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Un soir dans la cité


Les ombres planent sur la ville !
La fumée au-dessus des toits,
Dans l’air vaporeux et tranquille
S’élève et s’étend à la fois.
De temps en temps se fait entendre
Un bruit de machines pesant,
Ou bien une voix douce et tendre,
Au sein du bal éblouissant.

Pourquoi suis-je mélancolique
Devant ces spectacles divers ?
Mon âme, autrefois pacifique,
Est soudain remuée ainsi qu’un flot des mers !

Sous les pieds confus des passants
Résonne le pavé sonore ;
La foule se croise en tout sens
Pour des intérêts qu’on ignore.
Les uns viennent dans leur famille,
Se reposer de leur labeur ;
D’autres, dans un salon qui brille,
Vont boire un philtre empoisonneur.

Pourquoi suis-je mélancolique
Devant ces spectacles divers ?
Mon âme, autrefois pacifique,
Est soudain remuée ainsi qu’un flot des mers !

Ici le riche orgueilleux passe,
Le front haut et l’oeil dédaigneux ;
Cet homme porte une âme basse
Sous un extérieur pompeux ;
Là, d’une modeste chapelle
Une femme vient en priant ;
Sur le givre d’une ruelle,
Là tremble un pauvre mendiant.

Pourquoi suis-je mélancolique
Devant ces spectacles divers ?
Mon âme, autrefois pacifique,
Est soudain remuée ainsi qu’un flot des mers !

Ici les clameurs de l’Impie,
La voix forte des passions,
Les bruits nocturnes de l’orgie
M’ont rempli d’étranges frissons ;
Là, c’est un vieillard, c’est l’enfance
Dont la prière monte aux cieux ;
Là, c’est un prêtre qui s’avance
Dans le temple silencieux.

Pourquoi suis-je mélancolique
Devant ces spectacles divers ?
Mon âme, autrefois pacifique,
Est soudain remuée ainsi qu’un flot des mers !

De loin en loin des flambeaux brillent,
La foule marche à leur lueur ;
Leurs fronts confusément oscillent
Comme la rame du pêcheur,
Et l’on entend une voix sourde,
Un bruissement répété,
Parcourir comme une onde lourde
Les artères de la cité !

Pourquoi suis-je mélancolique
Devant ces spectacles divers ?
Pourquoi mon âme, autrefois pacifique,
Se sent-elle battre ainsi qu’un flot des mers ?

C’est que, quand viennent les ténèbres
Sur la ville se replier,
Elle porte en ses plis funèbres
Le symbole de l’homme entier ;
De l’homme avec son harmonie
Et ce qu’il à de discordant ;
De l’homme avec tout son génie,
De l’homme avec tout son néant.

Lui, l’être presque divin, porte
En lui sa contradiction ;
Une matière inerte et morte
S’anime et devient sa prison.
Inconstant, borné, méprisable,
Il a pourtant sa majesté ;
De front cet être périssable
Regarde l’Immortalité !

Le bien et le mal se disputent
Son âme souple pour les deux ;
Les passions contraires luttent
Avec un tumulte orageux.
Tel système était vrai naguère,
Un autre aujourd’hui le détruit ;
Où l’un dit : « Aurore ! Lumière ! »
L’autre dit : « Crépuscule ! Nuit ! »

Oh ! l’humaine raison ressemble
À la ténébreuse cité !
Elle est inquiète, elle tremble,
Cherchant partout la vérité.
De loin en loin des flambeaux rares
Montrent vaguement le chemin :
Dans les âges ils sont des phares
Pour éclairer le genre humain.

Et moi, je poursuis sous les ombres
Ce mouvement universel.
Je sens mes pensers, joyeux, sombres,
Se précipiter vers le Ciel,

Les uns comme l’écho d’un psaume,
D’autres comme un cri de démon ;
Et je me dis : « Que serait l’homme,
S’il n’avait la Religion ? »

Voilà pourquoi je suis si triste,
Comme l’écume de l’écueil,
Comme la harpe du Psalmiste
Quand il pleure au bord d’un cercueil.
Voilà pourquoi mon sein déborde
D’orageuses émotions,
Et sent vibrer, comme une corde,
La fibre de ses passions.

Maintenant tout se tait !... La route est solitaire !
Le vent gémit dans l’ombre ainsi qu’une prière !...
La ville entière est comme un sépulcre fermé !...
Tout dort !... Qu’est devenu tout ce peuple animé
Que l’intérêt faisait mouvoir sur chaque rue ?
Comme un torrent séché la foule est disparue. –
Quel silence !... Est-ce là un foyer agité
Où sonnaient les échos de la grande cité ?
Et ces seins où battaient tant de désirs stériles,
Pourquoi sont-ils soudain devenus si tranquilles ?
Ô sommeil !... Ô funèbre image de la mort !...
On sourit à la vie, on fait du bruit d’abord ;
Et puis il vient un jour où chaque homme succombe,
Pour aller s’endormir dans la nuit de la tombe.



Eustache PRUDHOMME.

 

 

 

 

 

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