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Le mystère des Saints Innocents


Fragment


Pour moi, dit Dieu, je ne connais rien d’aussi beau dans tout le monde
Qu’un gamin d’enfant qui cause avec le bon Dieu
Dans le fond d’un jardin ;
Et qui fait les demandes et les réponses (c’est plus sûr) ;
Un petit homme qui raconte ses peines au bon Dieu le plus sérieusement du monde,
Et qui se fait lui-même les consolations du bon Dieu.
Or, je vous le dis, ces consolations qu’il se fait,
Elles viennent directement et proprement de moi.

Je ne connais rien d’aussi beau dans tout le monde, dit Dieu,
Qu’un joli petit joufflu d’enfant, hardi comme un page,
Timide comme un ange,
Qui dit vingt bonjour, vingt fois bonsoir, en sautant
Et en riant et en se jouant.
Une fois ne lui suffit pas. Il s’en faut. Il n’y a pas de danger.
Il leur en faut, de dire bonjour et bonsoir. Ils n’en ont jamais assez.
C’est que pour eux la vingtième fois est comme la première. Ils comptent comme moi.
C’est ainsi que je compte les heures
Et c’est pour cela que toute l’éternité et que tout le temps
Est comme un instant dans le creux de ma main.

Vous autres hommes (dit Dieu) essayez donc seulement de faire un mot d’enfant,
Vous savez bien que vous ne pouvez pas.
Et non seulement vous ne pouvez pas en faire,
Pas même un seul, mais quand on vous en fait
Vous ne pouvez pas même les retenir. Quand un mot d’enfant éclate parmi vous,
Vous vous récriez, vous éclatez vous-même d’une admiration
Sincère et profonde et qui vous rachèterait et à laquelle je rends justice.
Et vous dites, de partout vous dites,
Vous dites des yeux, vous dites de la voix,
Vous riez, vous dites en vous-mêmes et vous dites tout haut à table :
Il est bon, celui-là, je le retiens. Et vous jurez
D’en faire part à vos amis, de le dire à tout le monde...
Vous croyez que vous allez facilement le rapporter.
Mais quand vous allez tout flambants pour le rapporter,
Vous vous apercevez que vous ne le savez plus.
Et non seulement cela, mais que vous ne pouvez plus le retrouver. Il s’est évanoui de votre mémoire.
C’est une eau trop pure qui a fui de votre sale mémoire, de votre mémoire souillée,
Qui a voulu fuir, qui n’a pas voulu y rester...
Et vous le sentez bien, que c’est ainsi, que c’est juste, et que rien n’y reviendra, et que rien n’y fera plus.
Et que c’est votre ancienne âme,
Ô hommes,
Qui a passé.
Hommes malins, alors vous ne faites plus le malin.
Hommes savants, alors vous ne faites plus le savant.
Hommes qui avez été à l’école, alors vous ne savez plus rien,
Et vous n’avez plus qu’à courber le front
(C’est d’ailleurs ce que vous faites, il faut vous rendre cette justice.)
Quand un mot d’enfant passe dans le cercle de famille ;
Quand un mot d’enfant
Tombe
Dans le fatras quotidien,
Dans le bruit quotidien,
Dans le soudain silence,
Dans le recueillement soudain
De la table de famille.
Ô hommes et femmes assis à cette table, soudain courbant le front vous écoutez passer
Votre ancienne âme,
Quand un mot d’enfant tombe
Comme un sourire, comme un rire,
Comme une larme dans un lac.

Ô hommes et femmes assis à cette table, soudain courbant le front, l’oeil fixe, et les doigts immobiles et arrêtés et légèrement tremblants sur le morceau de pain,
Les doigts agités d’un léger tremblement, la respiration arrêtée,
Vous écoutez passer
Votre ancienne âme.
Or cela, ce que mon fils a dit une fois, sinite parvulos venire ad melaissez les petits venir à moi – je le redis, on me le fait redire toutes les fois (quel engagement !)
Et mon fils l’avait dit de quelques enfants qui jouaient et qui, aussitôt bénis, le quittèrent pour retourner jouer.
Mais moi je le dis, on me le fait dire à chaque enfant qui ne retournera plus jouer,

Sinon dans mon paradis.
Or cela (quel engagement !) je le redis à cet office des morts, à qui tout vient aboutir,
Auquel tout s’achemine. Office des morts pour l’enterrement d’un enfant. Le célébrant se revêt d’un surplis et d’une étole blanche.
Et comme le jour du baptême il est allé chercher l’enfant jusqu’au seuil de l’église,
Qui est le seuil de ma maison.
Et aussi le seuil de la maison de son Père,
Ainsi le jour de cet enterrement il va chercher l’enfant dans la paroisse jusqu’à la maison de son père.
Jusqu’au seuil de la maison de son père.
Et la croix même marche portée au devant de cet enfant qui est mort dans la paroisse.
Et quand le cortège revient vers l’église
La croix marche portée devant.
La croix et le prêtre, et le répondant et les enfants de choeur marchent en avant
Et par la grande rue du village, tout le village,
Toute la paroisse suit derrière,
Les hommes et les femmes et les enfants.
Et les femmes pleurent. Et tout est blanc.
Et le célébrant chante
Le vieux psaume du roi David,
Beati immaculati in via,
Heureux les sans tache dans la voie.



Charles PÉGUY, Le Mystère des Saints Innocents.

 

 

 

 

 

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