Le dernier réveillon

 

 

Par ce temps de gel et de bise

Violaçant ton nez pointu,

Sous le sac mince en toile bise

Dont ton maigre corps est vêtu

Et dont l’un des coins rabattu

Te nimbe d’une capeline,

Ô pauvre vieille, où t’en vas-tu,

Les yeux fous, la bouche câline ?

 

Vieille, ne ferais-tu pas mieux

D’être chez toi, dans ta chaumine,

Auprès du grabat où ton vieux,

Exténué par la famine,

Touche à l’étape qui termine

Pour ses pieds las, pour ses pieds froids,

La route éternelle où chemine

Son éternel chemin de croix ?

 

Ô vieille, c’est là qu’est ta place,

Pendant sa nuit sans lendemain,

Pour qu’à son regard qui se glace

Parle un dernier regard humain,

Et pour qu’au bout du long chemin

Fait tout avec toi, son ancienne,

Il sente encor trembler ta main,

Comme aux jours d’amour, dans la sienne.

 

Ô vieille, vieille, il n’est que temps,

Retourne auprès du grabataire !

Voici ses doigts tout tremblotants ;

Sa voix, qui t’appelle, s’altère ;

Les mots bientôt y vont se taire,

Changés en râles sanglotants ;

Ses yeux ont déjà le mystère

De l’aube des derniers instants.

 

Ô vieille, vieille si têtue,

Il te veut, ne l’entends-tu pas ?

Ta lâche absence qui le tue

Double l’affre de son trépas.

Reviens vite, reviens là-bas,

Avant que son âme s’envole !

Où t’en vas-tu, pressant le pas,

Et souriante, ô vieille folle ?

 

La vieille, par le gel qui mord

Et la bise aux pinçures sourdes,

S’en va ramasser du bois mort !

Qu’elle arrange, de ses mains gourdes,

En fagot de lourdes falourdes,

Y joignant bientôt les fardeaux

De deux bûches encor plus lourdes !

Sous quoi ploie et craque son dos.

 

Puis au cabaret où rougeoie

L’âtre du prochain réveillon,

Au cabaret qu’emplit la joie

Elle entre, triste penaillon,

Et mendie un peu de billon

En chantant d’une voix éteinte

Parmi le riant carillon

Qui déjà sur les pintes tinte.

 

Les gens sûrs d’être bientôt soûls

Ne sont pas trop durs à l’aumône.

Sou par sou, la vieille a dix sous,

Dix vieux sous de vieux billon jaune.

Alors, au gras patron qui trône

Derrière son boudin tout prêt,

Elle dit : « J’en veux un quart d’aune

Plus un setier de vin clairet.

 

– Tiens ! voyez-vous ça, la gouliaffe ! »

Fait-il, et chacun s’esclaffait.

Mais la vieille, elle aussi, s’esclaffe :

« Eh bien ! quoi ! Gouliaffe, en effet !

« C’est possible. On n’est pas parfait !

« D’ailleurs, je paie, hein ! bons apôtres !

« Puis, après tout, Noël est fait

« Pour les gueux comme pour les autres. »

 

La vieille dans son gorgeret

Met à la place la meilleure !

La topette de vin clairet !

Et le bout de boudin qui fleure

Le chaud régal de tout à l’heure ;

Puis, rechargeant son faix pesant,

Sous la bise dont son nez pleure

Elle s’en retourne à présent.

 

Est-ce ton nez qui pleure, ô vieille ?

Non, non ! Maintenant j’y vois mieux.

Pauvre bonne vieille pareille

En misère à ton pauvre vieux,

Ce qui pleure, ce sont tes yeux,

Et des pleurs d’extase infinie,

En songeant au réveil joyeux

Dont va fleurir son agonie.

 

D’aucuns pourront trouver mauvais

Ton désir et d’une âme basse ;

Ils penseront que tu devais,

À l’heure où ton homme trépasses,

Aller lui querre une autre grâce

Et d’un réconfort plus divin !

Qu’un peu de cochonnaille grasse

Arrosé d’un verre de vin.

 

Sans doute ont-ils raison ; et, certe,

Je ne discute pas contre eux.

Je conte, ici, point ne disserte.

Le vœu de ton cœur généreux

Fut-il ou non malencontreux ?

Qui le sait, en fasse des gloses !

Mais moi je sais qu’aux malheureux

Il faut pardonner bien des choses.

 

Or ton pauvre homme était de ceux

Qui dès l’enfance ont triste mine,

De ces éternels malchanceux

Que la faim sans fin ronge et mine

Ainsi qu’une lente vermine,

Et qui n’ont pour seul bien réel

Qu’un jour de trêve à leur famine,

Une fois par an, à Noël.

 

Et tu pensas, dans ta simplesse,

Puisque Noël était venu,

Qu’avant de tomber en faiblesse

Pour s’en aller, tout seul, tout nu,

Dans le noir pays inconnu,

Rien vraiment ne pouvait paraître

Plus nécessaire et plus chenu

Que son réveillon au pauvre être.

 

Et sans doute le bon Noël,

Le grand-papa qu’on représente

Barbe blanche, yeux couleur du ciel,

Rire aux lèvres, main bienfaisante,

A trouvé ta conduite exempte

De blâme en ce jour de bonheur,

Et n’a pas jugé malplaisante

Ta façon de lui rendre honneur.

 

Car à tes vœux, ô pauvre vieille,

Regarde comme il condescend.

Il fait pour toi cette merveille !

Qu’à ton retour le trépassant

Renaît à la vie ! et se sent

Repris de soif et de fringale.

Et du bon boudin noir au sang

Et du vin clairet se régale.

 

Et Noël fait même encor mieux.

Ton bois mort dans la cheminée

Flambe d’un tel feu que ton vieux

En a la tête illuminée,

Et sa face parcheminée

Refleurit, parmi les poils blancs,

Des roses de la prime année

Où s’unirent vos doigts tremblants.

 

Et Noël fait mieux même encore.

Pour que votre autour soit pareil

À la beauté qui vous décore,

Pour que votre dernier sommeil

S’endorme sous un dais vermeil,

Il dit au feu : « Flambe, flamboie !

« Plane au-dessus d’eux en soleil,

« Soleil d’amour et feu de joie ! » !

 

Et le feu grandit, monte encor,

Et la pauvre noire chaumière

N’est bientôt plus que pourpre et qu’or,

Et sa tristesse coutumière

Se change en palais de lumière

Où l’ange des trépas heureux !

Brandit une rose trémière

Que soutient un lys amoureux.

 

Et dans ton sac en toile bise

Lorsqu’on t’a trouvée au matin,

Pendant qu’au gel et par la bise

Tintait l’Angelus argentin,

Près de ton vieux, morts au festin

Consolateur de tant de jeûnes,

Tu souriais à ton destin.

Pauvre vieille aux yeux toujours jeunes !

 

 

 

Jean RICHEPIN,

La bombarde, 1899.

 

 

 

 

 

 

 

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