Silence pour Claudel

 

 

 

Il fut grand dans son œuvre, au delà de son art.

Il étendit à de plus larges bords la mesure française. Et fut, dans le lyrisme dramatique de son temps, l’Eschyle, après qui l’on ne vit croître de Sophocle, ni poindre d’Euripide.

Pour ceux qui l’ont connu dans sa première maturité, mâchant encore le mors de l’insatisfaction humaine, et seul, l’apparition de ce visiteur insolite, marqué du signe d’élection, fut une des plus belles intrusions de notre histoire littéraire.

Son œuvre, suspectée, fut d’abord étrangère à notre aire, comme une excoriation splendide : classique, cependant, de certitude et d’autorité, dans le grand cours vivant d’une continuité française.

On entendit encore à nos confins ce peuple de grandes voix sévères qui ne sont pas souvent réentendues, ni souvent conviées.

C’est le miracle du génie français, aux pires heures d’étiolement, qu’à de telles forces d’irruption il puisse ouvrir son harmonieux jardin.

 

De ceux-là après qui le lieu n’est plus le même : tel fut Claudel, poète, dans son premier Théâtre poétique – avant toute révision.

 

 

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Intégrité de l’œuvre ; sa puissance.

Elle a, des grands facies géologiques, l’élémentaire rudesse et la véracité. Elle est abrupte et saine et de pierre franche – comme on dit d’une côte qu’elle est franche.

À la longer, on connaît mieux sa plénitude ; et qu’elle est abondance, et qu’elle est surrection, dont l’altitude égale l’assise sous-marine ; architecture aussi, dont une seule ligne faîtière commande toute la crue de pierre.

D’un très lointain mouvement il semble encore qu’elle procède, et qu’une masse agile se soit un jour exercée là, comme au fort d’une danse.

Telle fut la constance, l’unité de cette masse, qu’on n’y saurait imaginer, sur aucun point, pression, qui ne fît au plus loin lever l’afflux d’une autre force.

 

 

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Richesse aussi de l’homme : également partagé entre sa force animale et sa charge d’intellect.

La rectitude de sa foi, entre ces deux forces adverses, s’affirme impérieusement, sans complaisance spirituelle.

L’effusion pascalienne lui est étrangère ; et plus encore lui répugnerait toute assistance surrationnelle : c’est l’intuition en elle-même qu’il semble suspecter, comme un risque d’équivoque ou d’imprécision – de cette imprécision qu’il hait dans la pensée, autant que l’impropriété dans le langage.

Il a fondé sur la raison, et sa règle s’établit sur un principe d’autorité ; sa géométrie est euclidienne, scolastique sa méthode – mais son drame, newtonien, est celui d’une gravitation. Tant de matière encore à consumer au feu de l’esprit ! Puissamment incarné, il a gagé son dieu jusque sur terre. D’où l’écart singulier de son équation. Contre tout arrachement de sa foi s’exerce aussi sa vocation au sol. Son ascension s’opère au cric de la raison.

Le moins mystique des croyants ; le plus logique des fervents – et qui témoigne encore abstraitement de sa vocation céleste : à la façon de ces aérolithes encastrés dans l’écorce terrestre.

Sa posture serait celle de l’Apôtre qu’il a lui-même représenté sur l’ancre de sa croix, « la tête en bas et les pieds exaltés... ». Mais non, il fut Tête-d’Or sous saint Thomas, comme Alexandre élève d’Aristote. Au tranchant de sa foi s’annule pour lui tout nœud gordien. Portant magnifiquement sa charge d’interrogation humaine, il a su se tenir à hauteur de la joie – qui n’est facile ni gratuite – et fut homme intégré à tout l’ordre terrestre. Il n’a rien déserté, ni trahi. Il a, très longuement, contre la mort, tenu la dignité de vivre et de créer. Quelles que soient les limites de son « ordre établi », il y inscrit toujours un chiffre précédé du signe plus.

Honneur à la grandeur qui passe sans tristesse sur les chemins enténébrés de l’homme !

 

 

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... À Hambourg, en 1912, où il m’avait un jour rejoint, venant de Francfort-sur-le-Main, nous avions ensemble visité les grands établissements du port ; et comme nous rentrions à pied par un tunnel sous l’Elbe, nous nous étions, étrangement, arrêtés là un instant à causer. Parlant de mer, d’où je venais, et où j’allais me rembarquer, il eut soudain, comme pour lui-même, ce mot de grand terrien : « La mer... la mer, c’est la vie future. »

Beaucoup de mers, depuis, devaient nous séparer. Et c’est en mer, ce soir, que sa pensée me rejoint. Et c’est en mer, ce soir, qu’il me faut tracer ces lignes – puisqu’il n’est pas admis que l’on se taise tout à fait sur le départ de ceux qui nous sont chers.

Mer de Colomb, dont il rêva ; Mer Caraïbe, dans l’avant-soir et le silence de l’alizé... Et c’est au large d’une île haute, sans mouillage et sans feux : une île forte et très massive et d’un puissant ressaut sous son poids de basalte ; île comme votive sur le parvis désert des eaux.

Elle vous ressemble, cher Claudel, par on ne sait quelle âpreté foncière, et par tout ce qu’elle évoque d’intransigeance première. Elle hausse, d’un ancien cratère, le cœur en forme de calice, scellé d’une cicatrice. Et se couronne, avant la nuit, de toute sa charge de nuée blanche, largement traversée, à cette heure, de ce faisceau de glaives lumineux qu’en langage d’autre siècle les vieux Maîtres graveurs avaient coutume d’appeler « gloire »...

 

 

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Je n’ai pas connu Claudel établi dans la gloire officielle et la consécration publique. Je ne puis lui offrir ce soir que le silence de cette île et sa haute table de pierre nue : qu’elle tienne ici pour lui l’office des « hauts-lieux ».

 

 

 

SAINT-JOHN PERSE,

mer Caraïbe au large de Saba,

4 mars 1955.

 

Paru dans Hommage à Paul Claudel,

numéro 33 de La Nouvelle Revue française,

1er septembre 1955.

 

 

 

 

 

 

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