La prière de sainte Odile

 

 

 

Seigneur, ayez pitié de la langue de terre entre les eaux du Rhin et les rochers des Vosges ;

Ayez pitié des beaux champs de froment, de seigle et de houblon ;

Ayez pitié des longues routes blanches, bordées de peupliers et qui se croisent parmi les vignes ;

Ayez pitié des grandes sapinières, sur les pentes des montagnes, où les bûcherons travaillent nuit et jour ;

Ayez pitié des villages d’où surgissent de minces clochers, parmi les maisons à grands toits rouges ;

Ayez pitié de la fidèle race, des jeunes gens à forte encolure, des jeunes filles au regard clair et des vieillards tout chargés de souvenirs...

Ayez pitié des plaines à perte de vue, où tant d’hommes en foules dormiront sous les moissons.

Laboureur, combien de fois chez nous, en creusant ton sillon et en piquant tes bœufs, contourneras-tu, à l’aller comme au retour, des tertres anonymes, des croix sans inscriptions, disloquées par tous les vents !

Notre terre boira le sang versé, comme elle boit l’eau des pluies. Le voyageur, au détour d’un sentier, admirera la majesté de la nature et, sous la lumière de nos ciels nuageux, évoquera cette grande étreinte des peuples luttant pour la conquête du beau pays.

Seigneur, ayez pitié du terrain des batailles. J’entends les rumeurs et le tonnerre des armées. Je vois, qui dévalent de l’Occident, des cavaliers qui s’arrêtent et font boire leurs chevaux dans l’eau du Rhin. Je vois les masses de l’Europe du Centre qui reculent la sous la poussée des hommes de l’Ouest ; mais comme les marées qui gagnent et descendent, toujours battant les plages, le flot remonte à l’assaut. Il nous submerge. Il nous écrase. Seigneur, ayez pitié de la langue de terre entre les eaux du fleuve et les rochers des Vosges.

Dieu des armées, qui dispensez la gloire, vous n’abandonnerez pas vos bons serviteurs. Je vois une rivière, brillante comme un miroir au soleil de septembre. Et, vers ses bords, la ruée déferlant à nouveau vient se briser pour y mourir. Et nous qui serons les vieux aïeux dans ces temps futurs, nos poussières se rassemblant, nos corps se reformant, nous saurons bien soulever nos têtes pour écouter le grand retour de la délivrance. Père, dormez en paix. Si j’ai pleuré pour vous, si j’ai prié pour vous, que ne dois-je encore et pleurer et prier, en songeant à tous ceux-là qui combattront pour nos terres. Sauveur, sur la croix, qui nous regardez en grande pitié, vous qui avez souffert plus que tous les hommes ont souffert, dites une parole pour ceux qui n’auront pas un regard en arrière, pas une hésitation, et qui marcheront droit en avant pour la reprise du vieux sol.

 

 

 

Jean VARIOT, Le Mystère de sainte Odile.

 

Paru dans Le Correspondant

et repris dans Le Noël en 1916.

 

 

 

 

 

 

 

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