Humilité

 

 

                           I

 

 

L’esprit des sages te contemple,

Mystérieuse Humilité,

Porte étroite et basse du temple

Auguste de la vérité !

Vertu que Dieu place à la tête

Des vertus que l’ange au ciel fête ;

Car elle est la perle parfaite

Dans l’abîme du siècle amer ;

Car elle rit sous l’eau profonde,

Loin du plongeur et de la sonde,

Préférant aux écrins du monde

Le cœur farouche de la mer.

C’est vers l’humanité fidèle

Que mes oiseaux s’envoleront ;

Vers les fils, vers les filles d’elle,

Pour sourire autour de leur front ;

Vers Jeanne d’Arc et Geneviève

Dont l’étoile au ciel noir se lève,

Dont le paisible troupeau rêve,

Oublieux du loup qui s’enfuit ;

Douces porteuses de bannière,

Qui refoulaient, à leur manière,

L’impur Suffolk vers sa tanière,

L’aveugle Attila dans sa nuit.

 

 

Sur la lyre à la corde amère

Où le chant d’un dieu s’est voilé,

Ils iront saluer Homère

Sous son haillon tout étoile.

Celui pour qui jadis les Îles

Et la Grèce étaient sans asiles,

Habite aujourd’hui dans nos villes

La colonne et le piédestal ;

Une fontaine à leur flanc jase,

Où l’enfant puise avec son vase,

Et la rêverie en extase,

Avec son urne de cristal.

Loin des palais sous les beaux arbres

Où les paons, compagnons des dieux,

Traînent dans la blancheur des marbres

Leurs manteaux d’azur, couverts d’yeux ;

Où, des bassins que son chant noie,

L’onde s’échevelle et poudroie :

Laissant ce faste et cette joie,

Mes strophes abattront leur vol,

Pour entendre éclater, superbe,

La voix la plus proche du Verbe,

Dans la paix des grands bois pleins d’herbe

Où se cache le rossignol.

Lorsqu’au fond de la forêt brune

Pas une feuille ne bruit,

Et qu’en présence de la lune

Le silence s’épanouit,

Sous l’azur chaste qui s’allume,

Dans l’ombre où l’encens des fleurs fume,

Le rossignol qui se consume

Dans l’extatique oubli du jour,

Verse un immense épithalame

De son petit gosier de flamme,

Où s’embrasent l’accent et l’âme

De la nature et de l’amour !

 

 

 

                          II

 

 

C’est Dieu qui conduisait à Rome,

Mettant un bourdon dans sa main,

Ce saint qui ne fut qu’un pauvre homme,

Hirondelle de grand chemin,

Qui laissa tout son coin de terre,

Sa cellule de solitaire,

Et la soupe du monastère,

Et son banc qui chauffe au soleil,

Sourd à son siècle, à ses oracles,

Accueilli des seuls tabernacles,

Mais vêtu du don des miracles

Et coiffé du nimbe vermeil.

 

Le vrai pauvre qui se délabre,

Lustre à lustre, été par été,

C’était ce règne, et non saint Labre,

Qui lui faisait la charité

De ses vertus spirituelles,

De ses bontés habituelles,

Léger guérisseur d’écrouelles,

Front penché sur chaque indigent,

Fière statue enchanteresse

De l’austérité, que Dieu dresse,

Au bout du siècle de l’ivresse,

Au seuil du siècle de l’argent.

Je sais que notre temps dédaigne

Les coquilles de son chapeau,

Et qu’un lâche étonnement règne

Devant les ombres de sa peau ;

L’âme en est-elle atténuée ?

Et qu’importe au ciel sa nuée,

Qu’importe au miroir sa buée,

Si Dieu splendide aime à s’y voir !

La gangue au diamant s’allie

Toi, tu peins ta lèvre pâlie,

Luxure, et toi, vertu salie,

C’est là ton fard mystique et noir.

Qu’importe l’orgueil qui s’effare,

Ses pudeurs, ses rébellions !

Vous, qu’une main superbe égare

Dans la crinière des lions,

Comme elle égare aux plis des voiles,

Où la nuit a tendu ses toiles,

Aldébaran et les étoiles,

Frères des astres, vous, les poux

Qu’il laissait paître sur sa tête,

Bon pour vous et dur pour sa bête,

Dites, par la voix du poète,

À quel point ce pauvre était doux !

Ah ! quand le Juste est mort, tout change :

Rome au saint mur pend son haillon,

Et Dieu veut, par des mains d’Archange,

Vêtir son corps d’un grand rayon ;

Le soleil le prend sous son aile,

La lune rit dans sa prunelle,

La grâce comme une eau ruisselle

Sur son buste et ses bras nerveux ;

Et le saint, dans l’apothéose

Du ciel ouvert comme une rose,

Plane, et montre à l’enfer morose

Des étoiles dans ses cheveux !

 

 

Beau paysan, ange d’Amette,

Ayant aujourd’hui pour trépieds

La lune au ciel, et la comète,

Et tous les soleils sous vos pieds ;

Couvert d’odeurs délicieuses,

Vous, qui dormiez sous les yeuses,

Vous, que l’Église aux mains pieuses

Peint sur l’autel et le guidon,

Priez pour nos âmes, ces gouges,

Et pour que nos cœurs, las des bouges,

Lavent leurs péchés noirs et rouges

Dans les piscines du pardon !

 

 

 

                         III

 

 

Aimez l’humilité ! C’est elle

Que les mages de l’Orient,

Coiffés d’un turban de dentelle,

Et dont le Noir montre en riant

Un blanc croissant qui l’illumine,

Offrant sur les coussins d’hermine

Et l’or pur et la myrrhe fine,

Venaient, dans l’encens triomphant,

Grâce à l’étoile dans la nue,

Adorer, sur la paille nue,

Au fond d’une étable inconnue,

Dans la personne d’un enfant.

Ses mains, qui sont des fleurs écloses,

Aux doux parfums spirituels,

Portent de délicates roses,

À la place des clous cruels.

Écarlates comme les baies

Dont le printemps rougit les haies,

Les cinq blessures de ses plaies,

Dont l’ardeur ne peut s’apaiser,

Semblent ouvrir au vent des fièvres,

Sur sa chair pâle aux blancheurs mièvres,

La multitude de leurs lèvres

Pour l’infini de son baiser.

Au pied de la croix découpée

Sur le sombre azur de Sion,

Une figure enveloppée

De silence et de passion,

Immobile et de pleurs vêtue,

Va grandir comme une statue

Que la foi des temps perpétue,

Haute assez pour jeter sur nous,

Nos deuils, nos larmes et nos râles,

Son ombre aux ailes magistrales,

Comme l’ombre des cathédrales

Sur les collines à genoux.

Près de la blanche Madeleine,

Dont l’époux reste parfumé

Des odeurs de son urne pleine,

Près de Jean le disciple aimé,

C’est ainsi qu’entre deux infâmes,

Honni des hommes et des femmes,

Pour le ravissement des âmes,

Voulut éclore et se flétrir

Celui qui, d’un cri charitable,

Appelant le pauvre à sa table,

Était bien le Dieu véritable

Puisque l’homme l’a fait mourir !

 

 

Maintenant, que Tibère écoute

Rire le flot, chanter le nid !

Olympe, un cri monte à ta voûte,

Et c’est : Lamma Sabacthani !

Les dieux voient s’écrouler leur nombre.

Le vieux monde plonge dans l’ombre,

Usé comme un vêtement sombre

Qui se détache par lambeaux.

Un empire inconnu se fonde,

Et Rome voit éclore un monde

Qui sort de la douleur profonde

Comme une rose du tombeau !

Des bords du Rhône aux bords du Tigre

Que Néron fasse armer ses lois,

Qu’il sente les ongles du tigre

Pousser à chacun de ses doigts ;

Qu’il contemple, dans sa paresse,

Au son des flûtes de la Grèce,

Les chevilles de la négresse

Tourner sur un rythme énervant ;

Déjà, dans sa tête en délire,

S’allume la flamme où l’Empire

De Rome et des Césars expire

Dans la fumée et dans le vent !

 

 

 

                         IV

 

 

Humilité ! loi naturelle,

Parfum du fort, fleur du petit !

Antée a mis sa force en elle,

C’est sur elle que l’on bâtit.

Seule, elle rit dans les alarmes.

Celui qui ne prend pas ses armes,

Celui qui ne voit pas ses charmes

À la clarté de Jésus-Christ,

Celui-là, sur le fleuve avide

Des ans profonds que Dieu dévide,

Aura fui comme un feuillet vide

Où le destin n’a rien écrit !

 

 

 

Germain NOUVEAU, Poésies d’Humilis et vers inédits, 1924.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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