Théodicée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Pierre UZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE visage enflammé d’une pourpre lumineuse, je m’élance vers la divinité ! Un rayon de sa splendeur brille sur les cordes de ma lyre, qui n’a jamais retenti plus sublime. À travers quels accords roule mon chant sacré ! Comme un torrent qui tombe d’un roc inaccessible, il se précipite, en bouillonnant de mes lèvres.

Je veux terrasser l’impiété qui ose, ô Créateur, te traduire devant son impudence. Que l’univers proclame la gloire de la sagesse suprême ! Leibnitz m’ouvre le sanctuaire du destin. Il a marché sur une rente de lumière, comme le soleil quand il s’élance des bords de l’Orient.

Qu’elle s’éloigne de moi, cette obscurité sombre, qui des marais de l’Achéron, des déserts du Styx monte en mon chemin comme un brouillard glacé, sur ce chemin où court à pleine folie un essaim d’orgueilleux insensés, sur ce chemin où le sage lui-même ne marche qu’avec crainte, souvent s’arrête en silence, et souvent glisse sur les écueils.

Je vois à nu devant moi tous les plans qui étaient sous les yeux de la divinité, quand la divinité créa. L’univers, avec une pompe toujours nouvelle, se retourne dans des milliers de projets spécieux, qui n’ont besoin que d’un signe pour exister et disparaître.

Le Sextus d’un meilleur monde n’y contraint pas Lucrèce à s’immortaliser par le suicide. Son chaste sang ne s’y refroidit pas sur la lame d’un poignard. La Rome jonchée de cadavres, la Rome des Domitiens, le théâtre de leur rage fiévreuse et brutale, se dresse sur un plan sublime, et règne indestructible.

Un jour douteux, de froides ombres passent sur des systèmes de monde qui m’avaient ravi. Le Créateur ne les a point choisis. Il a jeté le nôtre dans l’espace, pour être la demeure des tyrans, qui sont la honte de l’humanité et l’instrument de ses souffrances, pour être le séjour d’où les héros passent rayonnants dans l’éternelle histoire.

Avant que les étoiles du matin célébrassent ses louanges, avant que sa parole créatrice secouât les profondeurs du chaos, le Sage des Sages avait arrêté le plan qui s’exécute, et nos yeux de taupe osent se lever contre sa création ! Notre orgueilleuse cécité ose faire le procès de Dieu : et du sein de sa nuit l’homme veut régir l’univers.

De quel soleil sont partis les rayons qui dissipent mes ténèbres ? Quand le voyageur matinal s’élance du marécage sur la pente d’une montagne, un nouveau monde se déploie soudainement à ses yeux. L’enchantement décore les vastes plaines, où son regard se perd, plein d’une joie céleste.

Les campagnes inondées du parfum des fleurs, le chant des oiseaux dans les vallées, les prairies couvertes de troupeaux : là le cristal d’une source couronnée de la verdure des bois, là l’or lointain des tours qui brille dans les nuages, tout le ravit ; partout où il jette la vue, un spectacle divin lui répond ; semblable à ce voyageur, mon esprit, en s’élevant, vole de conquête en conquête.

J’ai pris mon essor vers le ciel ! Comme l’univers s’élargit devant moi ! La terre fuit, évanouie. Elle n’est plus pour moi le centre de la création. Quelle petite portion de ce grand Tout est la terne demeure de l’antique Rhéa ! Et vous, hommes, quel petit troupeau vous êtes sur cette petite Terre !

Accordez sur notre globe les mêmes privilèges aux créatures d’une autre espèce. Leur auteur les aime toutes. La Sagesse éternelle a esquissé elle-même le bonheur du plus petit insecte. Son sort est déterminé aussi bien que le sort de Rome, aussi bien que l’existence d’un soleil, qui règne avec splendeur dans des régions de délices.

Voyez dans l’étendue sans limites, comme Orion et son escorte, son cortège d’étoiles habitées, se rangent dans un ordre lumineux devant leur créateur ! Lui seul voit comment les soleils s’enchaînent aux soleils ; lui seul voit comment un mal, qui nous fait blasphémer dans notre poussière, concourt souvent au bien de tous les mondes.

Il voit avec un saint contentement, jusque sur notre sphère, toutes les parties se lier, et s’engrener entre elles, et l’ordre régner partout, même où la vertu pleure. S’il interroge du regard le tissu éclatant de son ouvrage, il saisit la raison de ce qui nous paraît funeste et obscur ; il trouve que ce qui arrive, arrive toujours pour le mieux.

Que l’épouse de Collatin souffre avec un courage qui l’illustre ! Il germe de son sang la liberté d’un peuple qui produira Caton ; une liberté qui durera, jusqu’à ce que la tyrannie, allaitée par le crime, venge la vertu abandonnée, et que Rome, punie par Rome, se venge elle-même, en se punissant.

Énervée dans les fers qu’elle a mérités, comment Rome se défendra-t-elle du joug de l’étranger ? Voyez ! Le Latium châtié tombe enseveli sans ses décombres. Le nord glacé vomit un peuple de sauvages, que le destin fait vaincre ; et le sauvage, assis dans les ténèbres du vaincu, y trouve la lumière et la vérité.

Vous qui séparez une partie de ce Tout, de ce Tout que vous ne connaissez que par le coin où vous êtes, vous blâmez, téméraires, ce que le sage lui-même ne comprend pas. Oh, si nous pouvions saisir l’ensemble de l’univers, quel éclat sublime et imprévu ferait disparaître à nos yeux ces prétendues taches qui les blessent !

Le mal devait-il être absent du monde ? – Il fallait alors que le souffle de la divinité n’eût jamais donné d’âme à la poussière, car le mal ne surgit que du coeur de l’homme. Il fallait que l’homme ne fût pas. Quelle perte plus grande ! Toute la création eût été en deuil et la vertu fugitive eût pleuré son ami.

Vous sages, qui ornez plus l’univers que cent soleils, vous ne fussiez point nés pour enthousiasmer l’avenir, et l’ordre n’eût pas régné dans la nature, qui ne marche pas par bonds, qui ne monte que par degrés l’échelle d’or dont l’homme occupe le centre.

L’homme également loin du ver qui se traîne affamé dans la boue, et de l’ange sublime, est parent de tous les deux. Sa libre volonté le trahit : sa raison céleste ne peut franchir les bornes de sa sphère. Il est toujours enchaîné par le fardeau du corps.

Des railleries bourdonnent autour de mon oreille, qui les méprisent. Les clameurs des faux sages refusent aux malheureux mortels la liberté de la volonté. Serfs, qui méconnaissent les dons d’une prévoyante bonté, les prérogatives de l’espèce humaine, et se ravalent de plein gré au niveau de la brute !

Flattez vos passions ! Bientôt elles dominent, elles ne vous quittent plus. Une chaîne de diamant les noue à votre cœur. Ce n’est pas sans douleur que l’esprit né libre se voit végéter dans ces vieux fers ; mais il n’a pas su résister : il est esclave.

Dans l’ordre des choses que Dieu vit comme possible, l’intelligence de l’homme était comptée pour peu. L’homme était toujours l’homme, plein, comme il l’est, de petitesse et d’imperfection. C’est par la vertu qu’il doit sortir de son obscure bassesse, s’élever à un état qu’il ignore, être immortel après une courte vie.

Mon sort d’ici-bas n’est qu’un commencement de mes destins, ma vie de ce monde n’est qu’un crépuscule. Mon âme se prépare à des jours plus brillants ; qu’elle ne grommelle donc pas contre celui qui m’a fait de poussière, mais qui m’aime dans ma poussière, et ne me refuse pas un plus noble rang : il ne fait que le différer.

 

 

Jean-Pierre UZ.

 

Traduit de l’allemand par Jules Le Fèvre-Deumier.

 

Paru dans Leçons de littérature allemande,

Jules Le Fèvre-Deumier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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