Regrettez-vous le temps...

 

 

EXTRAIT DE « ROLLA »

 

 

Regrettez-vous le temps où d’un siècle barbare

Naquit un siècle d’or, plus fertile et plus beau ?

Où le vieil univers fendit avec Lazare

De son front rajeuni la pierre du tombeau ?

Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances

Ouvraient leurs ailes d’or vers leur monde enchanté ?

Où tous nos monuments et toutes nos croyances

Portaient le manteau blanc de leur virginité ?

Où, sous la main du Christ, tout venait de renaître ?

Où le palais du prince, et la maison du prêtre,

Portant la même croix sur leur front radieux,

Sortaient de la montagne en regardant les cieux ?

Où Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et Saint-Pierre,

S’agenouillant au loin dans leurs robes de pierre,

Sur l’orgue universel des peuples prosternés

Entonnaient l’hosanna des siècles nouveau-nés ?

Le temps où se faisait tout ce qu’a dit l’histoire ;

Où sur les saints autels les crucifix d’ivoire

Ouvraient des bras sans tache et blancs comme le lait ;

Où la Vie était jeune, – où la Mort espérait ?

 

Ô Christ ! je ne suis pas de ceux que la prière

Dans tes temples muets amène à pas tremblants ;

Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire,

En se frappant le cœur, baiser tes pieds sanglants ;

Et je reste debout sous tes sacrés portiques,

Quand ton peuple fidèle, autour des noirs arceaux,

Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques,

Comme au souffle du nord un peuple de roseaux.

Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte :

Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.

D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ;

Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux.

Maintenant le hasard promène au sein des ombres

De leurs illusions les mondes réveillés ;

L’esprit des temps passés, errant sur leurs décombres,

Jette au gouffre éternel tes anges mutilés.

Les clous du Golgotha te soutiennent à peine ;

Sous ton divin tombeau le sol s’est dérobé :

Ta gloire est morte, ô Christ ! et sur nos croix d’ébène

Ton cadavre céleste en poussière est tombé !

 

Eh bien ! qu’il soit permis d’en baiser la poussière

Au moins crédule enfant de ce siècle sans foi,

Et de pleurer, ô Christ ! sur cette froide terre

Qui vivait de ta mort, et qui mourra sans toi !

Oh ! maintenant, mon Dieu, qui lui rendra la vie ?

Du plus pur de ton sang tu l’avais rajeunie ;

Jésus, ce que tu fis, qui jamais le fera ?

Nous, vieillards nés d’hier, qui nous rajeunira ?

Nous sommes aussi vieux qu’au jour de ta naissance.

Nous attendons autant, nous avons plus perdu.

Plus livide et plus froid, dans son cercueil immense

Pour la seconde fois Lazare est étendu.

Où donc est le Sauveur pour entrouvrir nos tombes ?

Où donc le vieux saint Paul haranguant les Romains,

Suspendant tout un peuple à ses haillons divins ?

Où donc est le Cénacle ? où donc les Catacombes ?

Avec qui marche donc l’auréole de feu ?

Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ?

Où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ?

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

La Terre est aussi vieille, aussi dégénérée,

Elle branle une tête aussi désespérée

Que lorsque Jean parut sur le sable des mers,

Et que la moribonde, à sa parole sainte,

Tressaillant tout à coup comme une femme enceinte,

Sentit bondir en elle un nouvel univers.

 

 

 

Alfred de MUSSET, Rolla, 1833.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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