La poésie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrien PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le vallon où je suis né abonde en sites pittoresques, en sources cristallines, en fruits délicieux. De très bonne heure, j’ai erré sur le flanc de ses collines où croissent le pampre et l’olivier, j’ai cueilli des fleurs dans ses prairies, cherché des nids dans les arbres qui bordent ses fontaines jaillissantes. Est-ce mon vallon qui m’a révélé la poésie ?

L’ange que j’eus pour mère fut pieux, bon et doux ; est-ce ma mère, ravie par la mort à mon enfance, qui m’a révélé la poésie ?

Une vierge que ma jeune âme avait choisie pour être la compagne de mes jours replia son cou sous l’aile du trépas, tendre fleur aussitôt moissonnée qu’éclose ; est-ce le front pudique de Loïsa, le gazon de sa tombe qui m’ont révélé la poésie ?

Jeté au milieu du monde, pauvre alcyon traversant les orages, sur l’aile débile de l’inexpérience, j’ai voyagé en perdant une à une toutes mes illusions ; est-ce la connaissance des hommes et des choses qui m’a révélé la poésie ?

Je ne sais ; mais quand je suis assis au bord du ruisseau bordé de fleurs ; quand le rossignol m’a fait entendre la mélodie de ses accents, du fond de l’ombrage où il cache ses amours ; quand la tempête a roulé son char tonnant dans l’espace ; quand je me suis trouvé en face d’un tableau gracieux ou imposant de la nature, j’ai été charmé, j’ai été saisi, j’ai admiré.

Au sein des cités opulentes, les œuvres inspirées de la palette et du ciseau, les temples où plusieurs générations ont prié, les vives conceptions littéraires, tout ce qui vient du mouvement, de l’éclat de la pensée, m’a touché, m’a ému, m’a subjugué.

Et j’ai fini par me demander qu’est-ce que la poésie ? À ce mot, mille voix m’ont répondu dans l’univers : le temple avec ses hymnes, la foi avec ses lumières, l’art avec ses chefs-d’œuvre, la parole humaine avec ses aménités et ses magnificences, la musique avec le prestige éthéré de son langage, l’amitié avec sa constance, l’amour qui vient de l’âme et ne s’avilit pas dans la boue, la famille avec ses joies simples mais pures, l’homme de bien par ses actes, la conscience avec le témoignage du mérite ou du démérite pour les actions, l’ange qui habite le ciel, le prêtre qui monte à l’autel, la fille de Vincent-de-Paul, tout ce qui s’allie à la vertu, aux tendresses du cœur, au secours des autres, à la glorification du beau et du vrai, tout m’a crié : Je suis, nous sommes la poésie.

L’opposé de la poésie, c’est le laid, c’est le faux : nulle poésie dans le mensonge, nulle poésie dans la licence, nulle poésie dans la négation, nulle poésie dans l’indifférence, nulle poésie dans l’incrédulité, nulle poésie dans l’égoïsme, nulle poésie dans l’art pour l’art, nulle poésie dans l’intérêt que la probité n’accompagne pas, nulle poésie sur la terre en dehors de Dieu et de la nature, le Créateur et son œuvre.

Je sais bien qu’un badigeonneur donne à un édifice ruineux une apparence de nouveauté par un peu de lait de chaux qu’il étend sur les murs ; je sais bien que les esprits de l’abîme prennent quelquefois, au milieu des ténèbres de leur condition déchue, un peu de la clarté dont ils rayonnèrent autrefois ; mais tout cela n’est qu’une apparence de vie, ce n’est point la réalité, ce n’est point la splendeur première, ce n’est pas la poésie. Il en est ainsi de la vanité, qui voudrait nous faire trouver la beauté, la majesté, dans les œuvres de ses caprices, de ses calculs misérables.

Ôtez la poésie du milieu des hommes, et le monde refroidi ne sera plus qu’une masse inerte, sans ornements et sans concerts. Éloignez le cœur humain de la poésie, que vous reste-t-il ? Le barbare, et encore le barbare corrompu.

Ô vous, qui cheminez par ces boulevards opulents des cités, penseurs, artistes, hommes du monde, qu’avez-vous fait de la poésie ? Les anciens avaient imaginé trois Grâces, pour la perfection des formes. Les trois Grâces des siècles chrétiens sont : la vérité, la poésie, la beauté morale, reflet vivant des deux premières. Eh bien, dites-le-nous, qu’avez-vous fait de la poésie ?

Et ils passent, ces esprits futiles, et ils sourient, murmurant à peine : « Pauvre fou, qui en est encore à la chevalerie, aux vierges de Raphaël, aux idylles bibliques, aux chimères du bon vieux temps. »

Un peu moins de superbe, esprits inconsidérés, qui croyez tout avoir pour ne plus croire qu’à une esthétique de convention, à une morale d’à peu près, au bien-être des brillants hôtels ; au confort de la vie.

La vérité traditionnelle pénètre dans vos cabinets, dans vos ateliers, artistes, penseurs, et qu’y trouve-t-elle ? Des sybarites couvrant quelques pages du travail facile des romanciers ou des folliculaires peu scrupuleux, et disant : Voilà de l’or ! Des peintres et des sculpteurs, usant leurs heures à communiquer une pensée qui parle, à cette toile, à ce marbre, à ce bronze ; ces lignes, ces traits ne sont pas sans méthode, ces carnations ont du moelleux, cette tête a de la correction, il est vrai ; mais la terreur que Michel-Ange imprimait à certaines de ses figures ; mais la douceur divine qu’André del Sarto, que Ribeira, Le Guido savaient donner à leurs madones, ce sont des secrets perdus pour vous, dit à son tour la poésie. Créateurs, ajoute la beauté morale, pour interpréter l’infini, il faut s’élever jusqu’à la hauteur où il réside, et vous êtes privés des ailes de la foi, sans lesquelles vous ne prendrez jamais l’essor.

De l’art et de l’intelligence on a fait un métier, oubliant que c’était une mission. La poésie, que ses favoris coupables voulaient conduire au tripot de la spéculation, a repris son vol vers le Ciel, et a délaissé une époque qui de son culte avait fait un jeu. Elle échauffe parfois encore, dans l’ombre, quelques poitrines de poète ; mais ce sont des chants pour la solitude : le monde n’a plus que faire de chants divins. Et du moment que la parole a cessé de se répandre en inspirations harmonieuses, tous les arts, qui sont les sujets de la poésie parlée, ont périclité, et sont restés comme chose de luxe ou de satisfaction, et non plus comme la substance des âmes.

Oui, les âmes se nourrissent du vrai et du beau, comme les corps se substantent par les aliments. Elles perdent leur virilité, quand ce pain de fortification leur est ravi. Toute une société, du palais à l’échoppe, subsiste du même principe ou s’affaisse par son absence. La société, c’est la chaîne électrique que le fluide parcourt d’un bout à l’autre ; une influence y est salutaire ou mauvaise, y produit un excellent ou un déplorable effet ; il n’y a point de milieu. Ceci est à l’adresse des hommes du monde.

Considérez si cette masse d’individus qui vous environnent n’est pas atteinte d’un vestige qui effraie l’observateur attentif : le lien des croyances a été rompu, et des regards d’envie se sont trouvés partout ; l’esprit d’attachement s’est perdu ; les amitiés sont devenues tièdes et le dévouement aussi rare que les perles précieuses ; l’hymen a été converti en affaire banale de spéculation ; les visages ont perdu de leur placidité ; la défiance est chez tous, et dans ce chaos de sentiments et d’égoïsme, où la poésie n’a plus d’empire, règne la crainte du lendemain, et la sécurité, cette mère du bonheur, en est bannie.

Ce raisonnement exact peut sembler une vulgaire leçon de morale, au premier abord ; mais avec un peu plus d’attention, il paraîtra l’expression d’une logique inflexible. Qui osera nier que de grandes ruines n’aient été faites depuis un siècle ? Sans préjuger de la nature de ces ruines, ne faut-il pas édifier chaque fois qu’il y a destruction ? Assurément, une cabane abattue appelle une cabane nouvelle ; une cite écroulée exige la reconstruction. Dans l’ordre des faits intellectuels, on n’abolit pas davantage que dans le monde physique sans être contraint de réédifier. Je demande ce qu’on mettra à la place des sublimités proscrites de la poésie que je vois partout où la sensibilité et une noble passion se trouvent, et qui s’exile de tout ce qui est étranger au bien et au grand ? Rien ! rien ! Car dans les sphères morales, on ne crée qu’avec Dieu, et Dieu n’est pas avec la négation, avec le sensualisme.

Quelles perspectives lugubres cette réflexion n’ouvre-t-elle pus ? Les poètes de tous les temps ont cru : Homère, Virgile, Milton, le Dante, Chateaubriand. Il en est ainsi des poètes du pinceau, du ciseau, de toutes les professions libérales. Que la foi, et la foi des apôtres, non cette religiosité hypocrite ou intéressée de philosophes sans morale, cesse d’éclairer ces belles imaginations, le créateur s’efface, vous avez l’artisan.

Épicure a institué la religion des sens, et malgré ses précautions pour dissimuler le matérialisme qui est au fond de ses théories, il n’en est pas moins le chef d’une secte qui mérite le nom de troupeau ; Lucrèce a voulu célébrer ce système dans un poème où la diction a du mérite, certains tableaux de l’éclat, mais qu’un goût dépravé, une raison sans frein se permettraient seuls de comparer à la Divine Comédie.

Ainsi la poésie est la compagne assidue de la vérité et de la beauté morale, et sans la poésie, une société se meurt. De nos jours l’inspiratrice suprême a été bannie par le marasme de la foi et par le positivisme de ses élus. Les peuples cessant d’être ravis par les accords célestes qui les attiraient dans la voie de la conservation, s’en vont au hasard, écoutant des harmonies qui retentissent au bord des abîmes, au loin desquels soufflent plus d’une fois des vents impétueux.

Vous seul, ô mon Dieu, pouvez savoir ce qui sortira de l’avenir, vous qui êtes juste, mais aussi miséricordieux. Pitié pour vos enfants ! Pitié pour leurs erreurs ! Levez-vous, mais non pas dans votre colère ! Relevez le courage de vos serviteurs abattus, suscitez quelques grandes voix qui pénètrent la foule des dangers qui la menacent, parce qu’elle erre sans guide vers le désert du temps, sans la colonne lumineuse, sans la nuée qui lui tracerait son chemin ; et cette foule revivra et la face de la terre sera renouvelée.

Et toi, Poésie, séraphin radieux, qui enivres les âmes des plus pures suavités ; qui t’agites dans les passions généreuses, et qui traduis à la terre les délices perdues de l’Éden, les voluptés surnaturelles qui nous attendent là-haut ; ne t’éloigne plus du milieu des mortels et viens me transporter encore par les puissants attraits de tes concerts. Je te vois, triste de notre indifférence, désolée de nos témérités et de bassesses, laisser ta harpe languissante, suspendue sous un crêpe, aux colonnes de l’autel, et t’écriant, en présence de tant de démence : humanité ! humanité ! jusques à quand ?... Ô Poésie, Poésie, sourire et voix du ciel sur la terre, reprends ta harpe, les hommes reviendront à Dieu, à ce cri touchant que tu leur rediras :

SURSUM CORDA.

 

Adrien PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique, scientifique en 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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