Nietzsche et Baudelaire

 

 

par

 

 

André SUARÈS

 

 

 

 

I

 

JE ne puis pardonner à Nietzsche.

 

Il semble clair et il est plein de nuit. Il dit à la française ce qu’il pense à l’allemande. On le croit grec, lui-même se vante de l’être, et les ténèbres de la plus sombre Asie sont en lui. Ses éclairs brouillent l’esprit au lieu d’y faire la lumière : il confond tout. Jamais forme ne fut plus contraire au fond. Son Antéchrist est bien celui de l’Apocalypse : Nietzsche a ressuscité le Barbare, et il l’appelle Apollon. La Bête selon le voyant de Pathmos est la Culture selon Nietzsche. Il est affreux de donner à ce qu’il y a de plus brutal et de plus noir dans l’homme le nom et les apparences de ce qui est le plus solaire et le plus humain. Nietzsche est dans le sac de chaque soldat d’Hitler, qui part, ivre de rage, pour le meurtre, la rapine et l’invasion. Qu’on ne dise pas que le hasard est seul coupable, que Nietzsche n’a pas été compris, qu’il est le héros de la pensée trahi par la sottise de ses fidèles. Non : en dépit de ses meilleures intentions, tout ce qu’on en a tiré de pis est bien dans Nietzsche, et même y est plus essentiel que le reste. D’ailleurs, sa vie et sa fin sont les plus cruels témoins contre lui. Il ne faut pas qu’une maladie, qui frappe toujours aux yeux et à la tête, domine de bout en bout l’œuvre d’un homme et que la folie la couronne. L’esprit, qui prétend avoir enveloppé le monde et le temps à venir d’un vaste et profond regard, ne doit pas être aveugle ; et il n’est pas permis d’être fou à celui qui porte une loi nouvelle et une neuve raison à tous les hommes.

 

Je ne puis pardonner à Nietzsche.

 

Dieu, qui pardonne tout, l’a puni en le condamnant à lui-même. Nabuchodonosor, cette fois, n’a pas été redressé sur ses deux pattes de derrière, fut-ce par la foudre. Il est resté sur les quatre, comme il a prétendu le vouloir ; et même il n’a pas cessé de se les sucer et il est mort en les léchant, tel Catoblépas docteur. Il ne fallait pas tant invoquer l’instinct. Nietzsche n’a pas voulu, certes, ni choisi sa misère ; mais il y a beaucoup aidé. Tant d’orgueil a eu sa récompense. Il valait bien la peine, en vérité, de se prendre pour le nouveau créateur du ciel et de la terre.

 

 

II

 

Voyant Nietzsche, qui hurle d’orgueil dans sa chambre de Turin, au moment où Némésis le coiffe, et l’entendant se saluer dieu lui-même, en son délire, je pense à son frère d’infortune, atteint du même mal : j’écoute Baudelaire, revenu de toute superbe, et sa sublime humilité qui efface sa misère. Il prie, et ne se vante pas. Deux hommes, deux grandeurs, deux puissances qui s’opposent : deux peuples.

 

 

André SUARÈS, Valeurs, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

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