L’apostat

 

 

« J’ai déjà parcouru la cité tout entière ;

Sans savoir où je vais, je traîne ma misère.

Le jour baisse, la nuit vient finir les travaux ;

Ô nuit, quand viendras-tu finir aussi mes maux ?

 

        « Mais du haut de l’église antique

        Résonne l’airain balancé,

        Et je vois, sous le saint portique,

        Accourir un peuple empressé.

        Approchons : qu’au moins je contemple

        Ces chrétiens, que l’on dit heureux.

        Du seuil humide et ténébreux

        Mon œil pénètre dans le temple.

 

« J’entrevois, il me semble, à travers les vitraux,

Des cierges de l’autel la tremblante lumière ;

L’orgue aux tristes soupirs gémit sous les arceaux,

Et la voûte redit la plaintive prière.

 

         « Hélas ! qu’est devenu le temps

        Où, durant ces cérémonies,

        Enfant, je mêlais de doux chants

        À ces pieuses harmonies ?

        Dans quel recueillement heureux

        Je priais auprès de ma mère !

        Ainsi qu’une vapeur légère,

        Mon âme montait vers les cieux.

 

« Depuis... mais est-il vrai ? n’est-ce point un vain rêve ?

Quoi ! j’ai pu de ma mère abandonner le Dieu !

Et c’est moi que voilà, quand mon destin s’achève,

Assis, vieux criminel, aux portes du saint lieu !

 

         « Si j’entrais !... si dans la poussière,

        Devant l’autel où Dieu m’attend,

        J’allais, victime volontaire,

        Abaisser un front pénitent ;

        Peut-être cette plaie ardente,

        Ce feu cuisant de la douleur

        Soudain se calmerait, Seigneur,

        À ta parole consolante.

 

« Ah ! plein de cet espoir je franchis ces degrés ;

Encore un pas, je suis sous les lambris sacrés ;

Mais écoutons : ces chants partis du sanctuaire

Ne m’annoncent-ils pas l’Éternel irrité ?

Il semble que pour moi l’accent de sa colère

        Par mille voix soit répété :

 

         « Qu’il approche, l’impie !

         « Qu’il vienne de sa vie

         « Rendre compte au Seigneur ;

« Qu’il pleure ses beaux jours, voilà le jour vengeur ;

         « Il sera comme l’herbe

         « Que de la tour superbe

         « Arrache l’aquilon,

« Et que foule, en passant, le pâtre du vallon. »

 

À ces chants, l’apostat, loin du sacré portique,

S’enfuit, en murmurant le terrible cantique ;

Il porte aux lieux déserts ses pas retentissants,

Et croit entendre encor les psaumes menaçants.

 

Lorsque le jour douteux lutte avec la nuit sombre,

Si vous voyez jamais, près de vous, comme une ombre,

Se glisser en silence un homme aux cheveux blancs,

Qui jette autour de lui de longs regards tremblants,

Chrétiens, c’est l’apostat : ah ! plaignez sa misère ;

Et ne l’oubliez pas le soir à la prière.

 

 

A. S. SAINT-VALRY.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net