L’Île merveilleuse

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Edgar VOIROL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les deux hommes parvinrent au rivage d’une mer immense. Sans considérer la trace de leurs pas que le vent effaçait sur le sable, ils gagnèrent un promontoire d’où la vue s’étendait jusqu’aux extrêmes limites du ciel incliné sur les eaux.

– Comment pourrons-nous gagner l’Île merveilleuse ? dit l’un.

– La terre s’arrête ici et je ne vois point de passeur sur cette grève sauvage.

Convaincus de leur impuissance, ils s’émurent : l’un plein de colère et l’autre d’accablement.

– Que cherchez-vous, braves gens ? leur demanda un vieillard qui, leur apparaissant par surprise, les plongea dans l’étonnement.

– Nous ne trouvons personne qui puisse nous aider.

– Prenez ceci, leur dit-il, et il attribua à chacun des voyageurs un sac énorme.

C’était un mélange confus de planches, de poutres, de perches, de clous et d’instruments.

Le premier des hommes s’irrita en face de cette énigme et, dans sa fureur, il se blessa au contact de ces objets qu’il maniait sans jugement et sans prudence. Dans sa déception, il entassa pêle-mêle tout ce matériel et y mit le feu.

L’autre commença par réfléchir et il s’aperçut que les pièces de cet étrange bric-à-brac s’ajustaient avec une souveraine sagesse. Une forme naissait sous ses doigts, une barque courbait sa carène, dégageait sa proue.

Dans l’ouvrage de sa patience et de sa volonté, il partit vers l’Île merveilleuse.

 

 

Sous nos yeux, l’avenir s’ouvre plein de mystère. Nous le savons par expérience, il sera drame et comédie, souffrance et joie, larme et sourire. La vie et la mort le traverseront de clartés limpides ou funèbres. Dans cet espace enténébré, l’aventure palpite, l’inconnu frissonne. Penchés sur l’abîme où notre pied va se poser, nous sommes attirés et repoussés à la fois par le vertige. Et comme le passé nous laisse toujours insatisfaits, nous disons : Demain ! demain ! comme si l’avenir devait combler une attente souvent déçue.

Embarquons ! Embarquons !

L’amour secret des catastrophes, le désir de connaître la suite de l’histoire nous apparentent à ces enfants qui vont de collines en collines pour voir le pays fabuleux que dérobent ces tendres rideaux de verdure.

À nous aussi, Dieu remet chaque jour la confusion des éléments. Au milieu des conflits, des obstacles amoncelés, il s’agit de mener sa barque et de la diriger sans distractions vers l’Île merveilleuse.

L’insensé ne découvre que folie dans le déroulement des jours qu’il ne peut ordonner selon sa fantaisie ou sa prétention. Il menace le ciel, il accuse les hommes, il maudit les évènements.

Le chrétien est essentiellement l’homme qui se joue des difficultés et reconnaît le sens des choses. Il tire d’apparences chaotiques que la foi, l’espérance et l’amour ajustent, les instruments de sa joie, de sa paix et de son progrès.

De ces plans enchevêtrés, il met au jour l’ordre secret. Parce qu’il garde avec Dieu un contact permanent, il reçoit des lumières qui l’éclairent en route et le rassurent. Il garde son sang-froid, quoi qu’il arrive, car si sa main droite tâtonne, sa gauche trouve son appui dans la main de Dieu sur lequel il se replie en cas d’alerte.

Son âme, plus sensible qu’une boussole, lui parle et l’oriente au moyen d’imperceptibles mouvements. Elle lui enseigne l’usage providentiel de chaque minute qui passe, de chaque homme qui s’approche, de chaque rencontre qui blesse ou exalte.

C’est l’art du chrétien de se construire une barque miraculeuse avec tout ce qui se présente dans la vie d’agréable et de crucifiant. Celui qui trouve cette voie peut chanter sans cesse avec raison : La vie est belle !

Nous disons à notre Père, avec un tremblement où se mêlent la crainte de ses exigences et la tendresse de notre amour : Que votre volonté soit faite !

Au seuil d’un jour, d’une année, dont notre activité va broder le canevas, où va s’inscrire tout le jeu caché de nos désirs, de nos pensées, nous savons bien quelle sera notre part et quelle sera celle de Dieu.

Tant d’hommes aveuglés ne discernent plus à quel point ils brouillent l’œuvre de la Providence. Leur sottise, leurs témérités, leurs imprudences et leurs péchés préparent des désastres éclatants dont ils accusent le ciel. Ils sèment le vent, ils se plaignent de la tempête ; ils soufflent sur le feu, ils déplorent l’incendie ; ils tolèrent le désordre civil et moral, ils gémissent sur l’anarchie. En présence d’effets mortels pour la société et l’individu, ils demeurent incapables de remonter aux causes profondes. Ils faussent le gouvernail et s’étonnent d’une direction perdue.

Nouvelle journée, je te reçois comme un présent de Dieu. Tu te déploies devant ma porte comme une immensité neigeuse qu’aucun signe ne ternit encore. Tu m’appelles et tu me réserves la joie de vivre, le plaisir d’aimer, l’honneur de souffrir. À chaque détour, à chaque étape marquée de chutes et d’essors, tu m’assures que je trouverai l’ineffable présence de Dieu, posté là, comme ces refuges, le long des routes de montagne où l’on trouve au juste moment le secours qui convient.

Belle et nouvelle journée, je t’accueille avec tout ce que tu renfermes encore de mystère et de troublante incertitude. Je t’apporte ma bonne volonté et ce faible cœur qui s’émeut à tort, avant même d’espérer. Tes heures tressées où chaque épine noire fixe une rose écarlate seront, si Dieu veut, une couronne de fête et de bénédiction.

 

 

 

Edgar VOIROL, La route heureuse,

Éditions de l’Œuvre Saint-Augustin,

Saint-Maurice, 1950.

 

 

 

 

 

 

 

 

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