L’inconnue

 

 

Suis-je belle ? On le croit. Moi-même je l’ignore,

Car je n’ai jamais vu de lac ni de miroir.

Quelques mortels m’ont dit : « Je te cherche et t’adore. »

Qu’en savent-ils ? Nul d’eux encor n’a pu me voir.

 

Au centre d’un grand temple, au fond d’un labyrinthe,

Bien souvent j’entendis les pas de ces errants

Qui poussaient des soupirs d’espérance ou de crainte

Mêlés à des propos fougueux et délirants.

 

Les dieux d’un voile épais ont caché mon visage ;

Hermès a fait trois fois le tour de mes cheveux.

Ce qu’ordonnent les dieux n’est-il pas toujours sage ?

Zeus peut-il se tromper lorsqu’il a dit : « Je veux » ?

 

C’est de lui que je tiens la clef du haut mystère,

Et je garde ce temple, où dorment ses secrets

Comme d’obscurs joyaux ensevelis sous terre.

Ils seront à celui qui connaîtra mes traits.

 

Et mon âme et mon corps seront aussi la proie

De celui qui pourra soulever mon bandeau.

Sereine, je l’attends pour la force et la joie

Offerts à son délire en suprême cadeau.

 

Car je sais le retour des effets et des causes,

Je connais ta science et du bien et du mal,

Les rythmes, les rapports et les métempsycoses,

Le sourd cheminement du sable à l’animal.

 

J’ai pénétré le sens de la danse des astres,

J’entends parmi l’éther sonner l’heure d’airain

À l’horloge où Kronos, dédaigneux des désastres,

A marqué leur arrêt de son doigt souverain.

 

Pourtant, du fond de l’ombre, une voix prophétique

Me prédit que jamais le héros mérité

Ne violera ma solitude pathétique

Ni la stérile ardeur de ma virginité.

 

Nul ne peut soulever mon voile et vivre encore ;

Quiconque m’aperçoit doit périr à l’instant.

Le dur Destin renverse et la torche et l’amphore,

Le portail de la mort s’ouvre à double battant.

 

Or, depuis ce soir-là, soir fatal et funèbre,

Je pleure sur moi-même et je plains les humains

D’espérer arracher mon voile de ténèbre

Et de tendre vers moi leurs palpitantes mains.

 

Je ressens leur amour, leur fière nostalgie,

Leur soif de sacrifice et leur doute éternel ;

Je voudrais leur crier qu’en me donnant leur vie

Ils en enrichiront l’univers fraternel.

 

Mais tout m’est interdit, parole, geste, ou signe ;

Sous mon triple bandeau sentent-ils seulement

Le feu de mon regard, qui de leur fièvre insigne

Voudrait mieux éclairer le sombre égarement ?

 

Et toujours je verrai leur haletant génie,

J’entendrai sans répit leurs pas et leurs appels

Résonner vainement dans l’attente infinie

D’usurper dans mes bras les secrets immortels.

 

 

Alfred MORTIER.

 

Paru dans le Mercure de France

en décembre 1934.

 

 

 

 

 

 

 

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