L’homme heureux

 

 

L'homme heureux, ce n'est pas quelque divin poète

Au chant de séraphin, aux hymnes de prophète ;

Que le monde applaudit, quand son livre est éclos,

Avec les cent rumeurs d’une mer sur sa grève ;

Qui, lumineux et grand, dans la foule, s’élève

      Comme un phare au-dessus des flots.

 

L’homme heureux, ce n’est pas l’ambassadeur des princes,

Qui peut, orgueilleux, dire, en quittant ses provinces ;

« Moi, l’homme-nation, les rois me salueront ;

Ils recevront en moi l’empire qui voyage.

Du respect ! Un soufflet sur mon visage

      Marquerait tout un peuple au front ! »

 

Ce n’est pas le tyran qui domine superbe,

Et qui foule en marchant les hommes comme l’herbe ;

Qui sur un trône d’or s'assied dans son éclat,

Couronné de brillants ; qui choisit mainte Altesse,

Maint seigneur, pour valets pailletés, et se baisse

      Pour voir les plus grands de l’État.

 

Ce n’est pas un hardi conquérant, dont l’histoire

Ramassera le nom, les batailles, la gloire ;

Qui sait que sa statue un jour s’élèvera,

Qu’il vivra des mille ans dans la grande lumière,

Et que, l’homme de chair endormi dans la bière,

      L’homme de bronze surgira.

 

Qu’ils sont loin du bonheur, ces superbes ! Leur lèvre

Dans un calice d’or boit du fiel ; une fièvre

Les dévore. Leur front, de clartés rayonnant,

Serait bien plus serein dans l’ombre et sous un voile ;

Dès qu’il veut resplendir et porter une étoile,

      Il se brûle en s’illuminant.

 

L’homme heureux, c’est celui qui n’apprit dans ses veilles

Qu’à rire, aimer, chanter et planter ses rosiers ;

Qui ne rêve la nuit qu’au miel de ses abeilles,

Aux fleurs de ses jasmins, aux fruits de ses pommiers ;

Qui ne veut au printemps qu’un jardin vert et rose.

Où le soleil de mai brille dans un ciel bleu,

Et qui ne veut, l’hiver, qu’une chambre bien close,

Un âtre étincelant, un fauteuil près du feu ;

 

Dont la femme est jolie, a vingt ans, et l’adore,

Le suit dans le jardin, s’assied près du feu clair,

Pour rendre plus joyeux et plus brillants encore

Le soleil du printemps, le foyer de l’hiver.

 

 

 

Anaïs SÉGALAS.

 

 

 

 

 

 

 

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