Le chemin abandonné

 

 

Il est, pour s’en aller en rêvant devant soi,

Des sentiers que l’on aime, on ne sait pas pourquoi,

Où les pas lentement s’attardent, où plus douce

La pensée, on dirait, chemine sur la mousse

Avec les papillons, les oiseaux et les bœufs,

Capricieusement buissonnière comme eux.

Car, vraiment, rien n’est doux comme l’extase pure

Que l’on goûte au milieu de la libre nature,

Dans l’union intime, en quelque calme lieu,

Avec la beauté de la terre, œuvre de Dieu.

 

J’ai trouvé désormais un ami pour l’étude :

Chemin abandonné rempli de solitude,

Qui me parle en secret sans dire d’autres mots

Que la vieille chanson du vent dans ses rameaux.

La grand’route, qui passe à côté, le dédaigne ;

Lui, dans l’ombre discrète où le silence règne.

S’enfonce doucement. C’est une obscurité

De nuit verte fluant dans un air velouté ;

Clair-obscur indécis, où la blonde lumière

Arrivant de la voûte et par une barrière,

Fait un damier mouvant d’ombres et de rayons.

Là chantent joliment cigales et grillons.

Le vol des moucherons tourne en rond sur la mare...

Vers le milieu du jour, que la fraîcheur est rare,

Les vaches, se suivant tout le long du fossé,

Avec lenteur, les yeux mi-clos, le front baissé,

Balançant leur fanon et remuant leur queue,

Paraissent à l’entrée, où, sur la clarté bleue,

On voit se dessiner leurs cornes en croissant.

Elles viennent, frôlant les branches, et paissant

Les jeunes pousses que leur langue peut atteindre,

Tandis que le jour vert du chemin semble teindre

Et baigner leur blancheur au milieu d’une mer

De chênes au flot noir, de hêtres au flot clair.

Les talus sont tout pleins d’odeurs et de murmures ;

Les fruits pourpres de houx se mélangent aux mûres ;

Les oiseaux ont entre eux un langage secret :

Et, quand le souffle pur du vent passe, on dirait

Qu’une âme bruissante, une âme végétale

Respire dans chaque herbe et dans chaque pétale.

Les pas sont sans écho sur le souple gazon ;

De détour en détour, on n’a pour horizon

Sur ce bel océan d’ondulation vague

Que la vague que suit toujours une autre vague

Aux ornières de terre ocreuse où se tapit

Le lézard qui s’éveille et fuit au moindre bruit.

On ne voit plus passer, à pas lents et tranquilles.

L’attelage des bœufs laboureurs et dociles

Le long de ces sillons creusés par leur travail ;

Ils y vont seulement errer, libre bétail,

Car la ferme n’est plus où menait cette route ;

Et maintenant, sur son parcours, le troupeau broute,

Broute l’herbe d’oubli qui croît sur les tombeaux...

 

Ô chemin vert ! pourvu que tes gazons soient beaux

Et tes arbres vivants, qu’importent mes pensées

Vains souvenirs de morts et de choses passées !

Toi qui ris dans tes fleurs et tes buissons épais,

Chemin mélodieux, rien ne trouble ta paix.

Tu reprends ta beauté sauvage et naturelle

Et tu préfères voir voler la tourterelle

Et le lézard dormir, ô tranquille chemin,

Plutôt que contempler le lourd labeur humain !

Place à ta force auguste et toujours renaissante !

Salut, belle verdure, à ta sève puissante !

Chênes, quand je naissais, vous, vous aviez cent ans.

Vous les rappelez-vous, tous les nids des printemps ?

Les noces, les convois funèbres, les baptêmes,

Combien vous avez vu de ces choses, les mêmes

Toujours, qui sont la vie humaine, hélas ! mon Dieu.

La nôtre, où l’arrivée est si prés de l’adieu !

Cependant que, de halte en halte, le mirage

De nos rêves nous fuit tout le long du voyage,

Elle nous voit passer comme une ombre aux talus,

Chemin abandonné que nous ne suivrons plus.

 

 

 

Jos PARKER.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1893.

 

 

 

 

 

 

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