À une mère polonaise

 

 

Ô mère polonaise, au cas où, du génie,

Ton fils montre la sainte étincelle en son œil,

Si, de son front d’enfant, l’innocence irradie

Des Polonais passés la noblesse et l’orgueil,

 

Si, laissant de côté les garçons de son âge,

Il court vers un vieillard qui chante de hauts faits

Et l’écoute, attentif, inclinant son visage

Au récit des exploits des aïeux polonais,

 

Alors, mère, dis-toi qu’il fait de mauvais rêves,

Prosterne-toi devant la Vierge, à deux genoux,

Vois ce cœur que traverse, ensanglanté, le glaive :

L’ennemi percera ton sein d’un même coup !

 

Car, bien que dans la paix le monde entier fleurisse,

Que s’accordent pouvoirs, peuples, opinions,

Ton fils est appelé pour l’obscur sacrifice,

Au martyre frustré de résurrection.

 

Dis-lui d’abord d’aller, sous un roc solitaire,

Méditer – les roseaux de sa natte étalant,

D’inspirer les vapeurs humides, délétères,

De dormir, des aspics venimeux à son flanc.

 

À se cacher sous terre, enragé, qu’il apprenne,

Qu’il soit un gouffre aux inaccessibles pensers,

Que ses mots le silence infecte, ignoble haleine,

Qu’il se tienne prudent comme un serpent glacé.

 

À Nazareth, le Christ choyait, dans son enfance,

Sa croix-jouet – d’une autre, après, nous a sauvés.

Mère, si j’étais toi, j’amuserais d’avance

Mon fils par certains jeux qui lui sont réservés :

 

Tout d’abord que ses mains, par des chaînes, tu lies,

Qu’au chariot fatal dises de l’attacher,

Qu’il n’ait devant la hache une face pâlie,

Ou devant le fourgon qui viendra le chercher.

 

Car point n’ira, preux de jadis, chez l’Infidèle,

Vainqueur, planter la croix au sommet de Sion,

Ni, pour la liberté de nations nouvelles,

Labourer – et de sang abreuver les sillons !

 

Provoqué par un traître, anonyme canaille,

Sa cause mise aux mains d’un tribunal vendu,

Il aura son cachot pour tout champ de bataille,

Par le tsar ennemi verdict sera rendu.

 

Vaincu, pour monument funèbre, stèle infâme,

Le bois sec du gibet sera dressé sur lui,

Tiendra toute sa gloire en courts sanglots de femme

Et, de ses compagnons, en longs propos, la nuit.

 

 

 

Adam MICKIEWICZ, 1830.

 

Recueilli dans :

Adam Mickiewicz, Ballades, romances et autres poèmes,

choisis, présentés et traduits du polonais

par Roger Legras, Éditions L’Âge d’Homme, 1998.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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