Messiah

 

 

Siècles passés, abîme sombre,

Océan sans flux et sans bruit,

Que j’aime à pénétrer votre ombre,

À m’enfoncer dans votre nuit !

Que j’aime à travers vos nuages

À contempler les anciens âges

Qui dorment là silencieux,

Comme à travers les nuits profondes

On voit les astres et les mondes

Dormir dans l’infini des cieux !

 

Siècles passés si pleins d’étoiles,

Si pleins de merveilleux échos,

Que j’aime à plonger sous vos voiles,

Comme le nocher sous les flots !

Mais ce n’est pas la vaine gloire

Tout humaine, tout illusoire

Qui m’attire ainsi vers son char ;

Non, non, je n’évoque la cendre

Ni du sépulcre d’Alexandre

Ni des triomphes de César.

 

Ô montagnes de la Judée,

Ô village de Bethléem,

Et toi, centre de toute idée,

Jérusalem ! Jérusalem !

Bords du Cédron, sainte patrie

Qui vit les larmes de Marie,

Qui voit la tombe du Sauveur ;

Vous dont le souvenir m’enflamme,

Lieux fameux, parlez à mon âme,

Lieux sacrés, parlez à mon cœur !

 

Vous seules, régions ferventes,

Dans ce Passé si loin de nous,

Vous seules me semblez vivantes,

Tant le reste est mort près de vous,

C’est que vos pompes, vos merveilles

Enchantent les yeux, les oreilles,

L’Évangile est là tout écrit ;

C’est qu’on ne voit sur cette terre

Ni roseau, ni cèdre, ni pierre

Qui ne s’anime au nom du Christ.

 

Le Christ ! le Christ ! ah ! que ne suis-je

Aux lieux où le Christ se leva !

Que n’ai-je vu le grand prodige,

L’avènement de Jéhova !

Depuis l’appel doux et sublime

Qui retentit de cime en cime

Et réveilla l’humble pasteur,

Jusqu’à ce dernier cri suprême

Qui s’élança de la croix même

Et fut notre Libérateur !

 

Avec quelle ineffable ivresse

Je parcourrais les bords déserts

Où vint accomplir sa promesse

Le Dieu qui créa l’univers !

Bords adorables, bords étranges,

Aimés des aigles et des anges,

Bords toujours et partout chéris ;

Avec quel bonheur, noble terre,

J’invoquerais votre poussière,

Je baiserais vos saints débris !

 

Que n’ai-je erré dans la vallée

Où croit le lis béni du ciel,

Et sur ce lac de Galilée

Qui parle encor de l’Éternel !

Écoutez, les vents troublent l’onde :

« Maître, la vague s’enfle et gronde,

Maître, elle va fondre sur nous. »

Et, lui, tendant le bras vers elle :

« La foi nous couvre de son aile,

Vagues et vents, apaisez-vous ! »

 

Que n’ai-je à travers Samarie,

Dans les grands bois hospitaliers,

Suivi le doux fils de Marie,

Quand midi brûle les palmiers !

Que n’étais-je au puits solitaire,

À l’heure où la femme étrangère

Entendit l’appel du Sauveur,

Quand toute pâle, toute émue

De cette parole imprévue,

Elle écoutait d’un air rêveur !

 

Attentif à sa voix divine,

Je l’aurais vu tendre la main

Au malade de la piscine,

À l’aveugle sur le chemin.

Et toi, Naïm, oh ! que n’étais-je

Avec le funèbre cortège,

Avec les amis éperdus,

Quand l’Homme-Dieu dit à la mère,

Muette en son angoisse amère :

« Votre enfant dort, ne pleurez plus. »

 

Ô mon âme ! que n’ai-je encore,

Dans ces temps qu’on regrette en vain,

Avec le maître que j’adore,

Pris place chez le Publicain ;

Le jour où l’humble pécheresse,

Malgré le trouble qui l’oppresse,

Malgré d’insultantes rumeurs,

À deux genoux suivait sa trace,

Et sur ses pieds nus qu’elle embrasse

Versait des parfums et des pleurs !

 

Nuit éclatante ! nuit promise

À ses disciples les plus chers,

Où l’on vit Élie et Moïse

Sur le mont couronné d’éclairs !

Que n’étais-je au sein de la nue,

Dans cette lumière inconnue

Qui troubla leur œil ébloui !

Que n’ai-je vu le Christ en face

Se transfigurer dans l’espace,

Et les cieux descendre sur lui !

 

Et puis, quel bonheur, dans la foule,

De voir l’Homme-Dieu s’attendrir,

Et la douce larme qui coule

Sur l’ami qui vient de mourir !

« Lève-toi, lève-toi, Lazare ! »

La pierre du sépulcre avare

S’ébranle et tombe à ces mots seuls,

Et le mort surplis se présente

Devant la foule frémissante,

Encor paré de ses linceuls.

 

Jérusalem... mais je m’arrête,

Ce triomphe est trop près des pleurs ;

J’entends trop vite au cri de fête

Succéder le cri de douleur.

Faut-il, hélas ! faut-il tout dire,

Outrages, menaces, martyre,

En face même du saint lieu ?

Gethsémani ! grottes funèbres !

Faut-il entrer dans vos ténèbres,

Et suivre jusque-là mon Dieu ?

 

Que dis-je ? ce fut sa victoire,

Son moment d’éclat le plus beau.

Souffrir, pour lui c’était la gloire,

C’était plus que vaincre un tombeau.

Il fallait pour l’homme coupable

Cet holocauste inexplicable,

Immense, étrange, universel ;

Oui, c’était par le sacrifice,

C’était de supplice en supplice

Qu’il devait remonter au ciel.

 

Ali ! que n’étais-je là, mon âme !

Que n’ai-je pu réaliser

Le rêve d’ivresse et de flamme

Qui vint si souvent m’embraser !

Avec quel transport, quelle envie

J’aurais sacrifié ma vie

Pour ce vœu formé tant de fois !

Contempler ses yeux qui s’éteignent,

Baiser ses blessures qui saignent ;

Et mourir au pied de la croix !

 

 

 

Édouard TURQUETY,

Un acte de foi,

poésies posthumes,

1869.

 

 

 

 

 

 

 

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