<> <> <> <>

 

Profession de foi
du vicaire savoyard

 

 

par

 

 

Jean-Jacques ROUSSEAU

 

 

 

 

Je vous avoue que la majesté des Écritures m’étonne, la sainteté de l’Évangile parle à mon coeur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe, qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses moeurs ! Quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ ; la ressemblance est si frappante que tous les Pères l’ont sentie et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ? Quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage, et si cette facile mort n’eût honoré sa vie on douterait si Socrate avec tout son esprit fût autre chose qu’un sophiste. Il inventa, dit-on la morale. D’autres avant lui l’avaient mise en pratique, il ne fit que dire ce qu’ils avaient fait, il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrate eut dit ce que c’était que justice. Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d’aimer la patrie, Sparte était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété. Avant qu’il eût défini la vertu la Grèce abondait en hommes vertueux. Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l’exemple ? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre, et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple est la plus horrible qu’on puisse craindre ; Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus au milieu d’un supplice affreux prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Évangile est inventée à plaisir ? Mon ami, ce n’est pas ainsi qu’on invente, et les faits de Socrate dont personne ne doute sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond c’est reculer la difficulté sans la détruire ; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce livre qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n’eussent trouvé ni ce ton ni cette morale et l’Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappants si parfaitement inimitables que l’inventeur en serait plus étonnant que le Héros. Avec tout cela, ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison et qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre ! Que faire au milieu de toutes ces contradictions ? Être toujours modeste et circonspect, mon enfant ; respecter en silence ce qu’on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s’humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité.

 

 

Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, 1762.

 

 

 

 

 

Accueil Index général Narrations Méditations Études
Auteurs Livres Pensées et extraits Thèmes