Volupté

 

 

Plaisir, bourreau de cœurs, vendeur juré des âmes,

Ah trop longtemps tu pris le masque de l’amour

Au vestiaire impur des romans et des drames !

 

Voyageant sous son nom et suivi par ta cour

De Lovelaces fous et de Phèdres navrées

Plaisir, tyran cruel, voici venir ton tour !

 

Ah ! trop longtemps tu fis dans tes mornes Caprées

Des corps humains liés à tes rouges poteaux

De blancs Saint-Sébastiens pleins de flèches dorées ;

 

Et depuis trop longtemps roulés dans tes manteaux

Tu te glisses le soir dans les tavernes saoules

Où tu mets les hoquets et les coups de couteaux.

 

Renard caché qui mords le ventre obscur des foules

N’es-tu pas las d’errer, épié dans tes nuits

Par le crime dans l’ombre horrible où tu te coules ;

 

Père des sommeils lourds et des mornes ennuis,

N’es-tu pas las de boire au fond des yeux la vie,

Comme un soleil brutal boit l’onde au fond d’un puits.

 

Tout ce qui vient de Dieu, tout ce qui fait envie,

La grâce des fronts purs, la force des lutteurs ;

L’intelligence, lampe à Dieu même ravie,

 

Jusqu’à la voix qui vibre au gosier des chanteurs,

Jusqu’au trésor de pleurs qui tremble au cœur des femmes,

Tu fais passer sur tout tes souffles destructeurs.

Tu donnes jusqu’au goût des souffrances infâmes,

Et les petits enfants qui baissent leurs cils noirs,

Pâlissent au passage effrayant de tes flammes.

 

Tu glanes des savants aux plis de tes peignoirs,

Et tu domptes le cœur des rudes capitaines,

Rien qu’avec le parfum que jettent tes mouchoirs.

 

Tu traites les vertus d’atroces puritaines

Mais leur cœur réfléchit comme un lac de cristal

La force et la douceur des étoiles hautaines.

 

Cependant, dur geôlier dont le poignet brutal

Ne se laisse fléchir par les cris de personne

Tu peuples la prison autant que l’hôpital.

 

Tu te dis bon vivant, tu t’assieds sur la tonne

Ton verre dans la main, tu chantes, et pourtant

Aux hideurs que tu fais la science s’étonne.

 

Tu couves tous les fruits d’un air inquiétant

Ton appétit funèbre engloutirait le monde

Pourvoyeur de la mort, qui n’es jamais content.

 

Que t’importe ! Tu ris sous ta perruque blonde

Ou bien tu vas prêcher la modération.

Rhéteur païen, leurré par ta propre faconde.

 

Fils lugubre de l’homme et sa punition,

Ennemi de l’amour, tu rêves la conquête

De sa gloire, et maudis sa noble passion...

Mais l’amour triomphant met le pied sur ta tête !

 

 

 

Germain NOUVEAU, Savoir aimer, 1904.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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