avènement, tout entier, en ce moment ; cette petite souffrance de la fièvre pour équilibrer d’autres souffrances, et souffrance qui n’en est même pas une, qui n’est peut-être que victoire pour demain, souvenir de résistance.

La vie transfigurée, c’est l’adolescence. Ce sont ses soucis, ou ce qui reste pareil à l’adolescence. Les bonheurs, les rénovations. Partir et les arrivées. Arriver un matin : le premier réveil, la petite place est calme, un homme passe poussant une brouette, le bruit de la brouette ; les maisons en face s’étagent bien, en ordre, posément, composant le tableau parfait ; et les hirondelles, la brochette d’hirondelles devant la fenêtre, plumes blondes, dorées, les hirondelles sont au soleil...

C’est l’oubli des arrivées. Hier, hier... Ce matin, la mer pure, plus rien, la pensée pure comme la mer, comme l’aube. Oubliée la ville, oublié hier. C’est suivre le chemin serpentant sur les collines, descendre entre des oliviers, peut-être des orangers, l’odeur... Ce n’est pas lors d’un paysage violent, brutal, âpre, obligeant la pensée à se ressaisir, à reprendre l’interrogation. Ce sont les douces réponses données par une prairie, par le ruisseau, sur le bord du ruisseau, des fleurs jaunes, jamais vues : petite eau et populages.

Comblé par un champ comme un visage par l’autre visage. Beauté, nature, l’effort des hommes, les héros : mourir... le jour vient pour tous... l’extase...

 

C’est l’Esprit qui transfigure, mon chéri.

Deux de ses images : celles-ci. D’abord la Pentecôte. Les apôtres sont dans l’attente. Regarde leurs visages. Marie est au milieu d’eux. Ils sont tous là, j’ai compté. Douze, même Thomas. C’est à la première apparition après l’Ascension que Thomas n’a pas cru. Maintenant il attend avec les autres.

Regarde, ils sont si privés, ils n’ont rien. Sauf peut-être Marie, elle a, elle est plus calme, plus sûre. Un livre ouvert. L’un des apôtres, le dernier à droite, ne regarde que le ciel, il sait qu’il n’y a que le ciel, prier, les autres peuvent regarder dans le livre, lui, les yeux levés ne fait que prier. Trois autres essayent de lire, peut-être qu’en lisant ?... Jean est triste, lui visiblement, lui a aimé et n’a plus son amour.

Ceux de gauche sont plus distraits. Des hommes, ils le sont encore. Sans doute que l’un d’eux dit : mais comment, comment, puisqu’Il est parti ! L’autre l’écoute, ces raisonnements d’hommes : bien sûr ! Les trois derniers feront ce que feront les autres.

Mais en tout cas, ils sont ensemble, ils attendent ensemble, autour de Marie, comme autour d’une mère, c’est Marie qui les retient, ils sont ses enfants, elle le sait déjà, déjà la parole lui a été dite : Mère voilà votre fils.

L’autre image représentant l’attente des hommes est à Tolède, au fond de la chapelle très claire, blanche. L’apparition à la façon d’une surprise, l’Enterrement du Comte d’Orgaz. Ce sont saint Augustin et saint Étienne qui ensevelissent le corps, eux peuvent être toute attention à ce corps qu’ils portent, ils le portent soigneusement, presque tendrement, eux aiment la dépouille humaine, ce qui a été un corps terrestre...

Mais ceux qui regardent ne songent pas à l’ensevelissement. C’est la question totale, terre en face de ciel, qu’ils se posent. Un seul voit, voit le ciel ouvert, l’attente, le Christ, sa Mère, et l’homme, guerrier en bas, qui en haut arrive nu. Lui voit, il est dans la joie, ravi, une joie qui va presque le faire sourire, de force, il va le crier : je vois ! Un autre, un vieillard voit aussi, mais bien qu’il voie, son expression est grave, peut-être parce qu’il voit que l’homme arrive nu, que le mort n’a plus rien. Un troisième prie, demande à voir. Les autres ne peuvent que regarder la terre, ce qui se passe à leurs pieds. L’un, jeune, est triste, à cause du spectacle de la mort. D’autres résignés. Plusieurs restent ce qu’ils sont, des compagnons d’armes du mort, il est mort, eux mourront aussi.

Comment et quand l’Esprit descend-il ? La Clairvoyance ?

Il a parlé la veille d’une Pentecôte, dans le cœur dévasté par la faute. Ses premiers mots sont : sans moi tu ne peux rien, tu n’es que mal. Il ajoute la première caresse : mais je viendrai, je descendrai.

Et des hommes, mon chéri, ne voient jamais sur la terre que l’Esprit est descendu, a transfiguré la terre. Même quelquefois ceux dont toute la vie, la raison d’être, n’est que cette question-là, la question qu’ils posent et reposent à chaque bonheur, à chaque douleur, à ce qu’ils rencontrent... une grève nue où il y a des empreintes d’oiseaux sur le sable... des traces des bêtes dans la campagne un jour de neige, larges traces des renards, petites empreintes, les belettes et le silence, la vie totale, présente et invisible... Ceux qui la posent à chaque étreinte, étreinte qui ne les a pas comblés, cherchent avant, plus loin, lorsque le temps n’était pas là, lorsque les arbres, dans le premier paradis, au même moment avaient fleurs et fruits, avant le temps, avant la mort...

Et ceux qu’a ravagés l’inimitié des hommes Ceux qui voulaient leur être semblables et n’ont pas pu. Ceux dont le calvaire aura été cette différence, cet empêchement à les aimer, à être aimés, ils ne voulaient que cela, être aimés.

Ceux-là cherchent, arpentent les continents : trouverai-je ici, là, des compagnons ? Ils rencontrent, ils espèrent, ils reviennent plus seuls, plus déchirés, ils seront toujours seuls, l’Esprit ne s’est pas montré. Il les habite, mais eux ne sentent que le dévorement de ce feu, et ne sentent pas sa chaleur humaine, la même dans chaque homme, ce même feu caché, dans tous, et de chaleur à chaleur, il y a un frémissement, une reconnaissance, l’esprit reconnaît l’esprit...

Dans un champ d’adonis, de petits adonis jaunes, toute la pente en est recouverte, devant ce champ, l’homme interroge aussi l’esprit. Dans un sous-bois, un jour de gris, ciel, terre, rien que du gris, gris sombre, gris violet, gris clair, les gris se défont, les nuages se défont, monde en formation, monde sans contours, – une éclaircie, tout d’un coup une allée de forêt, au bout une ouverture bleue. Du bleu au bout de chaque ligne de la plantation de jeunes sapins, et à droite, à gauche, sous la pluie les champignons ont éclaté. Ils trônent, rouges, souverains, l’homme doit s’éloigner, ce monde-là l’a refusé, fermement, ce langage l’a chassé, ici il ne peut pas entrer.

Si l’Esprit veut venir, mon chéri, il commence par cette chaleur qu’il met au cœur d’un homme, cette amitié pour les autres hommes. Amitié plus que pitié, pitié est venue depuis longtemps.

Et joie dans amitié. Cette joie en plus. L’homme choisi a la joie de la joie des hommes, et joie de se sentir à l’aise parmi eux, un pouvoir l’anime, il peut être aimé, car il aime.

Lui a trouvé sa terre. Ce n’est pas un lieu rauque, sauvage et lointain... C’est ici, dans sa ville.

Dans sa rue. Il a un jardin, un jardin qui n’est pas grand, un jardin de ville. Il pourrait compter le nombre de ses fleurs et il rit ! Presque de ses feuilles. Mais il a pourtant tout le ciel, le ciel au-dessus, le ciel où la nuit viennent se mettre les étoiles, en ce moment la petite Ourse, juste au-dessus. Le soir, lorsque ses fleurs s’endorment, c’est l’heure où elles sont les plus belles, l’heure la plus silencieuse, il les regarde, voit la nuit les endormir, les clore, comme des paupières.

Cette ville dans laquelle il habite est pour lui un autre corps, corps de pierre, de tours, de ponts, du fleuve qui coule, des peupliers que l’eau attire. Sa ville parle, il voudrait dire cette voix humaine, les mots qu’elle prononce à ses hommes, les ordres qu’elle donne. C’est l’Esprit qui parle, c’est lui qui souffle, lui qu’il faut entendre, et lui à répandre, à divulguer, la ville veut répandre ce qu’elle sait, ville de France, ce que sa matrice, France, qui l’a enfantée, sait. Le dire au monde, et ébranler les limites du monde, là où le monde touche à ailleurs, à l’Invisible, unir l’homme à l’homme, vers Dieu, pour faire ensemble l’escalade des Géants, vers le ciel, arriver...

C’est une voix mâle, c’est une voix ardente, c’est un esprit de vainqueur, revivifié par la victoire, qui veut crier, criera, accomplira la tâche laissée par les morts, obéira, agira – ville ! Jardin ! – C’est l’esprit de courage, dans le corps sain d’un homme libre !

 

Un grand bloc se dresse, un bloc de glace, matière transparente et montagne, un cône, l’homme est en haut, devra-t-il redescendre ?

Les petits hommes... le murmure revient... les êtres petits de l’homme qui doit être adulte et grand....

C’est dur et affreux, leur lutte fait mal. Et ils ne sont pas défaits qu’une fois. Ils reviennent. Assauts innombrables. À l’ennemi pardonne septante fois sept fois, contre eux il faut autant et plus de combats.

Je t’ai dit qu’ils revenaient la nuit, lorsque le corps veille moins. Donc il sert le pauvre infirme corps ! Il est fort puisque sa force est une sauvegarde, puisque lorsqu’il est mieux éveillé le mal recule plus facilement.

Le développement de la taille entière se fait suivant un rythme qui fatigue encore. Mais pas « harassant », que le mot qui voulait s’inscrire recule. Il peut arriver faible, réduit à rien, connaissant le rien qu’il est l’homme qui arrive, mais il n’arrive pas fatigué.

Fatigue ! Je t’ai déjà dit, le visage serait enlaidi, les traits tirés, ce serait une figure vieillie. Et le visage qui arrive, regarde-le qu’est-ce qui le transfigure, comme une rose ?

Car il est comme une rose, comme cette rose, hier un bouton lassé par la chaleur et le voyage, penchant la tête, ce matin la fleur s’est épanouie, la tige s’est redressée. Comment toute cette fleur, grande, large, était-elle contenue dans le mince bouton qui semblait ne renfermer que quelques pétales ?

Générosité ! Cette fleur, cette rose a été généreuse, elle ignorait ce qu’elle était, elle s’est ouverte jusqu’au cœur.

Premières roses, des roses rouges, rouge-sombre, grenat, avec un canal bleuté divisant les pétales. Cinq ou six, un soir. La pièce était très chaude, et elles se dépliaient presque visiblement. Elles marquaient un temps, une fin dans la marche. L’être petit de ce temps-là avait conclu : éther, eaux, vents à l’aile rapide, sourire innombrable des vagues marines... La fin c’était cette absorption en l’unité, par un dépliement sans mal comme celui des roses, fin c’était la rose.

Ce n’est plus la fleur l’essentiel, c’est son mécanisme, c’est comment elle s’ouvre. C’est la force, cette force totale qu’elle emploie à s’ouvrir, elle ne veut connaître que cet effort, quant à la forme, elle ne dépend pas de son vouloir, elle sera ce qu’elle sera.

La pensée de buissons de fleurs, en plein air, fleurs à la campagne. Pas des rosiers, un autre et un autre, en ville. Pensée des talus débordants, des églantiers, des jardins des bourgs, ces touffes qui dépassent des hauts murs – à Venise, ce qui dépassait un mur, c’était le haut d’un laurier rose, d’un figuier.

L’être adulte possède cette générosité, c’est elle qui l’a transfiguré. Il veut que son esprit s’ouvre, se déploie. Il ne voulait pas être stérile, que des parties de lui-même restent non révélées, non ensemencées par la douleur. Voilà qu’il crie : mon Dieu, il ne voulait pas la joie, il voulait l’essence, l’être, il voulait tout ce que Vous vouliez, comme Vous voulez un buisson de roses et pas une rose, comme Vous voulez que l’être s’abandonne, ne se connaisse plus, pas une fleur, mais des myriades de fleurs, un filleul en fleurs, un buisson de seringas – les seringas !

Les êtres nouveaux qui doivent se succéder pour former l’être adulte apparaissent ainsi : d’abord le schéma, ce qu’il faut atteindre. Un bond, la forme. Puis l’épreuve, la forme est-elle dure, est-elle résistante ? Un temps, temps d’attaques, il faut aussi succomber. Mais quelquefois, mon chéri, il y a des victoires, des victoires aussi abandonnées que la rose, comme une rose et son parfum, comme le sourire d’une mère, sourire un peu amusé car son enfant a peur, peur de tout, peur d’un rien, tandis qu’elle sait qu’il n’y a rien à craindre, qu’il n’y a même pas de danger.

Des victoires viennent comme le bonheur – le bonheur : ce parfum qui commence et peu à peu va emplir. Et bonheur, beau, pas seulement comme une rose, beau comme un tir : bruit du coup, tension de la visée, odeur de la poudre, et mouche ! Le contentement parfait, l’orgueil, tous ont vu !

Aussi le bonheur simplement, comme par exemple lorsque quelqu’un que tu n’attendais pas entre, et tu parles, tu ris – l’entregent c’est mieux, bien mieux que des pensées. Tu as quitté toi-même une minute, c’est bon.

Le maître l’a dit : il y a la marche, le seuil et le tabernacle. Quand tu es sur le seuil, tu ne dois plus penser à la marche, à ce qui est dehors, tu dis : je viens pour le tabernacle, je l’ai vu. Il te reste la travée de la nef à parcourir, c’est là sans doute que surviennent les chutes. Les bonheurs, les protections, sont le parfum des fleurs au pied des statues, beaucoup de fleurs, de gros bouquets, bientôt viendront les lis.

 

Ne plus tâter le battement de l’univers à ce pouls misérable : un être d’espèce avilie, soumis au flux de ses humeurs, abêti par ses besoins, et sa divinité figée.

Ne reporte pas à toi, même les douleurs, cette douleur rencontrée hier, par exemple, même pour en avoir pitié. Elle existe toute seule, hors de toi. Tu ne peux que dire : je ne compte pas et que cette douleur-là seulement absorbe le vouloir de perfectionnement de l’univers, qu’elle soit atténuée.

Une douleur que tu ne sais pas, que tu ne peux qu’imaginer : une couronne mortuaire est appuyée à un banc, le banc d’une gare, une femme sur le banc. La couronne a dû être belle le matin, si belle, pensait peut-être la femme qui la portait ; nous ne pouvions plus que cela pour la « pauvre petite Annie », (les mots de la banderole sont « à notre chère petite Annie »), mais cela, nous l’avons fait aussi bien que possible, même au-dessus de nos moyens...

La femme sur le banc n’a pas les yeux rouges à première vue, il faut bien regarder pour s’apercevoir que pourtant les paupières sont épaissies et la figure défaite, défait le fard, pour voir qu’elle a pleuré, mais que déjà depuis un moment assez long, elle a dû cesser de pleurer.

C’est qu’elle a attendu des heures peut-être. Peut-être depuis ce matin. Car les fleurs – c’est cela le déchirement – ces belles fleurs, même des arums immaculés, toutes les fleurs ont baissé la tête, elles ont soif, elles étouffent, elles vont être bientôt fanées, et si le train tarde encore...

Non seulement tout : que l’enfant soit morte, mais encore que sa couronne soit fanée, que les parents ne la voient pas belle, qu’ils n’aient même pas cette consolation. Sur la douleur totale, tout est parti, l’enfant est parti, il faut encore cette douleur-là, avant que l’enfant arrive, ce qui reste de l’enfant, le corps.

La femme ne pleure plus parce qu’après un temps les larmes cessent, il n’y en a plus. Elle reste avec ses paupières gonflées et ses fleurs qui se fanent. Maintenant elle est résignée, elle attendra tout le temps qu’il faudra, jetant de temps en temps un regard sur la couronne, et chaque fois elle verra que les têtes des fleurs tombent plus, que c’est de moins en moins « une belle couronne », que bientôt ce ne sera plus rien

Vous voyez bien, même cela, ce tout petit reste de désir, de consolation, eh bien ! Même pas cela, plus de désir et de consolation, jamais.

Le temps ne console pas toutes les douleurs. L’homme qui souffre dit : ce n’est pas vrai qu’un matin, après de longs jours de deuil, l’être se réveille en sentant l’air, le lever du jour, sentant que lui n’est pas mort avec celui qu’il aimait, qu’il vit encore, que cette journée, cet été l’appellent. Il est possible que toutes les douleurs jusqu’à la mienne aient été consolées, mais la mienne sera la première, elle l’est, nul n’a souffert comme j’ai souffert...

Pourquoi cette attente dans la gare ? Pourquoi le train est-il en retard ? Il faudrait un peu d’eau, arroser ces fleurs chaudes, les roses, les lilas, les arums, les maintenir fraîches. Ou seulement trouver un coin d’ombre, rentrer la couronne dans une pièce, ne pas la laisser en plein soleil. Rien qu’en la reculant un peu...

– Oh, quand tout est fini !...

Alors, mon chéri, tu peux toi, ce matin-là, souffrir dans ta tête, dans ton cerveau, cette douleur que tu côtoies est plus, le sera toujours, elle est plus pour toi. Tu entends, pour toi, pas plus seulement pour la personne qui attend, qui connaît l’enfant. Tu dois dire et sentir : mes pensées m’obsèdent, mais je les renie et les dénie. Qu’elles me harassent, je l’accepte, ce harassement je n’en suis pas maître, je l’offre même, si « offrande », si cela, peut quelque chose pour cette douleur.

Mais moi, moi vraiment, profondément, je ne sens que cette douleur, je veux avant tout qu’elle soit secourue, que le train arrive bientôt, que quelqu’un ait l’idée d’un peu d’eau, ou peut-être que la couronne, d’elle-même, ainsi que les fleurs ayant eu trop chaud sous le soleil de midi se redressent dès que le soleil tourne, je veux que la couronne d’elle-même, sans miracle, redevienne belle lorsque le corps de l’enfant arrivera et ceux qui l’accompagnent...

 

Pourtant, merci, malgré tout, avec tout ! C’est l’exhalaison pathétique de l’âme qui veut sortir de ses limites.

Pour le bonheur, merci ! Des bonheurs existent, toujours à chaque minute. Pour le bonheur d’un autre, bonheur qu’il n’attendait pas, et qui vient de paraître, comme un rayon de soleil qui après toute une journée sombre filtre le soir entre les nuages, le couchant sera beau, le temps se remet.

Tous les hommes l’ont connu, le bonheur, n’est-ce pas, mon Dieu ? Un peu ? S’ils cherchaient bien, s’ils voulaient bien dire la vérité, cette vérité qui éclatera lors du jugement, s’ils savaient lire en eux, tous verraient qu’ils l’ont soupçonnée, l’ont eue.

Peut-être seulement par instants : pour que le rayon soit beau, troublant, tremblant, il faut qu’il soit éphémère, limité en arrière par le temps où il n’était pas là, les jours obscurs, et en avant par les jours où il ne sera pas là, il faut qu’il soit cerné d’ombre pour qu’il jaillisse, se détache.

Mon Dieu, Dieu fait Homme, qui avez tout donné – hommes, nous ne savons que le langage de l’homme à l’homme – alors à Vous, avec l’amour, comme le désire l’homme : merci !

Pour tout, pour la terre ! Terre insoupçonnée, incompréhensible ! Une idée, un souvenir d’être, de vie, traverse l’esprit ? Cet être, cette vie existe. Si l’imagination s’exerce au maximum, virevolte – facettes, éclats – si elle conçoit. Ce qu’elle conçoit est un grain de sable comparé aux rivages, une goutte pour l’océan – Océan, les vies, la création.

Imagine les végétaux. Songe à un feuillage délié, comme la plus fine chevelure – des fougères. Songe à des matières épaisses, feuilles, bulbes, où la nourriture, l’eau, l’humidité s’amoncellent, se mettent en réserve. Imagine toutes les couleurs, toutes les formes, de bourgeons, de baies, songe aux tissus de la tige, aux couches de l’aubier, à l’écorce, au cœur, songe au murmure, au choc de la sève quand au printemps les cellules la reçoivent, doivent s’éveiller. Songe à l’agencement entre elles des espèces, combine-les, arbres, plantes, et toutes les mousses, combine-les avec des ruisseaux, avec des mers, combine-les aussi avec des ciels, le ciel au-dessus, bleu ou blanc, limpide ou chargé, songe aux palmes – un rivage de Midi et il y a des palmes, des oliviers – songe... l’homme qui a songé n’a rien conçu, il n’a été vis-à-vis de la réalité que comme un aveugle, un infirme vis-à-vis de tout ce qui existe – ferme encore les yeux – vis-à-vis de ce qui, en même temps que toi, cellule vivante comme toi, corps comme toi, sent à cette même minute, comme toi, l’échange de gaz vicié contre oxygène, respire, se ranime ou naît – bientôt juin, déjà les fruits sont formés.

Les fruits ? Ce sera un autre monde de dorures – les pêches dorées, le duvet sur les raisins et les pommes éclatantes, rougies, les vergers – les fruits tropicaux, mangues, grenades !

Songe aux animaux. Mon chéri, comme quand tu étais petit. Sois de nouveau petit pour rire de plaisir absolu, à cause de toutes les bêtes, à cause de leur nombre. Les immenses, les toutes petites, pour les enfants surtout les immenses. Viens à l’arche de Noé. Tu ne trouves pas difficile de concevoir le monde des animaux, le voilà, le couple lion, le couple éléphant et les petits éléphanteaux suivent leur mère. Tu peux même dessiner l’arche de Noé, avec les chameaux, les rhinocéros...

Comme jouet, aussi les bergeries. Dans les bergeries, les chevreaux, les petits moutons, ils boivent le lait aussi goulûment que le petit ours, un biberon au chevreau, un biberon à l’ourson. C’est plus facile, c’est très facile...

Pour toi, mon chéri, parce que tu es un petit enfant, le petit enfant de deux ans que j’emmène voir la ménagerie. Bien sûr, si tu demandais, toi : je veux les voir tous, je veux voir, la vraie arche, tu aurais l’arche, la Création tout entière – toute la Création jouet d’un enfant, ainsi que la terre et son cortège, les astres !

Mais l’homme mûr ne peut pas, la raison ne peut pas. Pour les végétaux, pour les animaux, la même oppression. Les mêmes masses d’idées, d’imaginations, telles des vagues, accourent, l’étouffent, l’accablent : pensée des plumages d’oiseaux, d’un phénix, des oiseaux de feu, des oiseaux de Paradis, et des aigles, des oiseaux immenses... tout d’un coup il a peur, l’oiseau est plus que lui, l’oiseau ne pèse pas.

Penser à ce qui est plus près de lui, qui comme lui est au sol, marche sur le sol... Il ne peut même pas penser à ce qui est plus petit que lui, à ce qu’il pourrait écraser du pied, aux fourmis, il ne peut pas penser à des ruches ! Les insectes, les larves sont innombrables, les ailes qui traversent l’air, des nuées, il ne peut pas compter !

 

Pourtant l’histoire de la puissance doit venir, du printemps, de l’homme transfiguré.

Mars, c’est sa saison. Janvier et Février, l’hiver a été long. Mais l’homme sent que le travail va commencer, le travail qui s’est interrompu lorsque la neige a recouvert le sol, recouvert dans les champs les pousses des blés d’automne, et dans les jardins les tulipes qui ont pointé s’il a fait doux. Même cela, tout doit dormir un temps.

Il a dormi comme le monde, comme son monde, homme d’hémisphère boréal qui était en hiver. Il n’a pas pensé aux latitudes sous lesquelles régnait l’été, il devait dormir.

Mais le temps approche, le réveil approche, l’éclat à voix haute, le rire haut – les yeux de l’homme brillent – il n’a plus de secret, il se livre au monde.

Jour par jour, les mois magiques se sont effeuillés, l’homme puissant est habité par des remous profonds de, destin, remous dans l’âme, remous invisibles. Son chemin apparent est resté le même, ignorant comme la nature, insouciant comme s’il ne connaissait pas l’homme qui le foule, pourtant l’homme défaille presque de bonheur, d’accomplissement.

– Quelles terres, quel point, quelle découverte ?

Le bonheur ne sait jamais parler... Les végétaux, les animaux... Plus, autre chose... Où ? Où ?

– Oui, il a vu l’homme.

Il va tout dire. Il a vu la transfiguration dernière, l’amour de l’homme. Qu’un jour, les mots devenaient vrais, que lui, un homme se sentait autant être dans les autres hommes qu’en lui-même. Que les vies des autres, de chaque homme, comptaient autant. Que s’il ne les aimait pas encore autant, s’il aimait pour lui-même le bonheur des autres, à cause du goût qu’il en ressentait, s’il le connaissait, s’il le rêvait pour eux à cause du passage de son effluve sur lui, s’il devait toujours connaître au moyen de lui-même – pourtant il aimait au-delà, il connaissait au-delà, un jour, il aimerait tous les hommes comme lui-même.

L’imagination recule, plus que devant les végétaux, plus que devant les animaux, le nombre la défait, le nombre de tous les hommes existants.

– Ce n’est pas la puissance ! Et toutes ces fleurs non plus, ces lilas, ces glycines, ces marronniers en fleurs, les acacias

– Si, et c’est une gerbe, gerbe d’épis mûrs. Nourriture, gerbe non périssable, gerbe invisible. Car un homme, un seul, l’homme que je suis, ne peut pas connaître tous les hommes, et ce sont eux qui forment ce lien, cet amour que je rapporte.

Nous sommes ensemble les vivants. Toutes leurs paroles vivent. Tous leurs regards. Leurs travaux. Tous les hommes travaillent, travaux qu’ils savent, qui leur pèsent, ou travail qu’ils ignorent, et dans tous, dans chacun : le héros possible, l’âme.

Comme les myriades d’un ciel étoilé, l’âme inconcevable de chaque homme, âme infinie, reflet du regard créateur. Des couches épaisses l’obscurcissent, des hommes ne sont plus bons, le mal les a accablés, ils ne pardonnent pas, ils calomnient, ils blessent, ils tuent, le corps appuie sa marque, faute originelle – dans chaque homme gît l’étincelle, ce qui transfigure, l’âme éclatante lors du jugement...

 

II faut traverser le ruisseau, mon chéri, le peu profond ruisseau appelé la mort, fais le pas.

Parce que c’est un ruisseau, donc peu large, tu peux tendre la main à une autre main sur le bord opposé, ainsi marcher l’un et l’autre unis.

L’amour, tu le trouveras toi-même, seul. Je ne peux pas t’en parler, et ne veux pas. Tu n’as pas besoin de moi. Lorsque tu aimeras, d’un amour splendide, tu croiras que tu es le premier à aimer, et tu sauras tout.

Tu connaîtras les jours égaux à une atmosphère pure, éclatante et silencieuse, au silence de midi. Les jours qui exigent : je ferai tout. S’il faut, je ferai tout. Je ferai comme ce qu’il y a de plus facile, ce qu’il y aura de plus dur. Je ne sais pas ce que me demande la terre, ce que me demande cette vie que je viens de connaître, mais je ferai tout.

Deux destins sont liés comme planètes, étoiles. Les mouvements concordent. Rien ne peut les briser.

Je ne saurai peut-être jamais bien, je ne saurai peut-être que l’oppression plus grande de certains soirs, la hantise de rejoindre la Nuit. En regardant le cœur noir des pensées, l’œil enchanté des anémones, j’appellerai l’amour demander que la fleur parle, que la mort parle...

Lorsque le ruisseau semblera nul – y a-t-il encore un filet d’eau, les rives se rejoignent – ce sont les heures merveilleuses, heures de force, heures de silence. Et le jour de la reconnaissance inexprimable, débordante, trop forte, sans doute ce jour-là le corps rompra, rendra sa différence.

Ne crains pas, mon chéri. Pour tous, la fin ne signifie pas la mort. Elle ne signifie pas qu’il faille rejoindre le faîte, sans transgression possible, qu’il faille suivre, et avec quelle joie, quel triomphe, parcourir tous les cercles, Enfer, Purgatoire, comme le poète et son guide, Dante et le guide s’en ira ; perchè te ne vai... Beatrice, les reproches : Ne savais-tu pas qu’ici l’homme est  heureux ?

Ne savais-tu pas que tu ne pouvais pas arriver encore souillé de désirs, et n’aimant pas tous les hommes ?

Baisse la tête, il le faut. Aspire le Léthé. Tout à l’heure le Paradis.

Génie comme l’amour, puissance comme l’amour certitude comme celle de la chair chaude, du toucher, le tissu de la peau, certitude des bras, du lien des bras...

Il fallait plus que ce contact, les bras, la bouche, il fallait la promenade invisible, la marche, l’un tenant l’autre. Pour que cette marche pût atteindre le sommet, l’un devait prendre toute la force et mourir.

De l’autre bord, il l’envoie, à tout instant à celui qui est resté, dont les pieds heurtent encore le sol, rencontrent les obstacles. À l’obstacle, le toucher s’affermit : vois, une tige ondule, va plus loin.

Le souffle des pièces tranquilles et vides, les pleines campagnes, les champs à midi, et dans la montagne, un homme seul, la montagne tout autour – ce monde, cette présence, c’est le monde de l’autre côté du ruisseau.

Monde peuplé, avec tous les morts, des vivants à venir. Que la multitude ne te trouble pas. C’est le calcul qui t’effrayait, le calcul d’un cerveau d’homme. Ici le nombre n’est plus, l’un et le multiple se rejoignent, ne diffèrent plus. Au début de la nuit, lorsqu’il n’y a encore qu’une étoile, l’homme qui la regarde peut dire : elle brille pour moi. Dieu aime chaque créature comme si elle était seule, comme s’il n’avait fait qu’elle, comme s’il n’y en eût qu’une, elle, en qui il pût se mirer, se reconnaître, où il pût retrouver sa ressemblance, ne pas rester le Créateur morne – regarde-le sous la voûte de Saint Marc, il a créé les plantes, les animaux, il reste morne – il lui fallait la forme de ce limon qu’il pétrit, à laquelle il souffle des ailes, l’âme, il lui fallait l’homme pour aimer...

– Nous avons franchi le ruisseau, mon chéri, nous sommes avant le temps, ou au-delà du temps, dans Toujours.

 

 

 

 

 

VI

 

DESTIN

 

 

Il n’y aura point en lui de ténèbres, l’homme a vu son destin. Ce sont les mots correspondant à l’étoile. Où sera ton étoile ? Sera-ce celle qui accompagne la lune lorsqu’il reste un peu de jour et que la lune commence seulement à s’argenter ?

Boules d’or, flèches d’or, présages ! Signe fait par des iris mauves, les premières fleurs d’une année, signe d’une marguerite à deux cœurs ! Vous, mon Dieu, ne faites pas de feintes, un jour ce qui éclate, c’est la vérité stricte des mots. Il vous accordera ce que votre cœur demande, et Votre joie sera parfaite. Nous ferons en lui, en l’homme qui nous aimera, notre demeure. L’offense serait ne pas croire à la parole, textuellement.

Les présages ne s’accomplissent pas avant le temps marqué, le fait se dévoile par étapes, mais il est déjà tout entier dans son apparition, l’évènement commence au premier remous.

Présages véritables, les présages de bonheur, est-ce que le malheur n’existe pas pour un enfant ! Mais quand le présage devient-il présage d’exception, de choix ?

De ce choix l’enfant est ravi, pas encore orgueilleux et pas encore triste. Autre ? Il est autre ? Il exulte, il sera le premier, il sera aimé. Une fois il pleure parce qu’après avoir été grondé, il croit être moins aimé. « Unique ! » Il ne sait pas qu’alors il dit aussi « seul ».

Il aura le souvenir de plusieurs visages se penchant vers lui, visages d’inconnus qui lui sourient. À la un de l’année, le dernier jour, les bras chargés de livres, les prix, c’est lourd, et il fait si chaud – plus tard, il ne fera plus aussi parfaitement chaud l’été, plus aussi parfaitement que dans les étés d’enfance.

Une fois dans une maison à murs épais, froids, il a peur, il supplie sa mère de venir le chercher : « ...Pour me consoler, le poulailler, l’âne... » Ce n’était pas un présage d’être consolé par les animaux. À ce moment-là l’enfant ne sentait pas l’odeur des phlox dans les chemins obscurs du bosquet, mais, plus tard, lorsque le temps réapparaîtrait, elle reviendrait docile, avec toutes choses, avec le monticule au pied duquel sont les ruches, il ne faut pas aller tout près, les abeilles bourdonnent... du haut du monticule la campagne est visible, plaine sans une ondulation, le chemin à travers champs...

Un regret, un regret déchirant...

Oh ! que tout revienne, mon Dieu, et l’enfant d’alors !

Tout revient, mon chéri, le jour où l’enfant doit partir pour la vie, l’ange dit : suis-moi.

Même une tristesse le soir, après de la musique, dans un jardin public, en traversant la place – quelle tristesse ? Tristesse que la terre ne pût accomplir ce qu’il y avait dans le soir, cette musique, les globes bleus des lampes éclairant les feuilles... Et crainte d’ouïr, la crainte devait se réaliser, l’oreille percevrait toutes les voix, l’univers muet se révélerait, le chemin clair deviendrait un chemin de forêt, de chaque côté des silhouettes qui voient et ne se laissent pas voir – ces regards terribles, ces murmures...

Tout est devenu présage, tout est devenu voix. La boule d’or, c’est celle qui termine les clochetons de Saint-Marc et qui resplendit visible au-dessus d’un mur tandis que de l’autre côté la lagune flamboie au soleil couchant. Certitude et calme. Dans la cour, devant la, fenêtre, le couchant est tranquille, des enfants jouent autour du puits, une femme s’accoude... une silhouette, le battement des cloches dans le campanile ajouré.

Et flèche d’or ? « Flèche » signifie trajectoire rapide, directe et l’or, c’est l’éblouissement, l’enfant aveuglé : j’irai.

Le génie a son étoile, toujours, l’étoile qui l’asservit, lui imprime esclavage et puissance, toute-puissance ! Regarde le Jour, le visage du Jour sur le tombeau en face de la Nuit, sur le tombeau des Médicis. Crépuscule, Aurore, la Nuit est divine mais le Jour est implacable, il fixe la création, la défie – ainsi le défi du génie.

Mais plus vaut l’amour, plus les présages heureux, simples, d’amour. Le peu profond ruisseau, celui que j’ai vu. Il séparait deux champs, là où la pente devenait plus forte, champ de gauche moins incliné, champ de droite abrupt. Un jour une petite hermine y jouait,, apparaissait, se cachait. Le ruisseau avait une voix vivante, d’eau. En toutes saisons. En hiver impossible de l’entendre, sous l’épaisse couche de neige gelée, mais lorsque l’air tiédissait, la fonte se faisait vers lui, dans son sens.

Pour le moment et en cet endroit, une fois les premières pluies passées, il s’apaise, et le jour où le convalescent le découvre, des fleurs jaunes poussent sur ses bords tranquilles.

La machine cérébrale à bout simule presque un repos, les ressorts ne peuvent plus marcher, elle reçoit seulement des dessins.

Le roseau d’or. Aussi d’or ! L’ange mesure la Cité invisible avec le roseau d’or. Arêtes sensibles de cette Cité pour l’homme vivant : amour, fortune, gloire, et le bonheur...

Celui qui mesure sûrement a une robe blanche, une robe d’ange. La Cité invisible prend corps, le corps de la ville où chair, âme, cœur, esprit sont attachés, le suc dont ils ont été formés. Ville-capitale, le fleuve crée sur ses bords la vie, la fait naître. L’île, la cathédrale. À quelle vision ricanent les gargouilles des tours, pourquoi ce ricanement, pourquoi ces démons resteront-ils là tout le temps à venir, pendant les siècles, ces quelques jours futurs ?

Ils y resteront enchaînés, c’est cela, démons vaincus, attachés à la pierre, réduits à être pierre, à ricaner impuissants, devenus néant parce que le fleuve a coulé, parce que la vie a prospéré, qu’au delà de l’île de France se forme, grandit, la France.

La ville est peuplée. Statues, des hommes qui ont été, hommes désignés, choisis. Une statue, la suivante, l’inventeur, le condamné, condamné injustement. Tous des héros, héros de corps, martyrs et héros de pensée. Ces voix-là sont bien des voix de Cité invisible, puisqu’elles obsèdent, ne quittent pas le vivant actuel.

Celui-ci pense à lui-même : qui est-il, que signifie-t-il ?

Égoïste ? Tout homme grand ! L’homme grand pense à lui-même d’abord. S’il doit être pour les autres, ce sera tout de même sa force à lui qui éclora, qui constituera le gain des autres.

C’est ce qu’il voudrait dire, mais les voix, les statues l’empêchent, détournent le cours de ses mots, lui imposent : le roseau d’or c’est humilité. Seul celui qui sera humble sera admis à mesurer, avec l’ange.

Alors l’orgueil se révulse : je veux cela, c’est le plus, je ne veux plus gloire, amour, fortune, je veux la Cité.

Une grand-route, en Août, route sans arbres, brûlante, ciel brûlant, air brûlant, des fleurs bleues sur le bord de la route, sur cette route un galop à cheval. Le plein galop. Possession, domination. Tu me regardes, je ne te parle pas, nos yeux étincelants se croisent, tu sais que je te dis : la vie c’est comme cela, c’est aussi beau que cela, c’est ce que tu attends, ce que nous avons !

La Cité, c’est aussi comme cela. Invisible ne veut pas dire silencieuse, humble ne veut pas dire morne. Humble : c’est avoir dompté ce qui bataillait, se heurtait, donc être devenu le plus fort, être maître. Le silence ? Du bruit dominé, bruit de sabot, de coursiers frémissants qui attendraient le départ...

La vie, c’est l’enfance ou le génie, sans la mort. Il n’y a pas la mort, il y a un changement, un état qui s’avère, une chrysalide qui devient insecte parfait. Et ceux qui ne vivent pas en enfance ou en génie constituent la force, celle sur laquelle tu peux t’élever, toi, devenir ce que tu dois être, homme du destin qui t’est désigné.

Tu accomplis les générations passées, tes aïeux restés muets pour qu’un jour tu aies une voix pure, une voix semblable à ce qu’ils sentaient, lorsqu’ils se courbaient, lui, ton grand-père, sur un cep de vigne, lui sellier, lorsqu’il travaillait le cuir, façonnait une selle bien faite, un harnais ; pour que tu ressembles à ceux qui labourent le sol, l’écoutent.

Mais tous, tous ceux de ta ville, et plus, tous ceux de la France, sont tes ancêtres, exigent une part de toi. C’est ce que les voix te disent : au vivant la charge, la tâche de respirer, d’agir, d’aimer, lui est le responsable, lui le militant !

Encore plus : toutes les générations humaines sont ta race, la race homme, tu es un de ceux qui attachés à leur pays comme à un corps, comme à une chair, doivent aimer tout, tous, tous les pays, unir, souder – car l’esprit soude et l’esprit est tout puissant, l’esprit encore vivant au monde, l’esprit impérissable montre l’Esprit, la Pentecôte a eu lieu.

 

Les enfants retiennent la fée. Tinker bell ! Ils crient son nom, la petite lumière volette, vacille, va s’éteindre, non, ils croient en elle, elle reste, elle est revenue.

Fées, les réveils où la première pensée se charge de l’air ambiant, de la senteur de bouquets proches, la fenêtre est ouverte – au-delà, les pentes de la montagne. Fées, le retour des saisons, le bruit des roues après le glissement des traîneaux, annonce du printemps, et la poussière au lieu des chemins gelés. Fée, la couronne des sommets blancs de neige. Fée sûrement, le dernier rayon du couchant parcourant la vallée, il se fixe, l’ultime instant : c’est l’île de repos après le cours d’un destin torrentueux, le rayon ressemble au reflet d’une lumière de vitrail, un rayon rouge, rayon de brasier – ainsi qu’un cœur dévoré d’amour...

L’amour chez les fées ne fait pas mal. Les fées sont fleurs. L’amour entre fleurs. Elles s’ouvrent : l’amour. Elles s’endorment : l’amour. Et toute la journée qu’elles vivent : amour – comme la vie des enfants.

Fée, la première nuit d’un séjour de vacances dans une très grande ville, après l’arrivée, tout de suite amie, sans même l’instant d’effroi : pays inconnu, langage inconnu, ainsi une fois, malgré la protection d’une cathédrale, et quoique ce fût l’Espagne, cette fois-là tu étais encore tout petit, mon chéri, des animaux passaient dans les rues, des ânes, et les jours de marché tous les autres. ...La plus grande ville endormie, même la plus grande, a l’innocence et l’enfance du sommeil.

Fée l’anonymat dans une foule, telles les histoires où des petits enfants désirent des choses, des lumières, peut-être un arbre de Noël qu’ils voient briller à travers une fenêtre. Quel murmure entoure, vient bourdonner, absorber ? Un appel définitif, une amitié ineffable d’au-delà, et plus jamais de peur : lorsque les fées donnent leurs beaux cadeaux, leurs cadeaux de fées, même si elles donnent la mort, elles la donnent comme la vie, comme l’amour, et comme l’oubli.

Elles soufflent et la crainte s’en va. Il n’y a plus de murs infranchissables. Les fées ressemblent aux anges. Les anges s’avancent et servent après la tentation, ils ont une fois servi le Fils de l’homme.

Les Maîtres descendent, accueillent, convient. Dans la très grande ville, en son cœur même, avec le plus de bruit, le plus de mouvement, le plus grand nombre d’hommes, il fait aussi tranquille que dans un pré et en solitude.

L’homme accepte de combattre : il mérite sa fée. Les fées ne viennent pas pour les paisibles. Les fées viennent aux guerriers, et même l’enfant qui n’a pas voulu être homme, même Peter Pan, regarde, il a une épée, une aussi belle épée que saint Georges, il faut prendre l’épée...

Alors encore un présage dans la nuit : du muguet – c’est le bonheur qui viendra, attends le bonheur.

 

Attends-le bien, sois prêt. Rappelle-toi : sans une ride, sans une ombre. Donne à l’amour le plus grand, les suprêmes paroles, les paroles de l’amour humain. Tu dirais pour l’amour humain : « maintenant les soleils rouges dans les cieux du soir, le vol d’un ramier vers son gîte... » Dis-le ici, pour ici. Dis : je veux rendre le don entier, l’œuvre la rapporter entière à Celui qui l’a formée, Celui sans lequel elle n’eût pas été, ne fût même pas née.

L’aigle rajeunit, la plaie cicatrise. Et plus, ni rajeunissement visible, ni souvenir des plaies.

Puissance et amour ne luttent plus. L’histoire d’un homme est aussi celle du monde, est l’histoire de l’esprit inclus en lui, l’esprit invariable, total. Le retrouver dans un corps, c’est le retrouver en lui-même, total et invariable.

Lui-même créateur de toute création, agissant ; dans chaque créature. Si un visage autre que le visage personnel se substitue, prend la première place, va, lui, au poste important, c’est lui qui compte, lui qui a besoin d’aide, c’est là que l’esprit palpite, tu participes à cette palpitation.

Le nom de ton destin, ce sera le nom de ton désir si tu gardes ton désir ferme. Retourne à ta première prière, involontaire comme la respiration du nouveau-né et comme les matins, un matin de lever brusque, immédiatement au sortir du sommeil, un matin où devant traverser, pour une promenade des chemins de rosiers tandis que des oiseaux chantent, l’esprit sait seulement : comment l’erreur a-t-elle pu se glisser, l’homme croire à ici-bas, puisqu’ici bas ressemble le plus à de l’invisible, à des délices, puisque rien de ces délices n’est terrestre. Où le sens humain, le sens humain de la terre, d’une terre régie par les hommes, pour les hommes, sous cette juridiction céleste, souveraine, qui éclate !

La première prière de l’homme conscient fut le désir d’immortalité, mais entre l’immortalité demandée et la puissance reçue, aimer s’est glissé. La supplication s’est éteinte dans le corps tremblant, cette pointe, cette blessure qui était son essence même, immortalité n’est plus qu’un but intermédiaire, un petit drapeau sur un relais.

Penche-toi à la fenêtre, le buisson va fleurir. Pureté, amour, humilité : la force. Vois l’innocence du visage que la femme renvoie avec des larmes, elle va à sa tâche de femme, elle dit : tu as reçu plus qu’aucune vivante ne peut te donner, car même l’amour n’empêche pas de mourir.

Poète ! Est-ce beau pour un enfant ? Plus beau : être marin, soldat !

L’homme, le jour de la puissance, s’agenouille devant son destin. Il voit sa forme magnifique. Sa forme : avoir retrouvé la parenté universelle, retourner aux oiseaux, aux fleurs et retourner à l’homme, mais par l’esprit – esprit des fleurs, esprit des oiseaux, esprit total, le caillou aussi vit, le roc, les silex du chemin. C’est ressentir l’âme totale, avoir le battement de chaque cœur – et puis l’ultime effort, comme arracher le dernier vêtement – c’est n’être plus qu’une voix : pour l’Esprit !

Pour l’Esprit, la demeure vivante d’un homme vivant, pouvant pleurer, aimer, agir, et l’esprit, un jour, vapeur légère, s’élèvera, retournera à sa contrée.

La plus belle des demeures pour le plus beau destin !

Un palais de conte de fées, par exemple, au bout d’un fourré, le fourré où les enfants qui cherchaient des framboises se sont égarés, une lumière, ils arrivent, les murs sont en rayons de lune, la sonnette une cloche d’azur, tout vibre, scintille, les arêtes de cristal étincellent.

Ou une demeure au fond des mers, une demeure qui serait réelle, les allées de corail, des fleurs aux longs bras, des algues...

Une-maison existante peut-être encore plus belle, un chalet sur un alpage et dans le lointain le son des clochettes des vaches, à intervalles espacés, appelle. Ou encore un palais de nuit, dôme la nuit, remplie d’étoiles, l’enfant ne se réveille qu’un instant, il n’avait vu qu’une étoile en s’endormant, dans ce court instant, le sommeil va le reprendre, il s’aperçoit qu’il est veillé par un monde innombrable, le ciel vivant, tranquille, que toutes les étoiles sont ses fées. Dans le palais, l’odeur qui monte des jardins le soir, une odeur de pétunias. Tandis que, dans la journée, les fleurs écrasées de sommeil n’embaumaient pas, maintenant, avec la fraîcheur, le parfum s’élève, des roses, fleurissent plus loin, et les derniers lis.

Ainsi une belle demeure, la demeure d’un cœur humain qui attend son amour, le serviteur attend son maître.

La demeure doit être exactement ce que le maître désire, il désire en chacun de ses hommes une demeure différente : « Est-ce bien celle que vous vouliez ici ? »

Le serviteur ne cherche pas à entendre ce que le maître en dit. Cette demeure il ne l’a pas voulue. Au contraire, lui aimait les demeures éclatantes : l’action d’héroïsme, l’action d’éclat, là, les demeures dignes du maître et le maître en a, cœurs de héros absolument purs, cristal pur, sacrifice total !

Mais celui qui n’a eu à préparer qu’une demeure en matériaux humbles ne regrette pas son indigence. Elle est sans mesure sa demeure de plein air et de nuit, il n’y a pas de découpage dans le plein air et dans la nuit, c’est tout l’air, enveloppe de la terre qui l’enveloppe, et toute la nuit éther des astres.

Le repos fait aussi partie de la guerre, les soldats ont des relèves, des haltes.

Demeure d’obéissance. À tout, à ce qui viendra, qui vient, passe, reste, à la volonté une, similaire dans le jour et la nuit, dans fleurs et oiseaux.

Demeure où l’âtre, le feu qui brille, car il y a une lueur, un brasier, c’est l’embrasement d’amour. Amour qui n’est pas difficile pour le maître, amour total, mais difficile le second terme de l’amour : aimer chaque créature du Créateur, voir dans chacune la ressemblance primitive, l’âme insufflée, chez les enfants elle affleure encore...

Et bannir haine, rancune, vengeance. Boucher – des trous à boucher – pour que le froid ne pénètre pas, ces affreuses larves. Et lutter, en grinçant des dents, serrant, appuyant, pour que la colère n’entre pas, ce serait impossible une demeure avec la colère.

Règle : le pardon. Toujours, au-delà des règles humaines. Contre les nerfs qui se révoltent au contact de sottise, confusion, opposer le mépris de l’homme pour lui-même, pour ce que lui est, lui qui voudrait juger.

La confusion de l’esprit d’un autre insupportable ? Et son cœur à lui, glaise informe où passent des souffles contradictoires, lui qui refuse à l’instant ce qu’il vient de promettre !

Insupportable le mensonge ? Lui, n’a-t-il jamais menti ? Et combien de fois a-t-il pris, revendiqué pour lui, demandant bonheur pour lui, un bien qui ne lui appartenait pas, sa vie ! Là, n’a-t-il pas volé, comme les voleurs ?

Et tuer ? Chaque fois qu’il commet une faute, il atteint mortellement ou blesse l’âme...

 

Ainsi tu arrives à la forêt humaine.

Forêt, oui, car c’est profond et bruissant. Les très grands arbres forment un dôme, entre les branches filtre un rayon qui poudroie, et les mouches bourdonnent, le bourdonnement d’été, pas le petit cercle silencieux des insectes volant à l’automne.

L’heure n’est pas une heure de sommeil, pas l’heure où dans le conte, les Cygnes sauvages, l’enfant perdu s’assied sur la mousse et s’endort parce que la forêt le berce.

C’est une heure d’inconnu. Et l’inconnu, pour le regarder, souris, prononce à peine son nom, que ce soit un souffle de ravissement : l’inconnu.

Ne regarde ni à droite ni à gauche. Ne sache plus rien. Tourne-toi vers tout visage qui entrera, visage attiré, détourné. Répète : « les visages ».

Ce sont eux qu’il faut regarder, tous et non plus un seul. Si l’arrivée était une arrivée en haute mer : des taches de soleil, une ondulation sur l’eau et les grandes palmes de glace givrées par le vent – silence, nudité, adoration – là ce serait un seul visage.

Mais ici toute la forêt, forêt ressentie comme lors du premier éclair de conscience, au seuil de la route. C’est le signe, les présages s’offrent, la fée, la tache de lumière dansante.

C’est bien l’arrivée, nous n’avons rien lâché en route, rien perdu, puisque nous revenons à ce point de départ une forêt. Nous sommes aussi purs, même avec le corps qui a peiné et l’âme que la pensée a travaillée. Le corps rajeunit, et l’âme.

Les visages de la forêt sont bons, ils sont heureux, comme un soir d’été. L’été est toujours guettant au delà des hivers, la floraison des filleuls, latente sous le bois nu, le visage de la terre, parfait sous ses accidents.

La réalité est plus accomplie que le rêve. Un paysan rentre après le travail, le repos à la fin du jour, le banc devant la maison. ...Sur la mer, un homme fixe le large. ...Sables torrides, une caravane. ...Une brousse luxuriante, un homme avance dans un chemin de forêt vierge. ...Les visages les plus lointains et les visages les plus proches. Des vieillards, des chemineaux, des errants...

Beauté, Amour ont dominé tous les appels. Beauté révélée et parlante : voix divine. Amour : l’amour entre visages vivants, l’amour comblé, il a demandé et reçu, l’homme fixe la femme doucement, et la femme s’approche, le corps défaille un peu, mais ce n’est rien, ce n’est plus que l’amitié de tous les visages, c’est sur l’tin d’eux la parenté avec tous.

C’est la confiance que rien ne peut atteindre, histoire des miracles de Mai, un enfant, la Vierge, l’enfant s’offre, la statue s’est inclinée, le bras de pierre s’est abaissé, l’a pris.

Rien qui soit étranger. Le cœur battra toujours à chaque approche, c’est un cœur faible, vite palpitant. L’entrée sans crainte, ouvrant les bras à ce qui vient.

Lorsque la demeure est prête, lorsque la grille du jardin est posée...

Pas de grille. Une forêt, des bruissements. Dans les visages, une forme à la fois immatérielle et visible, jamais touchée, omniprésente, totale, pourtant l’étreinte ne peut pas embrasser le tout d’un pays ! De la forêt, il ne faut pas retirer un seul visage, mon chéri, même pas celui de Judas – c’est le mal qui retombe, en enfer, c’est la lèpre qui se détache du lépreux.

 

Les ténèbres se dissipent, la clarté règne. Trop de clarté, le regard n’est pas fait pour cette lumière, les yeux restent des yeux humains...

La ressemblance exquise intervient, rassure : la demeure de Peter Pan dans le sommet des arbres. Peter et Wendy y arrivent en volant. Au même plan, les oiseaux, le parler des insectes qui grimpent le long des troncs. Oui branches, langage des nuits, vous la maison.

Mais Peter est enfant d’homme et votre maître, oiseaux. Regardez-le, il va parmi les hommes comme parmi vous, et il aime les hommes comme il vous aime. Oui abeilles, oui ailes murmurant au-dessus d’une prairie avant les foins, oui univers, végétaux et animaux.

Et il est aussi brave que son regard a l’air brave...

Même ce dialogue a assez duré.

Dans la forêt, en bas, se pressent les derniers mots : Toutes portes étant closes. Rappelle-toi, c’est toutes portes étant closes que l’Esprit entre... Le grand vent souffle, une tempête, maintenant les disciples pourront parler.

La trompette de l’Esprit fait tomber les murs de Jéricho, plus forte que leur résistance, plus forte que ce qu’ils étaient.

Force et rémission. L’image d’une fleur de sureau, la rémission d’épanouissement qu’exprime la forme de la fleur, l’éventail tranquillement ouvert, comme celui des grandes ciguës le soir.

Forêt incompréhensible ! Car le cœur de l’homme était immense, incompréhensible, et l’âme toujours abîme. Connaissable, elle eût été moins belle et l’homme moins puissant, l’homme est maître, lorsque réduit à l’esprit dont il accepte de n’être que la demeure.

Le bonheur se dessine, celui que le visage portait depuis la naissance, bonheur qu’il annonçait, qu’il représentait et dont le présage descendait lorsque la pleine lune versait le bleu sur la pelouse et les champs recouverts de la mince couche de neige, tandis que le lac dégelait légèrement – par les nuits de pleine lune descendent les rayons entre ciel et terre. Expression délivrée, sa perfection, une perfection est incluse en chaque créature au moment où les mains créatrices la modèlent. L’accomplissement prévu, l’expression est pure, inaltérable, celle du visage serein de celui qui sait, des visages calmes dans la mort.

La mort... Tu vois, mon chéri, le mot s’est insinué. Le chemin parcouru comportait pourtant des exercices où tourner cent tours pour ne pas le prononcer, ne pas l’appeler mot hideux. À d’autres moments, les lèvres bienveillantes répétaient : ce voyage qu’on m’a ordonné me remplit d’une douce espérance. Ou quelquefois elle se glissait sans nom, et ce n’est qu’après, que l’homme reconnaissait dans son désir des nuits, sa soif d’entendre enfin les fleurs parler, les étendues parler, et les odeurs, les bouffées, les voix, les regards, d’entendre l’univers parler – il reconnaissait que cette attente pour laquelle il lui fallait le corps le plus beau et l’âme la plus belle, c’était l’attente d’elle.

Elle méprisante et maîtresse aux douloureuses heures d’adolescence, lors de la risée de tout : ignorance et inclination au mal, le résumé de l’homme ! Lors des révoltes contre la condition d’homme, contre ses bassesses, l’homme cruel, dur, féroce. Elle la pensée de rompre les liens et l’esclavage, le geste souverain : je me délierai, moi !

Il y en a qui restent à ce désespoir. La demeure définitive comporte toutes les haltes où l’être s’est arrêté en cours de route.

Tous nous sommes responsables, tous nous avons commis la faute, nous étions dans le premier homme, il n’y a pas « les » hommes, il y a l’homme, l’homme coupable et qui expie.

Mais qui fut racheté ! Racheté, mon chéri, et remis dans cette lande parfumée, la terre ! L’homme – pèlerin et hôte, il arrive à sa demeure et offre sa demeure.

 

 

 

 

 

VII

 

ENVOI

 

 

Ici, ne lis que lorsque tu seras grand. Maintenant tu dois oublier, ne plus savoir, ne plus soupçonner ce qui s’est passé dans l’ombre de ta petite enfance : la maladie. Ta première maladie, celle de tes trois ans, en décembre.

Pour la conclusion dont le moment est arrivé – lorsque j’ai commencé, j’ai rêvé, un peu en tremblant, à ce point où je devrais réunir tout ce que je pourrais te laisser – pour te donner le monde, je repense à la façon dont il s’est redonné à moi lors de ce moment-là.

Lors des jours dont je saurai toujours les noms et les dates, décembre, Samedi 12, Dimanche 13, Lundi 14, Mardi et Mercredi, quarante-huit heures aussi longues qu’une vie, Jeudi mieux, Vendredi, mieux, le changement de chambre, la chambre plus grande, meilleure, le Samedi, mieux, le Dimanche, toux, mais encore mieux, et après, malgré les rechutes, mieux, mieux, cela a duré six semaines jusqu’à fin janvier – à cause de ces jours-là je sais ce que c’est que de perdre le monde.

La vie personnelle demeure, la vie dans le corps, le corps respire, mais c’est comme s’il respirait indépendamment de l’existence, réduit à n’être qu’une machine exerçant sa fonction seule, et autour un mot de mort – exactement : plus de monde, plus rien, le vide.

Ce monde perdu est revenu. Il s’est reformé lentement.

D’abord par la réapparition d’un vers : Le regard du ciel sur toutes ses voies, sur toutes les voies de l’homme. Brusque présence, rentrée inconsciente. L’assise sans doute, ou le dôme plutôt, ciel c’est au-dessus : l’homme et au-dessus le regard du ciel.

Un soir nous avons regardé les images d’un livre, c’était une histoire de la guerre pour enfants. Seconde touche. Le monde se refaisait par touches, comme un bon peintre fait son tableau : un coup de pinceau, le suivant, et le vrai s’inscrit.

Je recherche pour me rappeler exactement, et je vois que j’avais oublié cette tristesse d’après, la tristesse qu’expriment les mots que je trouve : Et si ces pauvres membres meurent, le plus de tranquillité ! Dans mon souvenir je croyais que passée cette terreur, la vie n’était plus qu’enivrement, reconnaissance... C’est étrange, après n’avoir eu que l’angoisse de la mort, angoisse à cause d’elle seule, cette peur affreuse – retrouver : Et si ces pauvres membres meurent, le plus de tranquillité.

Ce qui était revenu avant tout, était encore un autre vers : Et quoique l’esprit lourd interroge et soit lent... Après seulement le regard du ciel et le livre de guerre.

Les mots suivants : paysage, rivage ensoleillé. Sans doute ainsi, la première image de la terre revenue. Plus loin une rue, la vision d’une rue de ville... Pour arriver à la fin : renoncement, calme et vérité.

Histoire d’effroi. C’est pour cela que je ne veux pas que tu la lises étant petit. Mais c’est fini, c’est comme si cela n’avait pas été ! Maintenant, tu es grand, c’est si lointain, ce n’est plus, et tu vois : c’était plutôt une faveur, le toucher d’un jeu divin.

L’aide pour recomposer le monde grâce au souvenir : ainsi il s’est recomposé cette fois-là ; le chemin pour arriver à la forme, à la boule parfaite que nous essayons de reconstruire : dôme le regard du ciel, puisque les combats font battre le cœur, et un rivage ensoleillé. C’est le plan, la charpente.

Il fallait commencer par ce rappel d’angoisse, sans doute pour commencer par le premier et dernier mal, l’unique mal, celui à quoi se ramène la totalité des maux contre lesquels l’homme doit reconquérir son monde, le reformer joyeux, en exprimer l’être – c’est à répondre à la mort, que revient répondre à tout.

Je n’ai que ma franchise pour cette réponse, la vérité que je te dirai toujours, vérité stricte, absolue, vérité de jour du jugement. Quand tu étais petit et que tu posais des questions, je n’avais pas honte de te dire je ne sais pas – maintenant non plus, je n’ai pas honte, quoique tu me regardes dans les yeux et que tu me demandes : la mort ? Lorsque meurt l’être qui est tout ? Je n’ai pas honte de devoir te répondre : mon chéri, sans toi je n’aurais pas pu continuer.

 

Alors tout de suite une autre réponse sur la faiblesse humaine. Parce qu’en t’avouant : sans toi, je n’aurais pas pu continuer – peut-être que cette phrase détruit tout ce que je pourrais te dire ou t’ai dit. Tout était basé sur le pouvoir de l’homme sur lui-même, sur la certitude : tout est bien, l’épreuve est pour un bien.

– Mais si l’homme a sombré, si l’épreuve l’a tué, et tu dis que toi sans doute tu aurais succombé, tu enlèves la base, tout s’effondre...

C’est l’humilité qui a exigé l’aveu, réclamé sa part dans cette construction du monde où l’orgueil criait : je le pétrirai comme une argile : il est fait de cela, cela, et cela ; et comme un maître, comme un roi, comme un possesseur qui parle de son bien ! Je donnerai une place à la faiblesse humaine parce que la connaître sera un savoir de plus, ce que nous voulons c’est posséder tous les savoirs !

Je croyais pouvoir te dire : toujours une force est plus grande que la faiblesse humaine. L’homme ne sombre pas, car la grâce vient, l’épreuve n’est que nécessité, faveur. Et je dois te dire comme ceux qui se tuent, qui apparemment succombent : sans toi, je n’aurais pas pu.

Ainsi je m’apparente à ce camp des vaincus. Tant mieux, ma voix n’en a que plus de pouvoir, venant de ce camp-là, pour te crier : même si j’avais abandonné, mon désespoir n’aurait été qu’abandon humain, Dieu en moi n’aurait pas quitté Dieu, le salut eût été par delà moi-même, il est toujours au-delà de l’épreuve.

Je ne t’ai parlé que d’hommes forts, de triomphateurs ; immédiatement après la mort, donc dans les places premières, nous devons soutenir la question : les vaincus.

Il y a des vaincus selon la terre. Il y a ceux qui croient que la terre est mauvaise parce que pour eux toujours elle l’a été. Parce que quand le sort oscillait entre deux voies, ils savaient d’avance que la voie prise pour eux serait la voie mauvaise, la voie atroce de la misère ; qu’eux mourraient de faim, de froid en hiver, qu’eux devraient attendre des heures aux portes, quêtant un morceau de pain ; qu’ils devraient même – un comble ! – être presque repoussants, perdre l’apparence belle, humaine, devenir sales, hirsutes, affreux, et ivres, ivres de l’alcool acheté avec les quelques sous donnés, tomber sur un trottoir et faire peur aux enfants ; ou tituber, et toujours faire peur aux enfants...

La misère. Ceux qui sont misérables. Là le gouffre où tombent le plus de vaincus.

La misère sous toutes ses formes. À côté des misères repoussantes, de ce premier stade : les errants, les vagabonds, les rôdeurs, les hommes des quartiers sordides qu’enfant maintenant tu ne verras pas, tu ne connaîtras pas, tu ne connaîtras que des douceurs, les pièces chaudes, les lumières, ton enfance – à côté de ceux-là, d’autres, autrefois riches, et tout d’un coup l’argent a failli. Ils vont ou se tuer, ou durer vaincus, ne croyant plus. Si eux ne sombrent pas, leur joie, leur âme a sombré, la confiance qu’ils avaient a sombré, ils renient Dieu, leur foi, ce qu’ils avaient dit – l’homme désespéré d’avoir perdu, plus tragique que le pauvre n’ayant jamais eu !

Désespoir par perte des biens, comme désespoir par perte de la certitude en l’homme, en la bonté de la terre, angoisse d’ignorance, désespoir de celui qui ne connaît pas et qui n’a pas triomphé de sa douleur de celui qui dit : Prison de silence, ce poids total, ce faix de la vie ! L’exil s’est fait irrévocable, dévoilé parla raréfaction d’un retour d’agonie, il s’est reprécipité en masse autour de l’existence obligatoire. Maintenant l’homme, pris de toutes parts, sait que cette douleur, comme une peau, restera collée à lui, et isolé des vivants, il implore les morts de l’accueillir, de le « soutenir ». Mots de tous les désespérés !

Il y a des désespérés au monde. Ceux-là ? Si nous ne répondons pas nous ne pouvons pas passer outre, tout restera faux, pour eux tout sera faux ; si la vérité n’est pas vraie pour tous, elle n’est pas la vérité !

Le courage. Il est là malgré l’aveu de faiblesse, il n’y a donc pas antinomie entre lui et faiblesse, c’est déjà une force, quelque chose qui est. Je réponds fièrement, comme quelqu’un qui sait, sait pour les autres, même si lui n’a pas la force de supporter ce qu’il assure, même s’il est indigne : les désespérés se trompent. Ils croient que tout est perdu, ils le crient, ne sont plus que des révoltés ? Mon amour, à leur dernier souffle, quand ils rendront leur corps, ils rendront cette rébellion, par elle ils auront expié. C’était leur sort, leur nécessité pour arriver au port, ce n’était que selon la terre que leur sort était affreux.

J’en suis sûre, je le sais. Je n’aurais peut-être pas, moi, la force de le proclamer sous la douleur, je souffrirais, je me renierais... Plus fort :

– Je le sais, je le sais ! Je sais qu’il n’y a pas de désespoir, que le Fils de l’homme, le Rédempteur a pris, a chargé sur ses épaules toutes les douleurs de l’homme, que tous les hommes sont attendus, aimés, et ceux qui souffrent le plus sont les plus aimés, ceux pour lesquels Dieu pleure, ceux qu’Il chérit, parce qu’ils portent avec lui, comme lui, semblables à lui, l’aident à porter, la croix humaine.

Notre demeure est transitoire, mon amour, la douleur d’ici-bas transitoire, irréelle, irréelle selon la vérité.

 

Tu iras voir l’endroit où sont les souvenirs d’une expédition, les portraits des chefs, des chefs morts, les souvenirs rassemblés autour, trophées, bêtes, instruments – les chefs et leur monde.

Le Bouddha sourit, le Parfait. Un autre Bouddha exprime plus encore le sommeil et la certitude, le premier sait et sourit, le second sait jusqu’à pouvoir dormir. Il sourit aussi en dormant, mais de plus loin, de plus ailleurs.

La salle des portraits est petite. Dans cette salle silencieuse, avec les visages morts, et tout près leur œuvre, tu entendras, j’ai entendu. Les chefs n’étaient plus séparés de leur action. Par leur mort, elle leur devenait entièrement parente, correspondante. Ils étaient rentrés dans la grandeur, donc plus de dissonance possible entre elle et eux. Ils l’achevaient, elle s’achevait. Ils s’incarnaient en sa vie, ils palpitaient de son souffle, ils étaient vivants, comme elle vivante.

J’ai entendu que les mots étaient rien, et le cortège des aspects, rien, qu’une vie infinie et magnifique se déroulait à laquelle tout homme prenait part. Pas de jalousie des héros, je n’ai même plus pensé le mot héros, je n’ai plus senti que leur satisfaction, leur achèvement, comme s’ils avaient fait ce qu’ils eussent aimé le mieux faire.

Ils étaient heureux et vivants, je le sais. J’ai pensé que plus jamais il ne faudrait dire un mot, un seul mot de mal contre les hommes, que ce n’était, pas vrai, cela tombait devant eux, inanité ! À cause d’eux. Que les obscurs étaient à la même œuvre, qu’il n’y avait qu’une œuvre. Que cette œuvre à laquelle tous les humains sont attachés, était splendide, immuablement, constamment. J’ai ressenti un contentement absolu comme si j’avais ressenti le contentement terrestre.

Tu entends, mon amour, une terre contente. Satisfaite, même avec ses maux, même avec la mort, surtout avec elle. Que le mot « mort » s’évanouissait tout à fait, qu’il n’était pas.

Contentement absolu parce que des hommes donnaient tout, faisaient tout, sans dire même « sacrifice », le faisaient parce que leur plaisir était d’être homme, d’être ainsi.

De cette minute, détacher une existence personnelle, son souci, eût été impossible – ne rien prononcer, ne rien articuler, seulement regarder passionnément.

Pas du tout le désir de finir, ce désir qui passe quelquefois vraiment comme un spasme : finir pour donner, pour être. ...Du tout. Il ne pouvait pas exister devant eux, eux sûrement ne l’avaient pas, vivants, c’eût été lâcheté. Ils avaient le désir de leur œuvre ; quittant tout, s’ils avaient une peine à partir, ils choisissaient cette peine pour plaisir.

Et même pas comme eux, répétant après eux : le désir d’une œuvre. Ni une remise de l’œuvre, parce qu’eux l’avaient faite, ou parce qu’elle se faisait en tout cas. Pas une décharge. C’était plus total. Que ce qui arriverait, que ce qui serait, serait bien.

Plus que bien, un frisson en plus. Ce qui arriverait serait le parfait, l’accomplissement de tout ce qui eût pu être désir. Une reconnaissance absolue pour ce qu’ils portaient de la terre dans leurs regards, pour cet amour de la terre et pour l’amour.

Tu liras dans cet ordre-là, mon chéri : la mort, la faiblesse humaine et l’héroïsme. Il faut sans doute qu’il soit tel pour composer un rapport inconnu qui peut-être après se trouvera inscrit, peut-être celui-ci : la terre splendide, à cause de l’héroïsme permanent, inclus en elle. Que l’aventure était sublime. Que tout le mal s’effaçait devant la présence des héros, que héros : c’était Dieu en l’homme, avec l’homme sa seule qualité propre : un vouloir de don, de tout donner, donc en vue de rejoindre un tout, même si le nom de ce vouloir, de cette force à laquelle il fallait que le corps cède ne se révélait pas, même sans nommer Dieu.

Que tout sera bien, mon chéri. Ce très léger devoir ; plus que tout « était » bien, que tout « sera » bien, seulement ce futur. Bien pour toi. Allant là, c’est toi que tu chercheras et que tu trouveras, même si tu avais à choisir l’abandon comme l’action maximum, l’action la plus rude pour l’homme qui veut le plus, tu pourras faire là le plus.

 

Après avoir été dans l’abîme, les yeux ne reconnaissent pas tout de suite la lumière, elle les éblouit, ce noir de l’abîme dans lequel ils étaient les choquait moins que la lumière – choquer à la manière de heurter, de faire mal. Pas le désir d’y rester, non, mais l’impuissance à remonter.

La main même est molle. J’ai peur de la mort, mon chéri, des visages dans la mort. Je ne peux pas oublier qu’ils sont hideux.

J’en ai toujours eu peur, sans doute je n’avais fait que l’oublier.

Où allons-nous toi et moi ? C’est la fin de ce que je veux te dire, ce sont les mots de conclusion, c’est ici que doit apparaître la forme du monde, de ce que je sais, pour te le donner – c’est ici que tout devait être achevé, il ne devait y avoir que ce qui suit l’épreuve, rien qui ne soit surmonté, acquis et pour moi-même je ne vois que des éclairs, comme si je n’avais rien fait, comme si c’était le premier instant, lorsque la surface molle de l’être inscrivait les chocs, ne les connaissait pas.

Je croyais toujours pouvoir te dire ce qui reste, la connaissance après le choc, et celui que je viens de subir, celui du visage de la mort, je ne fais que le sentir, le souffrir. Je ne sens pas encore ce qui reste, je ne sens que ce qui a été et qui fait mal, un mal... j’abandonne tout... le mal qu’un enfant ne pourrait pas surmonter, un enfant qui en serait terrassé.

J’ai eu peur comme un enfant a peur. J’ai eu peur que ce frisson, ces mouvements affreux d’agonie, fussent l’instant de la mort, peur de la vision de cette chose monstrueuse, de l’assassinat. Car quelque chose tuait le corps mourant, j’assistais à un meurtre, à une force honteuse qui en abattait une autre – le geste d’assassins monstrueux, des mains atroces d’étrangleur, les plus hideuses mains, l’expression de visages d’assassins, la cruauté, toute la laideur, l’horreur – ressemblance pour cette force qui tuait un vieillard, qui l’abattait.

Et chaque fois que le frisson est revenu, le battement fou, à coups sourds, de mon cœur, c’était parce que j’avais peur de l’instant final, du coup fatal. Je ne peux pas assister au moment où le corps retombera, à l’ultime spasme de ce massacre. Cette minute-là, je ne peux pas la concevoir, même si elle pouvait être moins affreuse, moins convulsive, même si elle était calme, qu’il n’y eût qu’une pâleur plus grande... non, effroyable la cessation du mouvement, plus rien, plus rien...

Pourquoi est-ce que cela vient maintenant, cette épreuve de la vue de la mort, dans les conclusions ? Conclusion les lis, Juin, les seringas, les processions, le prêtre gravit les marches du reposoir, et les grands encensoirs montent en mesure, ce silence, cette prosternation le cortège repart... La magie du monde ! Et c’est ici que vient le choc de l’ultime passage ?

Le même moment pour d’autres, c’est la mort une fois la course achevée, le grand âge, le respect, les actes autour du lit de mort ; ce qui m’a été horreur, peur, pour d’autres, cela a été presque envie, sérénité. ...Je ne peux pas. J’ai vu que même les roses étaient malades dans la chambre d’agonie, elles baissaient, souffraient parce que la mort, présente, les empoisonnait. Je n’ai désiré que l’air, la fenêtre ouverte, qu’il y ait l’odeur de l’air frais, plus les autres odeurs, plus l’odeur de la mort. Un oiseau chantait : revanche ! Revanche ! La revanche à prendre, loin de la chambre du meurtre.

Je me rappelle le premier mort que j’ai vu, c’était un visage pâle, paisible, une religieuse morte, toutes les élèves défilaient, j’étais petite, celles qui n’avaient pas voulu venir, avaient peur, avaient eu la permission de ne pas venir. J’y suis allée et comme dans toute mon enfance je n’ai rien connu, pas frissonné, rien craint. Je me le rappelle seulement maintenant, ce visage, et je dis maintenant que ce spectacle était affreux, que ce que j’ai vu paisible était ce que je sais maintenant être affreux, être effroyable, être ce que l’homme ne peut pas comprendre, mon Dieu, il ne peut pas comprendre que vous anéantissiez le corps dans sa beauté, dans sa forme, que vous exigiez qu’il devienne hideux, qu’il ne soit plus lui-même, que vous défiguriez les morts, comme si vous les détestiez : je tuerai cela, je piétinerai cela !

 

Je me rappelle maintenant que je n’ai oublié aucun des visages des morts, que j’ai vus. En ce moment, je les vois tous. Tous ont ces yeux gris, pleins d’eau, qui roulent, qui ne regardent plus, qui ne reflètent plus. Lorsque le corps est agité des frissons qui le tuent, en proie à ce démon, les lèvres ont toutes ce mouvement de rentrée en arrière, elles s’en vont, la bouche devient ce trou, et la peau, la peau douce, chaude – douce ! ne va pas seulement être glacée, elle a ces marbrures, ces taches, cette couleur bleue. Je ne peux plus voir, même des pétales fanés, bleuis, c’est le même bleu, le bleu de la mort. Est-ce que demain, au moins, le visage sera blanc, n’est-il convulsé que pour l’agonie, est-ce qu’après sera plus calme – alors que ce soit tout de suite après, que ce masque s’en aille !

J’ai vu un mort, beau. J’ai pensé aux mots entendus : « statue de marbre » – pourtant maintenant je me rappelle, le visage était sévère. Tous les morts sont sévères, ils ne sourient pas, tous sont durs – et après il y a pis, il y a la décomposition jusqu’à ce qu’il ne reste rien...

Mon Dieu, pourtant c’est Vous qui l’aviez fait, ce corps, c’était votre œuvre, quel Créateur détruit son œuvre sinon un fou, avec l’acharnement d’un fou !

Pourtant il ne résisterait pas, vous le savez, il ne peut pas. Vous voudriez et l’homme cesserait paisiblement, spontanément. Pourquoi le prenez-vous, luttez-vous, il ne demanderait qu’à être pris sans lutte, il accepterait, plus grand, plus dédaigneux.

Et sur cet ennemi, vous vous acharnez ! Comme si c’était un ennemi ! Sur cet ennemi sans force, sans rien, sur cette paille, sur ce néant que vous pourriez éteindre avec votre souffle, même en n’agissant pas, simplement en le regardant, en désirant ! C’est un corps qui eût accepté de venir à vous par amour, si vous l’aviez appelé ! Puisque vous voulez qu’il meure, puisque cette volonté que vous avez qu’il meure est toute puissante, vous auriez pu avoir, aussi puissante, la volonté qu’il vînt à vous par amour, qu’il vous désirât, qu’il eût soif de vous, qu’il tendît les bras vers vous.

Non, même les saints ont des spasmes à l’agonie. L’ennemi tue même les saints. Est-ce le démon ? Mais puisque c’est votre heure ! Puisque c’est l’heure des prières : partez âme. ...La prière appelle, le ciel entier, les Séraphins et les Chérubins, les Principautés et les Puissances, les Trônes, les Vertus et les Dominations, les Archanges et les Anges, et tous les saints, saint André, saint Paul, vous qui étiez lointains, ayant existé sur la terre il y a longtemps, très longtemps, saint André, saint Paul, vous revenez, tout le ciel se dérange pour accueillir, pour ouvrir L’entrée... Mon Dieu, pourquoi ne prenez-vous pas tout de suite, laissez-vous l’ennemi lutter ? Puisque votre ciel est déjà là, attend, à côté, l’âme bienheureuse !

Puisque le corps est rien, pourquoi détruire un rien, pourquoi détruire ce qui n’est pas, puisque ce n’est pas ! Pourquoi un ennemi, puisque, si Vous vouliez, il n’y aurait pas d’ennemi ?

Et cet amour, l’amour que vous avez dit, qui est, mon Dieu ? Puisque vous avez racheté les corps, les hommes, la mort, pourquoi permettez-vous encore son simulacre, ses atroces passes !

Plutôt l’image de ce soldat affaissé, qui pourrait n’être qu’endormi – pourtant trop affaissé, penché – et qui est mort. Là, le visage est intact, la vie a été arrêtée en plein et beau moment de flux, elle a été immobilisée, mais rien n’est vieilli, n’est atteint, c’est la splendeur d’un corps vivant qui est arrivée à la mort, ce n’est pas une chair pourrie, rongée, empoisonnée.

Même pas cette mort-là, pas de mort du tout, puisque Vous le pouviez, puisque vous pouviez tout concevoir autrement. Même l’expiation, s’il la fallait, vous pouviez la concevoir autrement, faire qu’elle s’effectuât autrement.

Lorsque les adolescents disent que la mort est belle, que pour un amour elle est belle, lorsqu’elle signe, signifie, achève le don à un amour, lorsque les voix d’un pays viennent murmurer, à l’oreille d’un mourant, des douceurs, des rémissions d’amour... Non, je ne crois pas. S’il y a eu de ces désirs, de ces paix, les paix sont étouffées par les innombrables atroces cris de souffrance, de désespoir, de répulsion à mourir, de haine, de malédiction.

Mon Dieu, si le corps arrivait se rappelant tout, se rappelant les moments où Vous, Vous-mêmes, êtes venu lui expliquer qu’il fallait mourir pour racheter, pour renaître – lorsqu’il l’a accepté, désiré, parce que Vous le disiez – s’il arrivait comme dans ces moments-là, avec toutes ses puissances de compréhension, de dons : je me souviens, voilà ! Mais il arrive oubliant tout, ne reconnaissant plus même les visages autour du lit, disant des mots sans suite, lui qui était maître de ses pensées, les assemblait, les formait, lui à qui vous aviez donné l’intelligence ! Pourquoi cette intelligence la détruisez-vous aussi, faites-vous que cet homme, votre image, un désir que vous aviez eu de le créer, désir qu’il existât, et plus, désir de demeurer en lui. « Et nous ferons en lui notre demeure », vous l’avez dit – pourquoi exigez-vous que ce soit devenu une bête, cette bête qui tremble, agonise sur ce lit de torture ?

 

Pourquoi le visage aimé devient-il terrible à voir ?

Pourquoi. Le mot. Oh ! à la fin, en revenir avec toi à la première question, à ce premier mot !

Pendant les jours d’agonie il y avait une fête dans, une maison voisine : pourquoi ? Et pourquoi aussi devant les baisers ? Oui, avec presque une colère : si la mort est, pourquoi ?

Même plus les baisers. Est-ce le signe ? Signe que l’être a succombé à la tentation, qu’il est redevenu un cœur révolté, mort, n’aimant plus... la tentation monte... qu’il est redevenu lui-même, véritable, orgueilleux, et allant crier si l’ange ne l’empêche pas : « Moi ? »

Moi, plus fort que les autres, moi supérieur, moi grand, et les autres, ridicules, à écraser !

Une âme unissait les organes du corps, en faisait un être humain ; maintenant, dans l’agonie, il n’y a plus qu’un cœur qui bat, pour lui seul, poursuit son existence de muscle, de fibre lisse. Et l’autre organe continuera-t-il ! Machine à organes, machine, machine, voilà ce qu’il reste de l’homme !

Mais, mon chéri, tout d’un coup, alors que l’homme croit être en pleine révolte, tout d’un coup, un souffle doux, un passage, une caresse. Les mots de prière qui n’étaient plus que mots reprennent leur sens, sont de nouveau une prière. L’environnement redevient perceptible – plénitude, présence – les lèvres n’articulent. pas encore le nom de la présence, elle est là.

Demain ! demain... ce que les lèvres humaines passionnément articulaient... peut-être... Vie, reviens-tu ?

Il est difficile de renaître !

– Regarde, les choses ne sont pas mortes, elles ont continué leur veille muette, constante, regarde les jouets, l’arbre. Rappelle-toi, la nuit même de l’agonie, comment une bête, un chat t’a consolé, rappelle-toi comme il a été doux à tenir, comme il a été là, à cette heure de petit jour. Rappelle-toi le liquide chant d’oiseau à l’aube, et les piaillements, il a fallu penser : ah ! ce sont les premiers piaillements des petits, Juin, les petits sont oiseaux déjà.

Et l’arbre abrité, inclus dans le mur, veille la fièvre, si cette nuit n’est plus que fièvre.

Tout a sombré ? La pensée ne sent plus que mépris, ne voit plus que ridicule aux gestes humains, inutilité, vide ?

Rappelle-toi autre chose – une image est restée belle : un soldat, un drapeau. Tu vois, cela ne sombre pas. J’admets que les baisers aient sombré, dérision l’amour. ...Bien, c’est cela la maladie. Mais l’héroïsme reste... écoute...

Toi, roi sur toi-même, je te couronne et je te mitre.

Alors un très grand repos, la phase d’arrêt dans le rythme respiratoire d’agonie : accélération, ralentissement, arrêt. L’agonie va-t-elle reprendre, le souffle reprendre son rythme de mort : accélération, ralentissement, arrêt ? Ou bien le repos pourrait-il être véritable, préparateur d’un sommeil revivifiant, repos du corps qui a vaincu, triomphé ?

C’est la magie, mon amour. Un homme était rien, et tu vois, lorsque la grâce l’abandonnait, livré à lui-même, bossué par le désespoir, terrifié par l’agonie, il succombait jusqu’à l’avant-dernière minute humaine, jusqu’à la dernière... Cette répétition d’agonie est venue à la fin parce qu’il faut aussi vaincre cela, parce que c’est l’assaut le plus rude, décisif, mais qu’il faut le vaincre.

Écoute la voix en moi, plus forte que moi-même, écoute ce qui peut gronder au-dessus des plaintes, de la révolte. Je te crie que ces plaintes, cette révolte, cet orgueil déchaîné, forcené, retrouvant son instinct comme une bête mauvaise, je te crie : c’est le mal, je le sais, puisque c’est moi qui suis possédée par lui, par cette haine. Il s’est emparé de moi, il doit retomber dans les ténèbres, avec la mort, avec le feu purificateur – mais au plus noir, je sais que ce demain, ce rêve, c’est le parfait, ce sont... ô mon chéri, les élus, la ronde d’élus dans les champs semés de fleurs, et avec eux chanter, si, la certitude revient, chanter les délices terrestres.

Ils ne disent pas le ciel, ils disent terre, terre ! Terre qui était déjà magie, transcendance, terre qui était ciel voilé, transformé, supercherie née des yeux d’hommes. Quoique l’action et le fait contredisent ce que je sens, je te répète, et moins j’ai de force, plus j’appuie : le plus rude assaut est venu à la fin pour aboutir à l’ultime conseil, ne crains rien.

Ne crains pas la tentation, ne crains pas de renier, ne crains pas que ce corps déchu et jamais maté ne redresse ses puissances mauvaises lorsque l’affaiblissement de sa vigueur l’abandonnera, proie plus facile, aux ennemis. L’ennemi ne vainc jamais Dieu, Dieu est le plus puissant et les hommes sont à lui. Il a racheté ses créatures, les a reprises, ne les laisse pas reprendre par l’autre, par le mal.

Et la terre est bonne magnifiquement, sereinement. Pas d’horreur sacrée, pas d’exaltation de l’intelligence ivre devant le spectacle de cruauté de la vie engloutissant, dévorant, recréant. Si tu vois à l’aube que la nature, cette mère, est comme un charnier où la fourmi dévore la larve, où le mâle tue la femelle, ne veuille pas, comme te jeter dans le trou fumant du cratère, dire : recommencement, rajeunissement, retour... Plutôt regarde, comme un enfant, regarde, ne vois que les élytres de l’insecte, regarde comme les simples meurent, vois la charité, admets, ne veuille pas comprendre, ne veuille qu’aimer, passionnément, car même lorsque les ombres de la mort environnent Jérusalem, la Jérusalem céleste apparaît, le doré de l’aube.

 

La fin est venue. Que t’ai-je dit, mon chéri... J’ai essayé de te dire tout et peut-être n’ai-je pas pu. Tu vas venir, et par ta seule présence, du seul fait de tes yeux, de leur regard, je comprendrai plus et je saurai plus.

C’est l’accomplissement. Il n’importe plus que moi, je t’aie donné. J’ai fait ce que je pouvais. J’ai commencé par les mots : l’homme sent un point, lui-même, et autour le monde bruissant, un beau monde, mon amour ! Malgré ou avec ce qui s’est passé, ce qui est venu en travers, un printemps, et même la mort, avec Avril, Mai jusqu’à Juin, jusqu’à ce que le cœur s’ouvre, il n’y a plus qu’à répéter : autour, un beau monde.

Un monde enivrant, enivrement d’inconnu. Près d’un lit de mort, tout d’un coup, la simple pensée de dehors, de l’air dans la rue ranimait comme un éther fou.

C’est plus beau ainsi, inconnu. Peut-être que je ne t’apporte rien ou très peu, ou seulement un soupçon que le savoir futur éclaircira, la prescience de ce qui sera clair un jour, le jour de l’arrivée du globe terre à son but.

Et que peut-être je ne t’aie rien dit de valable, c’est beau aussi.

Parce qu’ainsi s’exprime que toi seul comptait ; toi après moi, toi mieux que moi, toi libre de supprimer d’un geste de maître, et même peut-être – expression de celui qui se sait supérieur et bon – avec indulgence, libre d’être indulgent envers ceci dit avant toi, radoteries d’âge périmé !

Que rien ne m’est plus beau que cette voix, ta voix que j’écoute, que j’entends dire plus tard à l’âge que j’ai eu, l’âge du moi farouche, moi premier, moi unique : « Est-ce que ce qui m’a précédé importe ! Est-ce que le monde n’est pas neuf parce que j’y arrive, est-ce que le passé pouvait quelque chose à côté de ce que moi je vais pouvoir et moi, faire ! »

La magie, c’est ce passage, cette continuation de l’homme en l’homme par les âges. Je te passe le monde, mon chéri, je n’ai su que par toi, je n’ai voulu, oui je le crois, savoir que pour toi, surtout pour toi – et ainsi que les paisibles vieillards meurent, j’ai ce contentement.

Je sais moins que toi maintenant. J’ai essayé de voir, de dire, j’ai été créé pour cet effort de transcription, de soulèvement, et ce qu’il te redonne, cet homme fier, cet homme qui pouvait tout, c’est une belle boule qu’il tient entre les mains, une belle boule scintillante, le monde.

Je croyais finir en te disant les places : premier l’amour, premier lorsque la même âme se reconnaît en deux corps, comme le pollen des semences voyageuses de la fleur mâle retrouve le pistil, et là aussi où j’ai tant voulu tout t’apporter, le fait que je ne t’apporte rien est beau.

Parce qu’ainsi tu sais la vérité : qu’un homme n’est rien, mais que l’homme, que nous, moi avant toi, puis ton enfant, car toi aussi tu passeras à un enfant le rôle, la chaîne que tu as reçue – nous agissons un même destin, destin inconnu, destin incompréhensible, nous rie comprenons que l’amour, mon chéri.

Même lorsqu’il se cache, il demeure, je le sais, tu le sauras. Notre souffle, ce qui nous retient au monde, c’est un amour, et ce qui nous enlève le souffle lorsque notre temps est fini, c’est, ce sera le même amour.

Un amour aussi simple que l’amour, ou comme simplement je t’aime. Le plus simple, c’est ainsi, d’aimer absolument, de tout donner, de vouloir n’être plus rien, vouloir seulement être en un autre, en toi, par toi, recommencer avec toi.

Non, je disparais même. Ne te souviens pas, tu es seul, tu le disais étant petit : « seul, seul », tu voulais toujours faire seul – tu recommences seul le monde, et tu vas le recréer, le modeler, le changer, ne doute pas, je ne doute pas, tu es mien, le plus grand, le premier !

Il y a les fleurs, elles sont le ciel même, avec les plantes, les arbres, les très grands arbres. Il y a les animaux, il y a la bonté de l’homme pour l’homme.

Il y a ce que tu seras, homme pour une femme – cela je ne veux même pas l’effleurer d’une parole, une seule saura ce que tu lui diras bouche à bouche.

Puis viendra ton enfant. Mon chéri, mon enfant, sois roi de la terre, règne. Il est doux de régner, et doux que les hommes s’inclinent devant leur maître.

Incompréhensible ! Si j’arrive à ne te dire qu’énigme, magie incompréhensible, peut-être suis-je ainsi revenu, par la grâce, l’ange, à la vérité ; car ce qui était vérité palpable et présente : les nuits, les silences, le réveil de la sève au printemps, la fécondation – à tous les beaux seuils nous retrouvions l’incompréhensible, l’inconnaissable.

La Beauté est aussi une mère, les hommes grands, les créateurs sont les héros, avec et comme ceux qui donnent leur sang. Incompréhensible l’amour pour une forme invisible, des bras non enlaçables, une étreinte qui n’est pas chaude, ne tient pas une peau, la tiédeur, mais tient un pays – que l’amour batte comme pour un corps, pour un pays, que le rien que tu apportes, tu frissonnes car c’est par lui, pour lui, de lui !...

Et l’homme ne peut pas comprendre Dieu, incompréhensible Dieu !

À Dieu pourtant, mon amour, ainsi écrit, sous forme de possession, le mot d’au revoir Aime le monde, passionnément, aie la folie d’y être, pour m’exaucer, car à partir du moment où tu es venu, moi j’ai eu cette folie.

J’ai oublié de te dire l’odeur des herbes d’un champ, l’odeur composée, multiple, d’un champ d’herbes un matin de Juin. Et l’odeur des œillets, petits et gros. Puisque je n’ai pas pu te dire tout, te former le tout, je t’additionnerai les détails, je te ferai le mémorandum des délices. N’oublie pas que le pays le plus lointain n’est pas au bout des mondes, c’est peut-être dans le pays que tu habites, à un endroit où tu ne resteras qu’un instant ; cet endroit : un village, l’heure du retour des champs, la place et l’abreuvoir, à chaque maison la grand-porte de la grange, grise, et la petite porte entourée d’une vigne, la route est plantée de cerisiers, la cueillette – un long effort de travail peut n’être que pour rejoindre cela, pour mériter cela.

Mon Dieu, ne direz-vous pas qui vous êtes ? Comment Vous seul importez, Vous : que les oiseaux chantent, ce soir que les fleurs embaument, là-bas les préparatifs de la moisson, les premiers lourds battements des chouettes dans la nuit. Vous êtes pour un homme sa mère. Et quoi encore ? tant de choses étaient belles, la nature suffoquait de perfection, les rivages, les champs ! Je Vous ai tant cherché ? Est-ce Vous ?

Vous le trésor ultime, au-delà de gloire et amour, la puissance ?

Et Vous, la résolution définitive, le plus beau mot humain, le seul qu’une mère veuille pour son enfant : le bonheur.

Que viennent les histoires viriles : l’histoire de Celui qui a conquis lui-même, l’homme fou de sa solitude, de sa fierté, d’être le plus seul au monde, lui que l’amour encercle ! Mais il s’évade, il est libre, libre toujours, les matins, les soirs ! Brusquement une nuit de Juin, l’enivrement de sa force lui monte au cœur, c’est un spasme il ne veut pas mourir – ah, le veut-il ?

Non, mon chéri, c’est fini, toi, seulement.

Sens, l’odeur d’une prairie après la pluie. Écoute, le secret s’exprime : « participation » ! Tu participes au monde, à cette vie du monde, où je te dis, mon amour, les mots derniers : les forts sont heureux.

 

 

Marietta MARTIN, Transfiguration, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

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