La cascade du Bonnant

 

 

LES flots marchent pressés ; ils courent, ils bondissent,

Plus rapide est la pente et plus ils sont joyeux.

En vain, pour les diguer, les granits se hérissent,

Les arbres en travers se jettent, se raidissent :

            Tout cède au courant furieux.

 

Pourtant, le gouffre est là, béant comme l’espace.

Ondes, un pas encore, et vous disparaissez.

– Eh ! qu’importe ! En avant ! Rochers, fendez-vous, place !

Et creusant dans ses flancs une large crevasse

            La roche dit aux flots : Passez !

 

Ô chute, ô cataracte, ô vertige, ô furie !

Le flot se heurte au flot, trace à peine un sillon,

Et déjà renvoyé par la roche meurtrie

Remonte en écumant, se tord, éclate et crie,

            Perdu dans un blanc tourbillon.

 

Ce ne sont plus des eaux, c’est la fauve crinière.

De cent coursiers fougueux, échevelés, en l’air ;

Le nuage mouvant d’une aride poussière

Qu’au Sahara soulève une horde guerrière

            Dans son vol plus prompt que l’éclair.

 

L’astre du jour voudrait éclairer cette scène :

Par la fente du roc, il hasarde ses feux ;

Mais l’écume épaissit, les voile, et c’est à peine

Si quelques gouttes d’eau, fuyant hors de l’arène

            Acceptent ce regard des cieux.

 

Seules, ces gouttes-là vivront. Chacune échappe

À la grande hécatombe où s’abîment les flots.

S’irisant aux reflets du soleil qui les frappe,

Comme un calme arc-en-ciel, elles font une nappe

            De moire, au-dessus du chaos.

 

Heureuse la jeune âme, un instant égarée

Qui, par l’excès du mal épouvantée un jour,

Laissant à son vertige une foule enivrée,

S’élève, et sur le gouffre, ô grâce inespérée !

            Rencontre l’œil du Dieu d’amour.

 

 

                     Notre-Dame-de-la-Gorge, juillet 1877.

 

 

 

R. P. Joseph TISSOT.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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