Second chant de l’aveugle

 

                      À M. L’ABBÉ L. PIOCHE.

 

 

                                                  Mais à ta voix si douce, ô Muse délaissée,

                                                  Peut-être il sortira de son triste sommeil.

                                                                                             L. PIOCHE.

 

 

Ami, quand je chantais, mon cœur était en fête ;

La souffrance aujourd’hui fait taire le poète ;

Dans mon sombre chagrin jour et nuit renfermé,

Je quitte sans regret ce que j’ai tant aimé.

Peu m’importe, après tout, que la Muse s’envole ;

Trop imparfaits, ses chants n’ont rien qui me console.

Que ne puis-je du moins, si riche de loisirs,

Demander à l’étude, à ses nobles plaisirs,

L’oubli momentané de ma tristesse amère !

Mais non ; j’aurai bientôt les yeux éteints d’Homère ;

Bientôt, plus seul encor, l’esprit plus attristé,

Ami, j’aurai vu fuir un reste de clarté.

Le soleil doit en vain m’échauffer de sa flamme ;

Désormais il fera toujours nuit dans mon âme.

Adieu, monts ombragés, vals riants, vert coteau !

Je descendrai, vivant, dans l’ombre du tombeau.

 

    Et cependant, mon Dieu, que la campagne est belle,

Dès les premiers soleils de la saison nouvelle,

Dès qu’aux brises de mars se montrent d’humbles fleurs,

Douces comme un sourire éclos parmi les pleurs !

Et quel charme pourtant d’épier sur la haie

Le curieux travail du printemps qui s’essaie,

De suivre le bourgeon qui commence à grossir,

Et, par un gai matin, de le voir s’entr’ouvrir !

Pour la feuille qui sort, si petite et si frêle,

On craint le moindre souffle ; on craint que de son aile,

Le joli papillon qui vient la caresser,

Trop pressé de jouir, ne puisse la blesser.

Au pied du buisson nu, sous la mousse discrète,

Son suave parfum trahit la violette.

Plutôt que l’hirondelle, elle annonce au hameau

Que l’hiver se retire avec son froid manteau,

Que l’air s’est attiédi, que, longtemps endormie,

La glèbe enfin s’éveille, et que la terre amie,

S’unissant au soleil par un fécond hymen,

Va changer ce désert en un riant Éden.

Mais je ne verrai plus, dans nos riches campagnes,

La chèvre se suspendre au flanc vert des montagnes,

Ni, dans un ciel serein, pendant les nuits d’été,

De l’étoile au front d’or la tremblante clarté.

Je n’irai plus, le soir, le long de la prairie,

Promener, nonchalant, ma douce rêverie,

Ni, passant près des blés, aspirer les senteurs

Qu’un vent léger dérobe aux calices des fleurs.

Le ruisseau coulera sous l’épaisse verdure

Sans qu’il me soit donné d’écouter son murmure,

De voir le flot courir, et briller au soleil,

Comme un ruban moiré d’argent ou de vermeil.

Non, ce n’est plus pour moi que sourit la vallée,

Que chante la forêt, au mois de juin, peuplée

De tant de nids charmants que l’oiseleur cruel

Cherche pour les ravir à l’amour maternel,

Et qui, pauvres captifs dans leurs étroites cages,

Redemandent l’espace et l’air pur des bocages.

Et moi, je leur ressemble, et, captif dans ma nuit,

Je redemande aussi le bonheur qui me fuit :

Bonheur bien innocent ! ce n’est pas la richesse,

Ni ce pouvoir trompeur que la foule caresse,

Ni ce nom glorieux qui triomphe du temps :

C’est de voir tout renaître au souffle du printemps,

De voir sous les pommiers la ferme qui s’égaie,

L’enfant blond qui se roule à l’ombre de la haie,

Et les lis mieux vêtus que n’était Salomon,

Et la brise qui fuit sur l’or de la moisson.

 

    Pourquoi, faible de cœur, céder à la tristesse ?

Vouloir ce que Dieu veut, c’est la grande sagesse,

Ce monde m’est fermé, soit ; je saurai m’ouvrir

Un monde encor plus beau, celui du souvenir :

Ce monde, il est en moi, plein de frais paysages,

Plein de monts et de bois, de riches pâturages,

Et de saules touffus plantés le long des eaux.

Sous leur ombre, à midi, se couchent les troupeaux,

Et, nonchalant comme eux, près de son chien qui veille,

Sans rêves ni désirs, le pâtre aussi sommeille.

 

    Avec ses souvenirs Milton créait Éden :

Montarlot, sois pour moi le céleste jardin ;

C’est toi que je regrette, ô mon petit village,

Toi, le doux paradis si cher à mon jeune âge,

Plus cher à mes vieux ans, car, au bord du tombeau,

L’homme aime à retourner auprès de son berceau.

Le corps rassasié, mais l’âme inassouvie,

Sur le point de sortir du banquet de la vie,

Sa pensée y prend place à cette heure où le miel

N’est pas même mêlé d’une goutte de fiel,

Où l’azur qui rayonne et n’offre aucun nuage,

Dans son calme trompeur cache si bien l’orage.

 

    Je ne l’ai point perdu, mon Éden villageois,

Non, non, malgré mes yeux, il est là, je le vois,

Tel que je l’ai connu, tel qu’il sourit encore

Au pied de deux coteaux qu’un si beau soleil dore,

Tout coupé de jardins, dans un charmant vallon

Que d’une eau transparente arrose le Salon.

La Saône a plus de flots ; qu’importe ! ma rivière

Sait mieux, en la brisant, renvoyer la lumière :

La Nymphe, pour laver ses blancs et fins tissus,

Aurait choisi son onde, et non pas l’Ilissus,

Fleuve au nom poétique, à la source sacrée,

Mais que fuit, en été, la brebis altérée,

Fleuve que boit le sable, et qui trompe l’oiseau,

Quand, sous les oliviers, il y cherche un peu d’eau.

Que me font le Ménale et les flancs du Taygète,

Et du haut Hélicon la verdoyante crête,

Et tous ces monts de Grèce aux sommets consacrés !

Sans la muse d’Homère ils seraient ignorés.

Ils doivent leur attrait à ses divins mensonges.

Je ne sais plus errer dans le pays des songes :

Colonne peut briller d’un éclat emprunté ;

Montarlot devra tout à sa propre beauté :

Son nom n’est pas de ceux que la lyre répète ;

Il sonnerait trop mal dans les chants du poète,

N’importe ; tel qu’il est, il rit plus à mes yeux

Que ces vallons d’Himère où descendaient les dieux.

 

    Quand je suis triste et seul, de mes longues années,

Si fraîches autrefois, maintenant si fanées,

Il m’est doux, en rêvant, de remonter le cours ;

L’aile du souvenir me ramène à ces jours

Où, les cheveux tout blonds, l’âme toute fleurie,

Je courais si joyeux à travers la prairie,

Vert tapis déroulé près d’un joli jardin,

D’où l’abeille emportait son odorant butin.

Même au sombre Aracynthe, au Cragus, je préfère

Ces deux coteaux sans nom, d’où l’enfance légère,

Ne craignant ni janvier ni son âpre rigueur,

Précipite la neige, et rit de si grand coeur,

Car elle est sans pitié, nous apprend la Fontaine,

Lorsque ce bloc, grossi de tout ce qu’il entraîne,

Roule, et croît de vitesse, et tombe en bondissant,

Et dans l’étroit sentier fait courir le passant.

Je savais les gravir d’un pied infatigable.

Sur l’un, au flanc coupé de gazon et de sable,

Se déploie un plateau couvert de blonds épis ;

Le Salon roule au pied des flots plus assoupis.

Dans un champ sablonneux où croissent les javelles,

Restes d’un vieux château, s’élevaient deux tourelles

Où hantait un esprit si méchant et si noir,

Qu’en passant près de là, dès qu’il faisait trop soir,

Le plus hardi tremblait, et se signait bien vite.

Les enfants n’ont pas peur, et l’enceinte maudite,

Malgré tous ses démons, théâtre de nos jeux,

Souvent retentissait de nos éclats joyeux.

L’autre, plus escarpé, plus pierreux, se colore

De ces premiers rayons qui partent de l’aurore ;

Son front domine au loin ; il est planté d’un bois

Qui s’emplit, au printemps, de parfums et de voix.

À travers les rameaux d’une large clairière,

J’étais heureux de voir se glisser la lumière,

Qui semblait se jouer sur l’herbe et sur les fleurs,

Et donner plus d’éclat à leurs vives couleurs.

Au chant des mille oiseaux cachés sons le feuillage,

Pauvre fou, j’essayais de mêler mon ramage :

Mais, mon Dieu, qu’est-ce au prix de ces divins concerts,

Qu’une strophe essoufflée et le bruit de nos vers ?

Pour écouter l’oiseau, qu’il s’égaie en soupire,

Homère se taisait, appuyé sur sa lyre.

 

    Il est au bord du bois une roche au flanc noir ;

C’est là, pour y rêver, que je venais m’asseoir ;

De là je découvrais le chemin sans ombrage,

Et plus loin, dans le fond, mon souriant village.

J’apercevais si bien, du haut de mon rocher,

Le champ des morts au pied du rustique clocher,

Et les toits d’où montaient de longs flots de fumée !

Je te cherchais surtout, demeure bien-aimée,

Sous les pruniers cachée, au fond d’une humble cour ;

Nid du pauvre orphelin, nid de paix et d’amour,

Où rien ne me manquait qu’un baiser de ma mère.

Salut, ô cher abri, salut, ô presbytère ! –

– Il n’est plus là ; son âme est retournée à Dieu,

Et sa dépouille dort à l’ombre du saint lieu.

Il aimait les enfants, comme son divin Maître.

Que n’ai-je profité des leçons du vieux prêtre !

Héritier de sa foi, riche de ses vertus,

J’aurais moins à rougir des jours que j’ai perdus ;

Emporté par l’ardeur d’une folle jeunesse,

J’étais sourd aux conseils de sa douce sagesse ;

Je ne voyais que fleurs au champ de l’avenir.

Mais laissons sommeiller ce triste souvenir :

Le cœur se purifie au feu de la souffrance.

Et, comme une vertu, Dieu prescrit l’espérance ;

Au grain qui mûrit tard il ouvre son grenier,

Et l’ouvrier du soir n’a-t-il pas son denier ?

Je m’arrête ; – les pleurs montent à ma paupière.

 

    Mais toi dont l’œil rayonne et s’emplit de lumière,

Dont nul démon jaloux n’a détruit la santé,

Et qui peux, d’un pied sûr, parcourir la Comté,

Cher ami, dont la muse est fertile en images,

C’est à toi de donner à nos fiers paysages,

Par de brillants tableaux, un immortel renom.

La Séquanie attend Walter Scott ou Byron ;

Eh bien ! chante ou décris ; sois peintre ou sois poète,

Mais consacre à nos monts ta lyre ou ta palette ;

Fais aimer nos torrents, nos beaux lacs, nos grands bois,

Et sois le Walter Scott des Highlands franc-comtois.

 

 

        Dijon, 27 février 1884.

 

 

 

F. RICHARD-BAUDIN.

 

Paru dans les Annales franc-comtoises en 1864.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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