Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Simone WEIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne dépend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour à de faux dieux. Premièrement, ne pas croire que l’avenir soit le lieu du bien capable de combler. L’avenir est fait de la même substance que le présent. On sait bien que ce qu’on a en fait de bien, richesse, pouvoir, considération, connaissances, amour de ceux qu’on aime, prospérité de ceux qu’on aime, et ainsi de suite, ne suffit pas à satisfaire. Mais on croit que le jour où on en aura un peu plus on sera satisfait. On le croit parce qu’on se ment à soi-même. Car si on y pense vraiment quelques instants on sait que c’est faux. Ou encore si on souffre du fait de la maladie, de la misère ou du malheur, on croit que le jour où cette souffrance cessera on sera satisfait. Là encore, on sait que c’est faux ; que dès qu’on s’est habitué à la cessation de la souffrance on veut autre chose. Deuxièmement, ne pas confondre le besoin avec le bien. Il y a quantité de choses dont on croit avoir besoin pour vivre. Souvent c’est faux, car on survivrait à leur perte. Mais même si c’est vrai, si leur perte peut faire mourir ou du moins détruire l’énergie vitale, elles ne sont pas pour cela des biens. Car personne n’est satisfait longtemps de vivre purement et simplement. On veut toujours autre chose. On veut vivre pour quelque chose. Il suffit de ne pas se mentir pour savoir qu’il n’y a rien ici-bas pour quoi on puisse vivre. Il suffit de se représenter tous ses désirs satisfaits. Au bout de quelque temps, on serait insatisfait. On voudrait autre chose, et on serait malheureux de ne pas savoir quoi vouloir.

Il dépend de chacun de garder l’attention fixée sur cette vérité.

Par exemple les révolutionnaires, s’ils ne se mentaient pas, sauraient que l’accomplissement de la révolution les rendrait malheureux, parce qu’ils y perdraient leur raison de vivre. De même pour tous les désirs.

La vie telle qu’elle est faite aux hommes n’est supportable que par le mensonge. Ceux qui refusent le mensonge et préfèrent savoir que la vie est intolérable, sans pourtant se révolter contre le sort, finissent par recevoir du dehors, d’un lieu situé hors du temps, quelque chose qui permet d’accepter la vie telle qu’elle est.

Tout le monde sent le mal, en a horreur et voudrait s’en délivrer. Le mal n’est ni la souffrance ni le péché, c’est l’un et l’autre à la fois, quelque chose de commun à l’un et à l’autre ; car ils sont liés, le péché fait souffrir et la souffrance rend mauvais, et ce mélange indissoluble de souffrance et de péché est le mal où nous sommes malgré nous et où nous avons horreur de nous trouver.

Le mal qui est en nous, nous en transportons une partie sur les objets de notre attention et de notre désir. Et ils nous le renvoient comme si ce mal venait d’eux. C’est pour cela que nous prenons en haine et en dégoût les lieux dans lesquels nous nous trouvons submergés par le mal. Il nous semble que ces lieux mêmes nous emprisonnent dans le mal. C’est ainsi que les malades prennent en haine leur chambre et leur entourage, même si cet entourage est fait d’êtres aimés, que les ouvriers prennent parfois en haine leur usine, et ainsi de suite.

Mais si par l’attention et le désir nous transportons une partie de notre mal sur une chose parfaitement pure, elle ne peut pas en être souillée ; elle reste pure ; elle ne nous renvoie pas ce mal ; ainsi nous en sommes délivrés.

Nous sommes des êtres finis ; le mal qui est en nous est aussi fini ; ainsi au cas où la vie humaine durerait assez longtemps, nous serions tout à fait sûrs par ce moyen de finir par être un jour, dans ce monde même, délivrés de tout mal.

Les paroles qui composent le Pater sont parfaitement pures. Si on récite le Pater sans aucune autre intention que de porter sur ces paroles mêmes la plénitude de l’attention dont on est capable, on est tout à fait sûr d’être délivré par ce moyen d’une partie, si petite soit-elle, du mal qu’on porte en soi. De même si on regarde le Saint-Sacrement sans aucune autre pensée, sinon que le Christ est là ; et ainsi de suite.

Il n’y a de pur ici-bas que les objets et les textes sacrés, la beauté de la nature si on la regarde pour elle-même et non pas pour y loger ses rêveries, et, à un degré moindre, les êtres humains en qui Dieu habite et les œuvres d’art issues d’une inspiration divine.

Ce qui est parfaitement pur ne peut pas être autre chose que Dieu présent ici-bas. Si c’était autre chose que Dieu, cela ne serait pas pur. Si Dieu n’était pas présent, nous ne pourrions jamais être sauvés. Dans l’âme où s’est produit un tel contact avec la pureté, toute l’horreur du mal qu’elle porte en soi se change en amour pour la pureté divine. C’est ainsi que Marie-Madeleine et le bon larron ont été des privilégiés de l’amour.

Le seul obstacle à cette transmutation de l’horreur en amour, c’est l’amour-propre qui rend pénible l’opération par laquelle on porte sa souillure au contact de la pureté. On ne peut en triompher que si on a une espèce d’indifférence à l’égard de sa propre souillure, si on est capable d’être heureux, sans retour sur soi-même, à la pensée qu’il existe quelque chose de pur.

Le contact avec la pureté produit une transformation dans le mal. Le mélange indissoluble de la souffrance et du péché ne peut être dissocié que par lui. Par ce contact, peu à peu la souffrance cesse d’être mélangée de péché ; d’autre part le péché se transforme en simple souffrance. Cette opération surnaturelle est ce qu’on nomme le repentir. Le mal qu’on porte en soi est alors comme éclairé par de la joie.

Il a suffi qu’un être parfaitement pur se trouve présent sur terre pour qu’il ait été l’agneau divin qui enlève le péché du monde, et pour que la plus grande partie possible du mal diffus autour de lui se soit concentrée sur lui sous forme de souffrance.

Il a laissé comme souvenir de lui des choses parfaitement pures, c’est-à-dire où il se trouve présent ; car autrement leur pureté s’épuiserait à force d’être au contact du mal.

Mais on n’est pas continuellement dans les églises, et il est particulièrement désirable que cette opération surnaturelle du transport du mal hors de soi puisse s’accomplir dans les lieux de la vie quotidienne et particulièrement sur les lieux du travail.

Cela n’est possible que par un symbolisme permettant de lire les vérités divines dans les circonstances de la vie quotidienne et du travail comme on lit dans les lettres des phrases écrites qui les expriment. Il faut pour cela que les symboles ne soient pas arbitraires, mais qu’ils se trouvent écrits, par l’effet d’une disposition providentielle, dans la nature même des choses. Les paraboles de l’Évangile donnent l’exemple de ce symbolisme.

En fait il y a analogie entre les rapports mécaniques qui constituent l’ordre du monde sensible et les vérités divines. La pesanteur qui gouverne entièrement sur terre les mouvements de la matière est l’image de l’attachement charnel qui gouverne les tendances de notre âme. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l’énergie solaire. C’est cette énergie descendue sur terre dans les plantes et reçue par elles qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l’acte de manger elle pénètre dans les animaux et en nous ; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d’énergie mécanique, cours d’eau, houille, et très probablement pétrole, viennent d’elle également ; c’est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulève nos avions, comme c’est lui aussi qui soulève les oiseaux. Cette énergie solaire, nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C’est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est avec la graine ensevelie sous terre, dans les ténèbres, et c’est là qu’elle a la plénitude de la fécondité et suscite le mouvement de bas en haut qui fait jaillir le blé ou l’arbre. Même dans un arbre mort, dans une poutre, c’est elle encore qui maintient la ligne verticale ; avec elle nous bâtissons nos demeures. Elle est l’image de la grâce, qui descend s’ensevelir dans les ténèbres de nos âmes mauvaises et y constitue la seule source d’énergie qui fasse contrepoids à la pesanteur morale, à la tendance au mal.

Le travail du cultivateur ne consiste pas à aller chercher l’énergie solaire ni même à la capter, mais à tout aménager de manière que les plantes capables de la capter et de nous la transmettre la reçoivent dans les meilleures conditions possibles. L’effort qu’il fournit dans ce travail ne vient pas de lui, mais de l’énergie qu’a mise en lui la nourriture, c’est-à-dire cette même énergie solaire enfermée dans les plantes et la chair des animaux nourris de plantes. De même nous ne pouvons pas faire d’autre effort vers le bien que de disposer notre âme à recevoir la grâce, et l’énergie nécessaire à cet effort nous est fournie par la grâce.

Un cultivateur est perpétuellement comme un acteur qui jouerait un rôle dans un drame sacré représentant les rapports de Dieu et de la création.

Ce n’est pas seulement la source de l’énergie solaire qui est inaccessible à l’homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu’on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir ; l’antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l’énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s’offre à nous pour être broyée et détruite en nous et entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur. Tout le travail du cultivateur consiste à servir cette image.

Il faut qu’une telle poésie entoure le travail des champs d’une lumière d’éternité. Autrement il est d’une monotonie qui conduirait facilement à l’abrutissement, au désespoir ou à la recherche des satisfactions les plus grossières ; car le manque de finalité qui est le malheur de toute condition humaine s’y montre trop visiblement. L’homme s’épuise au travail pour manger, il mange pour avoir la force de travailler, et après un an de peine tout est exactement comme au point de départ. Il travaille en cercle. La monotonie n’est supportable à l’homme que par un éclairage divin. Mais par cette raison même une vie monotone est bien plus favorable au salut.

 

 

Simone WEIL (entre octobre 1940 et mai 1942).

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net