<> <> <> <>

 

 

 

Propos sur Jésus-Christ

 

 

par

 

 

NAPOLÉON Ier

 

 

 

 

 

 

Je cherche en vain dans l’histoire pour y trouver le semblable de Jésus-Christ, ou quoi que ce soit qui approche de l’Évangile. Ni l’histoire, ni l’humanité, ni les siècles, ni la nature, ne m’offrent rien avec quoi je puisse le comparer et l’expliquer. Ici tout est extraordinaire ; plus je le considère, plus je m’assure qu’il n’y a rien là qui ne soit en dehors de la marche des choses et au-dessus de l’esprit humain.

Les impies eux-mêmes n’ont jamais osé nier la sublimité de l’Évangile, qui leur inspire une sorte de vénération forcée. Quel bonheur ce livre procure à ceux qui croient ! Que de merveilles y admirent ceux qui l’ont médité

Tous les mots y sont scellés et solidaires l’un de l’autre, comme les pierres d’un même édifice. L’esprit qui lie les mots entre eux est un ciment divin qui tour à tour en découvre le sens ou le cache à l’intelligence. Chaque phrase a un sens complet, qui retrace la perfection de l’unité et la profondeur de l’ensemble ; livre unique où l’esprit trouve une beauté morale inconnue jusque-là, et une idée de l’infini supérieure à celle même que suggère la création ! Quel autre que Dieu pouvait produire ce type, cet idéal de perfection, également exclusif et original, où personne ne peut ni critiquer, ni ajouter, ni retrancher un seul mot ; livre différent de tout ce qui existe, absolument neuf, sans rien qui le précède et sans rien qui le suive ?...

Je ne vois dans Lycurgue, Numa, Confucius et Mahomet, que des législateurs qui, ayant le premier rôle dans l’État, ont cherché la meilleure solution du problème social ; mais je ne vois rien là qui décèle la divinité ; eux-mêmes n’ont pas élevé leurs prétentions si haut.

Il est évident que la postérité seule a divinisé les premiers despotes, les héros, les princes des nations et les instituteurs des premières républiques. Pour moi, je reconnais ces dieux et ces grands hommes pour des êtres de la même nature que moi. Leur intelligence, après tout, ne se distingue de la mienne que d’une certaine façon. Ils ont rempli un grand rôle dans leur temps, comme j’ai fait moi-même. Rien chez eux n’annonce des êtres divins ; au contraire, je vois de nombreux rapports entre eux et moi, je constate des ressemblances, des faiblesses et des erreurs communes qui les rapprochent de moi et de l’humanité. Leurs facultés sont celles que je possède moi-même : il n’y a de différence que dans l’usage que nous en avons fait, eux et moi, selon le but différent que nous nous sommes proposé et selon le pays et les circonstances....

Il n’en est pas de même du Christ. Tout en lui m’étonne ; son esprit me dépasse et sa volonté me confond. Entre lui et quoi que ce soit au monde, il n’y a pas de terme possible de comparaison. Il est vraiment un être à part ; ses idées et ses sentiments, la vérité qu’il annonce, sa manière de convaincre, ne s’expliquent ni par l’organisation humaine, ni par la nature des choses.

Sa naissance et l’histoire de sa vie, la profondeur de son dogme, qui atteint vraiment la cime des difficultés, et qui en est la plus admirable solution ; son Évangile, la singularité de cet être mystérieux, son apparition, son empire, sa marche à travers les siècles et les royaumes : tout est pour moi un prodige, je ne sais quel mystère insondable, qui me plonge dans une rêverie dont je ne puis sortir, mystère qui est là sous mes yeux, mystère permanent que je ne peux nier, et que je ne puis expliquer non plus.

Ici, je ne vois rien de l’homme.

Plus j’approche, plus j’examine de près ; tout est au-dessus de moi, tout demeure grand d’une grandeur qui m’écrase ; et j’ai beau réfléchir, je ne me rends compte de rien.

Sa religion est un secret à lui seul et provient d’une intelligence qui certainement n’est pas une intelligence d’homme. Il y a une originalité profonde qui crée une série de mots et de maximes inconnus. Jésus n’emprunte rien à aucune de nos sciences. On ne trouve absolument qu’en lui seul l’imitation ou l’exemple de sa vie. Ce n’est pas non plus un philosophe, puisqu’il procède par des miracles ; et, dès le commencement, ses disciples sont ses adorateurs. Il les persuade bien plus par un appel au sentiment que par un déploiement fastueux de méthode et de logique ; aussi ne leur impose-t-il ni les études préliminaires, ni la connaissance des lettres. Toute sa Religion consiste à croire...

C’est une chose bien extraordinaire qu’après dix-huit siècles Jésus-Christ soit encore aimé !... Nul homme, pour si grand qu’il soit, n’a jamais été aimé plus longtemps que sa vie. Aujourd’hui, qui aime César, Alexandre ? Non, les grands hommes ne sont pas aimés au-delà de la tombe. Je me connais en hommes, et je dis : Non, Jésus-Christ n’est pas un homme, et voilà pourquoi, après dix-huit siècles, on l’aime encore.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Est-ce là l’invention d’un homme ? Non ; c’est au contraire une marche étrange, une confiance surhumaine, une réalité inexplicable. Et cette folle promesse, cette prédiction d’un misérable crucifié s’est accomplie littéralement. Ce n’est ni un jour ni une bataille qui en ont décidé ; c’est une guerre, un long combat de trois cents ans, commencé par les apôtres, entretenu par leurs successeurs et par le flot successif des générations chrétiennes.

Dans cette guerre, tous les rois et toutes les forces de la terre se trouvent d’un côté ; et de l’autre, je ne vois pas d’armée, mais une énergie mystérieuse, quelques hommes disséminés çà et là dans toutes les parties du globe, n’ayant d’autre signe de ralliement qu’une foi commune dans le mystère de la Croix.

Pendant trois cents ans la pensée lutte contre la brutalité des sensations, la conscience contre le despotisme, l’âme contre le corps, la vertu contre tous les vices. Le sang des chrétiens coule à flots. Ils meurent en baisant la main de celui qui les tue. L’âme seule proteste pendant que le corps se livre à toutes les tortures. Partout les chrétiens succombent et partout ce sont eux qui triomphent.

Concevez-vous un mort faisant des conquêtes avec une armée fidèle et toute dévouée à sa mémoire ? Concevez-vous un fantôme qui a des soldats sans solde, sans espérance pour ce monde-ci, et qui leur inspire la persévérance et le support de tous les genres de privations ? Hélas ! le corps de Turenne était encore chaud que son armée décampait devant Montecucculi. Et moi, mes armées m’oublient tout vivant, comme l’armée carthaginoise fit d’Hannibal.

Voilà notre pouvoir, à nous autres grands hommes : une seule bataille perdue nous abat, et l’adversité nous enlève nos amis. Le Christ parle, et désormais les générations lui appartiennent par des liens plus étroits, plus intimes que ceux du sang, par une union plus sacrée, plus impérieuse que quelque union que ce soit. Il allume la flamme d’un amour qui fait mourir l’amour de soi, qui prévaut sur tout autre amour. À ce miracle de sa volonté comment ne pas reconnaître le Verbe créateur du monde ?

Les fondateurs de religions n’ont même pas eu l’idée de cet amour mystique, qui est l’essence du christianisme sous le beau nom de charité : c’est qu’ils n’avaient garde de se lancer contre un écueil, c’est que, dans une opération semblable, se faire aimer, l’homme porte en lui-même le sentiment profond de son impuissance.

Aussi le grand miracle du Christ, sans contredit, c’est le règne de la charité. Lui seul est parvenu à élever le cœur des hommes jusqu’à l’invisible, jusqu’au sacrifice du temps ; lui seul, en créant cette immolation, a créé un lien entre le Ciel et la terre. Tous ceux qui croient sincèrement en lui ressentent cet amour admirable, surnaturel, supérieur : phénomène inexplicable, impossible à la raison et aux forces de l’homme ; feu sacré donné à la terre par ce nouveau Prométhée, dont le temps, ce grand destructeur, ne peut ni user la force ni limiter la durée. Moi, Napoléon, c’est ce que j’admire davantage, parce que j’y ai pensé souvent, et c’est ce qui me prouve absolument la divinité du Christ.

J’ai passionné des multitudes, qui mouraient pour moi ; mais enfin il fallait ma présence, l’électricité de mon regard, mon accent, une parole de moi : alors j’allumais le feu sacré dans les cœurs. Certes, je possède le secret de cette puissance magique qui enlève les esprits, mais je ne saurais le communiquer à personne. Aucun de mes généraux ne l’a reçu ou deviné de moi ; je n’ai pas davantage le secret d’éterniser mon nom et mon amour dans les cœurs, et d’y opérer des prodiges sans le secours de la matière.

Maintenant que je suis à Sainte-Hélène, maintenant que je suis seul, cloué sur ce roc, qui bataille et conquiert des empires pour moi ? Où sont les courtisans de mon infortune ? Pense-t-on à moi ? Qui se remue pour moi en Europe ? Qui m’est demeuré fidèle ? Où sont mes amis ? Oui, deux ou trois, que votre fidélité immortalise, vous partagez, vous consolez mon exil !

Oui, notre existence a brillé de tout l’éclat du diadème et de la souveraineté ; et la vôtre, Bertrand, réfléchissait cet éclat, comme le dôme des Invalides, doré par nous, réfléchit les rayons du soleil. Mais les revers sont venus : l’or peu à peu s’est effacé ; la pluie du malheur et des outrages, dont on m’abreuve chaque jour, en emporte les dernières parcelles. Nous ne sommes plus que du plomb, général Bertrand, et bientôt je serai de la terre. Telle est la destinée des grands hommes ! celle de César, d’Alexandre !

Et l’on nous oublie ! et le nom d’un conquérant, comme celui d’un empereur, n’est plus qu’un thème de collège ! Nos exploits tombent sous la férule d’un pédant, qui nous loue ou nous insulte. Que de jugements divers on se permet sur le grand Louis XIV ! À peine mort, le grand roi lui-même fut laissé seul dans l’isolement de sa chambre à coucher de Versailles, négligé par ses courtisans, et peut-être l’objet de la risée ! Ce n’était plus leur maître : c’était un cadavre, un cercueil, une fosse, et l’horreur d’une imminente décomposition.

Encore un mouvement, voilà mon sort et ce qui va m’arriver à moi-même. Assassiné par l’oligarchie anglaise, je meurs avant le temps, et mon cadavre aussi va être rendu à la terre pour y devenir la pâture des vers. Voilà la destinée très prochaine du grand Napoléon.

Quel abîme entre ma misère profonde et le règne éternel du Christ, prêché, encensé, aimé, adoré, vivant dans tout l’univers ! Est-ce là mourir ? N’est-ce pas plutôt vivre ? Voilà la mort du Christ ! voilà celle d’un Dieu !

 

 

NAPOLÉON, à Sainte-Hélène.

 

 

 

 

 

ACCUEIL
TEXTES
Narrations   Méditations et poésie   Études et documents
CITATIONS ET EXTRAITS
PARATEXTES
Littérature   Histoire   Religion et philosophie
THÈMES