Partir

 

 

                                  (À monsieur Pierre Leclerc.)

 

 

Partir ! oh ! mais partir quand sombrent les étoiles,

Dans les bras du matin, sous les célestes voiles,

Laissant derrière soi son cœur endolori,

Sa tâche, ses projets, ses aboyants soucis.

Boire à la source d’or de l’ivresse profonde

Et rire et tituber sur la rondeur du monde

Alors qu’en sa remorque on affronte le vent,

Qu’on roule sur son mal et redevient enfant.

Après chaque horizon en découvrir un autre,

L’atteindre, le franchir comme ont fait les apôtres,

Et, de par les sous-bois, les montagnes, s’enfuir,

Vite, plus vite encore en chantant et s’offrir

Aux éblouissements des aurores princières.

Respirer la fraîcheur des limpides rivières

Balbutiant sa joie, enfin, libre et vainqueur :

« – Vous m’aviez, ô mon Dieu, réservé ce bonheur. »

Surprendre l’inconnu dans ses vieilles coutumes,

Voir Naples, Bénarès et de blanches écumes

Remplir de leurs clameurs la base des rochers.

Sans cesse s’échapper, s’évader, s’éluder,

Saturer son regard des choses les plus belles,

Saluer le bosquet, le fauve, l’hirondelle.

Mêler sa joie intense au velours des pampas,

Et, toujours s’en allant et ne s’attardant pas,

Entre l’ombre qui suit et celle qui précède.

Dormir, oh ! oui dormir sous des dômes plus tièdes

Oubliant le passé, l’heure, le mois, le jour,

Dans l’ombre du platane aux anguleux contours,

Sous les encensements des feuilles remuantes

Et des parfums discrets des brises nonchalantes.

Contourner des menhirs et d’immenses dolmens,

S’agripper à son sort comme au mur le lichen ;

Puis soudain se sentir soulever comme en songe,

Monter vers la lumière, oubliant le mensonge,

Et dès lors se confondre au bonheur de grandir,

Et ne plus revenir... oh ! ne plus revenir...

 

 

 

Rosario VENNE, La chaîne aux anneaux d’or,

Éditions Chantecler, 1952.

 

 

 

 

 

 

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