Rêve de poète

 

 

Depuis qu’au front des rois l’éclatant diadème

De son lourd bandeau d’or prête la majesté,

D’un désir obsédant, toujours, toujours le même,

Chaque homme revêtu de la pourpre suprême

                    À son tour est hanté.

 

Aux heures d’insomnie, ou quand la lassitude

A fait s’appesantir sa paupière un moment,

Son rêve aussitôt vient troubler sa solitude :

Il se voit tout-puissant ; il voit la multitude

                    À grands cris l’acclamant.

 

Les trônes sont tombés ; tous les peuples du monde

Ne forment qu’un faisceau, réunis dans sa main ;

Il a conquis la terre, et les îles, et l’onde ;

Tout est soumis ; partout une empreinte profonde

                    A marqué son chemin.

 

Qu’importent les tourments de la chair et des âmes

Et les morts endormis dans les champs dévastés ?

Les soudards se jouant avec l’honneur des femmes,

La misère, la faim, et la peste, et les flammes

                    Visitant les cités ?

 

Qu’importe, si son char l’a conduit à la gloire,

Qu’il ait fallu passer dans la boue et le sang ?

Qu’importe tant de maux entassés ? La Victoire

A gravé pour toujours, aux tables de l’Histoire,

                    Son nom éblouissant.

 

Du plus grand des Césars la taille est dépassée !...

Nul siècle n’avait vu triomphe au sien pareil !...

Et le monarque, pris d’une fièvre insensée,

Vers ces sommets perdus fait monter sa pensée

                    Comme l’aigle au soleil...

 

Mais le songe perfide alors rouvre ses ailes

Sans ajouter : « L’ivresse est brève, il faut mourir.

Que sont aux yeux de Dieu nos œuvres les plus belles !

Prince, ce sont les cœurs, richesses immortelles,

                    Que l’on doit conquérir !... »

 

                                          *

                                      *      *

 

Comme il se vêtirait d’une splendeur plus pure

Celui qui, des combats dédaignant l’aventure,

Étrange novateur saintement inspiré,

Aux peuples rassurés qui baiseraient ses traces,

D’une durable paix, rêve éternel des races !

                    Ferait le don sacré.

 

Hélas ! tant de fléaux, dont rien ne nous protège,

Parmi nous, trop souvent, passent, sombre cortège !

L’univers les subit comme venant de Dieu

Et pour les désarmer toute science est vaine ;

La guerre est autrement ; c’est la puissance humaine

                    Qui l’évite on la veut.

 

Qu’un jour elle s’écrie : « Abaissez-vous, barrières !

« Tombez, forts, arsenaux ; disparaissez, frontières !

« Rentrez dans vos foyers, vous qu’on gardait soldats ;

« Que l’airain des canons devienne des statues ;

« Que du fer homicide on fasse des charrues ;

                    « Que la glèbe ait vos bras !... »

 

Alors, nous dont l’orgueil n’accepte pas de maître,

Devant tant de sagesse on nous verra soumettre

Notre front libre et fier par le respect dompté,

Et nous dirons : Celui dont l’âme haute et juste

N’a pour ambition que le triomphe auguste

                    De la fraternité ;

 

Celui par qui se fait l’œuvre bonne et féconde,

Celui oui, dissipant les angoisses du monde,

Trouve assez précieux le sang pour l’épargner,

Celui-là qui sait voir dans chaque homme autre chose

Qu’un outil nécessaire à son apothéose,

                    Est digne de régner.

 

 

 

Marie de VALANDRÉ.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1894.

 

 

 

 

 

 

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