Chant de frate Jacopone

de sa prison

 

 

Que feras, fra Jacopone ?

Te voici venu à l’épreuve.

 

Tu fus sur le mont Palestrine

An et demi en discipline ;

Et tu pris là fièvre maligne,

Pour laquelle es ore en prison.

 

Prébendé suis en cour de Rome,

Où ai recueilli cette charge ;

Tout mon honneur s’est obscurci,

Telle en ai malédiction.

 

Je suis devenu prébendé,

Et le capuchon m’est tronqué,

Perpétuel incarcéré,

Enchaîné tout comme lion.

 

La prison qui m’est octroyée

Est une maison souterraine ;

Il y débouche une latrine,

Qui ne sent pas odeur de musc.

 

Aucun homme me peut parler ;

Celui qui me sert peut le faire,

Mais il lui faut se confesser

De ce qu’ai pu lui raconter.

 

Je porte chaînes d’épervier,

Qui sonnaillent quand me déplace ;

Nouvelle danse peut entendre

Qui se tient près de ma maison.

 

Après que me suis allongé

Si me tourne d’autre côté,

Dans les fers mes jambes s’embrouillent

Entravé suis de grosse chaîne.

 

Ai un panier haut appendu,

Que des souris ne soit mordu ;

Cinq pains à mon estimation

Peuvent tenir dans ma corbeille.

 

Ce panier est toujours fourni

Des croûtes du jour d’avant ;

Quelques oignons pour l’appétit,

Noble besace de mendiant !

 

Après que nones sont chantées,

Ma table se trouve apprêtée,

Toutes les croûtes rassemblées

Pour remplir mon pauvre estomac.

 

On m’apporte de bonne soupe

Mise en une mienne bassine ;

Après qu’on a baissé la trappe,

Bois et humecte mon poumon.

 

Autant de pain y coupe en tranche

Qu’en un été mange un cochon.

Voici bien vie d’homme serré,

Vie de nouveau saint Hilarion !

 

La soupe une fois avalée,

Voici du poisson en poivrade ;

Une pomme m’est octroyée ;

Je crois tailler de l’esturgeon.

 

Pendant que mange peu à peu,

Supporte la grande froidure ;

Si me lève en traînant la jambe,

Et me voilà heurtant mon banc.

 

Huit Pater Noster sont deniers,

Pour payer le bon tavernier ;

Car je n’ai pas d’autre trésor

Pour pouvoir payer mon écot.

 

Si en étaient assez pourvus

Les frères miens qui sont venus

En cour pour repartir cornus (mitrés)

Quelle bouchée ils en auraient !

 

Si en avalent si bon morceau,

Ne feraient pas de tel discours ;

En bande la course se court,

Pour avoir une prélature.

 

Ô pauvreté très peu aimée,

Bien peu nombreux t’ont épousée !

Si on leur tend un évêché,

Qui en fera renoncement ?

 

Il en est un qui perd le monde,

L’autre le laisse comme en songe,

L’autre le chasse en lieu profond :

Diverse en est leur condition.

 

Celui qui le perd est perdu,

Qui le laisse, un jour s’en repent,

Qui le chasse a manifesté

Qu’il est une abomination.

 

Ce dernier, ferme, leur fait honte,

Les deux autres blâme et reprend ;

Si la honte vient à s’éteindre,

Verras qui reste à son piquet !

 

Notre ordre ainsi a un pertuis,

Qu’à franchir il n’est confusion ;

Si ce gué était refermé,

Seraient fixés à la mangeoire.

 

Tant suis allé partout parlant,

Et la cour de Rome léchant,

Qu’ai recueilli enfin la peine,

De ma très folle présomption.

 

Reste vautré dans cet enclos,

Comme un cochon à engraisser !

Le Noël je ne trouverais

Qui me donne quelque mangeaille.

 

Il regrettera la dépense

Le couvent qui l’a assumée ;

Nulle utilité ne résulte

De ma sévère réclusion.

 

Faites, faites ce que voulez,

Frères qui par-dessous allez,

Les dépenses vous y perdez,

Nul prix n’aurez de ma prison !

 

Car ce m’est un grand capital

Que suis trop entraîné au mal,

Pour que la punition prévale

Contre mon valeureux champion.

 

Mon champion d’écu est armé,

Qui est la haine de moi-même ;

Il ne saurait être blessé,

Quand il a au cou cet écu.

 

Admirable haine de moi,

De toute peine as seigneurie,

Nulle peux recevoir injure,

Honte ne peut que t’exalter.

 

Nul ne te trouves ennemi,

Quiconque veut as pour ami,

Moi seul pour moi je suis l’inique,

Qui lutte contre mon salut.

 

Cette peine qui m’est donnée,

Trente ans y a que l’ai aimée ;

Voici donc venue la journée,

Qui est pour moi consolation.

 

Ce ne m’est pas ordre nouveau,

Que le capuchon long réprouve,

Pendant dix ans entiers je trouve

Qu’ai pris celui de moine errant.

 

Pendant ce temps ai donné prise

À vergogne et à dérision ;

Les vergognes ne sont que vent,

Des vessies dont jouent les enfants.

 

Cette troupe est mise en déroute :

La vergogne est foulée aux pieds.

Jacopone, avec sa troupe

Court au camp et à l’étendard.

 

Cette troupe étant mise en fuite,

En vienne une autre à la rescousse !

Et si nulle autre ne surgit,

Encore veille au pavillon.

 

Ô mon honneur, te recommande

À la rosse qui va brayant ;

Derrière la queue prends ta place,

Que ce soit là ta récompense.

 

Papier mien, va-t’en et proclame :

Jacopone captif te mande

En cour de Rome, à te répandre

En tribu, en langue et nation.

 

Et dis comment gis enterré

En perpétuelle prison ;

En cour de Rome j’ai gagné

Si estimable bénéfice !

 

 

 

 

Jacopone da TODI.

 

Traduit de l’ombrien par Pierre Barbet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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