Cordillère

 

 

Cordillère des Andes,

Mère gisante et Mère qui marche :

enfants, tu nous affoles,

et nous mourons si tu nous manques ;

dans le métal et dans l’amiante

tu fis lever nos entrailles,

ô trouvaille des premiers-nés

Marna Ocllo, Manco Capac 1,

terrible amour et haute corne

versant l’hydromel de l’espoir !

 

Toi qui essouffles le Zodiaque

sur la sphère de ton galop,

tu cours les méridiens,

pierre et infatigable Mazeppa,

Atalante qui dans la course

es le chemin et le cheminement,

et, poitrine contre poitrine

nous mènes, maternelle et houleuse,

vers la manne blanche et le rouge autel

de notre éternelle félicité.

 

Tu vas, ô notre mère, sans genoux,

dure de ton élan, de ta confiance ;

avec tes sept peuples tu vas,

dans ta jupe aile-de-cigogne ;

tu chemines nuit et jour,

de mon Détroit à Sainte-Marthe 2

et tu hisses des eaux ultimes

l’unicorne de l’Aconcagua.

Tu passes le val de ma nourrice,

de violet tu colores les figuiers ;

tu traverses le cordon de feu

et tu lances les fleuves Dioscures 3,

tu goûtes des Sargasses de saumure

et tu descends, hallucinée...

 

Vivant serpent des signaux

sur le chemin de l’Inca Huayna,

toute striée de travaux d’art,

de troupeaux d’alpacas, de lamas

du fil que tisse l’Indien éberlué

et des soupirs de la quena 4 magique.

Dans les vallées, tu es douceur ;

sur les pentes, c’est le vertige ;

où bleuissent les hautes plaines

tu as l’ampleur de la louange.

 

Allongée comme une amante,

réverbérée dans le soleil,

tu as pour l’Indien et le cerf

l’aiguillon du gingembre et de la sauge ;

tu entends dans ta chair vive

une lente fourmilière, une sourde viscache 5 ;

tu entends l’accouplement du puma,

et le névé roulant de roc en roc,

et tu prêtes l’oreille à tes propres amours

dans les secousses de tes laves...

Elles dévalent, dévalent en chantant,

ainsi que d’une noce consommée,

bousculeuses d’acajous,

briseuses d’araucarias.

 

Alleluia parce que tu nous donnes

une moisson de fables,

cerf altier, toi qu’avait vu saint Georges

avec tes bois auréolés

et le fantôme du Viracocha 6,

masse de brume, et vapeur de langage.

Dans les nuits nous nous rappelons

la bête noire et argentée,

la lionne qui fut notre mère

et qui debout nous allaitait !

 

Au seuil de ma maison

j’ai ton ombre violacée.

Somnambule je vais ma route,

à la poursuite de ton dos,

et je m’enroule en ton brouillard

ou bien je tâte ton flanc d’arche ;

et la soirée tombe dans mon sein

comme en une mère écorchée :

vaste passion, par la passion

d’épaules filiales haletante !

 

Pierre charnelle de l’Amérique,

hallali de pierres croulantes,

rêve de pierre que nous rêvons,

pierres du monde avec leurs pâtres ;

pierres qui se redressent

pour s’unir à leur âme !

Dans l’enceinte du val d’Elqui 7,

par pleine lune fantasmale,

nous ne savons si nous sommes des hommes

ou bien des pierres en extase.

 

Les temps reviennent, fleuve sourd,

et on entend comme ils abordent

au plateau même de Cuzco

qui est l’autel de notre grâce 8

Tu as sifflé, sifflement souterrain,

pour le peuple couleur de l’ambre,

et nous dénouons ton message

enroulé de salamandre ;

et le destin qui est le nôtre,

tu nous l’exhales par bouffées.

 

Nous avons erré comme les enfants

qui ont perdu le signe et la parole,

comme le Bédouin ou l’Ismaélite,

comme rochers lancés par une fronde,

dispersés dans le vent, ou avilis,

grappes piétinées d’une vigne sacrée,

jusqu’au jour où nous revenons à nous

ainsi que des amants qui se retrouveraient !

 

De nouveau nous voici ce que nous fûmes,

ruban humain, anneau qui marche,

vieux troupeau, longue habitude,

tout droit devers l’autel

où est restée l’augure-mère,

qui depuis quatre siècles nous appelle

dans toute la nuit des Andes

et dont le cri est un coup de lance.

 

De nouveau montent nos chorals

et l’anneau brisé de la danse,

par les chemins que foulaient les chasquis 9.

Les sanctuaires de nouveau

sont des jalons dans la montagne,

et voici la spirale où se balancent

myrrhe-copal, myrrhe du copayer,

pour ta joie, pour notre joie

balsamique et embaumée !

 

Mène le Fuégien aux Caraïbes

par la hauteur des punas 10 miroitantes ;

les créatures des salines

et des pinèdes, conduis-les aux palmiers.

Tu nous rends Quetzalcoatl

en nous amenant le maya,

et sur les plateaux essouffle-ciel,

où la lumière se transfigure,

tes bras puissants lient ensemble tes peuples

ainsi que l’herbe des savanes.

 

Puisse la coulée de tes métaux souder

les peuples brisés de tes crevasses ;

couds tes rivières vagabondes,

tes versants fils de Caïn ;

purifie-nous et conduis-nous !

Que sonne notre appel, alleluia

et litanie de l’enthousiasme :

Ô l’Espèce éternelle suspendue,

Haute Cité – Tours dorées,

Pascal avènement de ton peuple,

Arche tendue de notre Alliance !

 

 

Gabriela MISTRAL (...-...)

 

Traduit par Pierre DARMANGEAT.

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie ibéro-américaine,

Choix, introduction et notes de Federico de Onis,

Collection UNESCO d’œuvres représentatives, 1956.

 

 

 

 

 

 



1 Selon la légende, fondateurs de la dynastie inca (N. du T.)

2 Santa Marta : port de Colombie sur la mer des Antilles, à l’extrémité nord des Andes (N. du T.).

3 Cauca et Magdalena.

4 Flûte indienne des régions andines (Pérou, Bolivie) (N. du T.).

5 Sorte de rongeur (N. du T.).

6 Dieu inca, et aussi le nom que les Indiens du Pérou donnaient aux Espagnols de la conquête (N. du T.).

7 La vallée natale de Gabriela Mistral, au Chili.

8 Le nom de Cuzco (ou Cusco) signifie ombilic. Fondée, selon la légende, par les envoyés du Soleil, cette ville est la capitale sacrée des incas.

9 Courriers quechuas

10 Hauts plateaux andins. (N. du T.)

 

 

 

 

 

 

 

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