Mon esprit
J’étais ma vie toute simple, toute nue.
Cet acte si fortement brillait,
Sur la terre, la mer, le ciel,
Qu’il était la substance de l’esprit.
J’étais le sens lui-même.
Je ne sentais ni impureté ni matière dans mon âme,
Ni bords, ni limites comme nous en voyons
Dans un vase ; mon essence était : capacité.
Cela sentait toutes choses.
La pensée qui jaillit
De là est son moi lui-même ; cela n’a pas d’autres ailes,
Pour s’épandre dehors, ni d’yeux pour voir
Ni de paires de mains pour toucher,
Ni de genoux pour s’agenouiller.
Mais étant simple comme la divinité,
Dans son propre centre, est une sphère,
Non limitée, mais présente partout.
Il n’agit pas à partir d’un centre vers
Son objet qui serait éloigné,
Mais est présent partout où il va,
Pour contempler l’être qu’il regarde ;
Quoi qu’il fasse,
Il ne se meut pas par une autre machine,
Mais par lui-même et de lui-même manifeste son activité.
Son essence se transforme en un acte
Véritable et parfait.
Et d’une façon si précise,
Dieu est apparu dans ce fait mystérieux,
Que cela est tout œil, tout acte, toute vue ;
Oui, qu’il peut être ce qu’il veut,
Non pas seulement le voir
Ou le faire : car il est plus protéiforme que la lumière,
Qui peut prendre dix mille aspects,
Revêtue de ce qu’elle orne elle-même.
Ceci m’a rendu co-présent toujours
Avec tout ce que j’ai pu voir.
Un objet, s’il était devant
Mes yeux, était par la loi de la nature
À l’intérieur de mon âme. Ses ressources
Étaient tout aussitôt à l’intérieur de moi : tous ses trésors
Étaient mes plaisirs immédiats et internes,
Joies substantielles qui informaient mon esprit.
De tout ce qu’elle fabriquait
Mon âme était chargée,
Et tout objet dans mon cœur engendrait
Ou était une pensée. Je ne pouvais pas dire
Si les choses
Apparaissaient là elles-mêmes,
Elles qui dans mon esprit semblaient résider :
Ou si mon esprit, avec son pouvoir de se conformer les choses,
N’était pas précisément tout ce qui brillait là.
Mais pourtant de ceci j’étais très sûr,
Qu’à la distance la plus grande
(Si digne est-elle de s’étendre)
Mon âme pouvait le mieux exprimer sa force :
Elle était si vive et pure,
Que mon esprit était entièrement partout ;
Quoi qu’il vît, il était réellement là-bas ;
Le soleil, à des millions de lieues, était près ;
L’étoile la plus lointaine
Bien que vue de loin,
Était présente dans la prunelle de mon œil.
C’était là-bas qu’était ma vue, ma vie, mon sens,
Ma substance, mon âme elle-même.
Mon esprit brillait,
Précisément là-bas, non par une influence transitive
L’acte était immanent, et pourtant là-bas,
La chose était éloignée, et pourtant sentie précisément ici.
Ô Joie, ô miracle et délices,
Ô mystère sacré,
Mon âme un esprit vaste et brillant,
Une image de la divinité,
Une lumière très substantielle !
Cela était la plus grande chose, qui semble n’être rien.
Eh oui, c’était mon tout. Je n’estimais rien
Que cela seul. Une sphère étrange, une sphère vivante,
Un profond abîme
Qui voit et est
Le seul lieu adapté à la béatitude céleste.
Il est si proche de son Créateur
En amour et en excellence,
En vie et en sens,
En valeur et en structure spirituelle, il lui est si cher
Que sans hyperbole,
Il est reconnu pour son fils et son ami.
Un étrange orbe très étendu de joie céleste
Procédant de l’intérieur,
Qui de tous côtés déployait
Sa force ; et étant proche parent
De Dieu, de tous côtés
Se dilatait instantanément,
Et pourtant restait un centre indivisible,
Embrassant en soi l’éternité.
Cela n’était pas une sphère,
Et pourtant se révélait
Unité, infinité : C’était quelque chose qui était partout,
Et sur tout ce qu’il avait le pouvoir de voir,
Il brillait toujours.
Car c’était un esprit
En acte, s’étendant jusqu’à l’infinité.
Ce n’était pas une sphère, mais un pouvoir
Plus haut et plus durable qu’une tour.
Ô moi étonnant, ô sphère de lumière,
Emblème très beau du jour,
Ô pouvoir et acte, tout près d’être l’infini,
Tel l’air subtil et illimité,
Ô orbe vivant de vue,
Toi qui es au-dedans de moi-même, mon moi ! Un œil,
Un temple d’une vaste infinité,
Ô quel monde tu es ! Un monde à l’intérieur
En toi se révèlent
Toutes choses, et elles sont
Vivantes en toi, supra-substantielles, rares,
Au-dessus d’elles-mêmes, et proches parentes
De ces choses pures que nous trouvons
Dans le grand esprit de Celui
Qui fit le monde ; maintenant, c’est éclipsé par le péché,
Et pourtant ceci, à l’intérieur de mon esprit,
Je le trouve, quand sur lui je réfléchis.
Thomas TRAHERNE.
Traduction de Jean Wahl.
Paru dans Mesures, 15 avril 1936.
Recueilli dans Textes mystiques d’Orient et d’Occident,
choisis et présentés par Solange Lemaitre,
Plon, 1955.