Le bonhomme Misère et son chien Pauvreté

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eugène ACHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur la côte de Beauport, tout près de la route qui va de Québec à Sainte-Anne, se dressent encore les ruines d’une vieille masure entourée d’un jardin. Les fenêtres sans carreaux, les portes à demi arrachées disent assez qu’il s’agit d’une maison abandonnée.

Des herbes folles, des arbustes épineux mêlés de grands chardons encombrent le jardin.

Mais au milieu se dresse un magnifique pommier, tout rouge de ces pommes fameuses qu’on rencontre souvent aux environs de Montréal mais qui sont plutôt rares dans la région de Québec.

Je passais là, l’été dernier, sur la route, à pieds, en pèlerin de l’ancienne mode, et cet arbre opulent tout près de ces ruines m’intrigua.

Avisant une vieille paysanne, assise non loin de là, sur la véranda de sa maison, à côté d’une longue file de tapis aux couleurs bigarrées exposés à la vue des touristes, je lui demandai :

– Est-ce que ces belles pommes, là-bas, sont à vendre comme vos tapis ?

– Oh ! non, Monsieur, elles ne sont pas à vendre, personne n’y touche. Ce sont les pommes du bonhomme Misère.

– Ce bonhomme Misère, c’est sans doute le propriétaire de la maison d’à côté ?

– Tout juste, Monsieur.

– Elle n’est pas neuve, savez-vous, la maison de ce bonhomme-là. Elle devait être vieille déjà, quand vous étiez jeune ?

– En effet, je l’ai toujours connue comme ça ; elle date du temps des Français.

– Ce n’est pas d’hier, en effet. Mais pourquoi le bonhomme Misère, comme vous l’appelez, ne la fait-il pas réparer ? Il doit être mal là-dedans, en hiver.

– Oh ! pour ce qu’il l’habite ! Il n’y vient qu’une fois tous les sept ans, à la saison des pommes et il y demeure tout juste sept jours, avant de repartir pour un nouveau voyage, car il lui faut sept ans pour faire le tour du monde. C’est un ordre du Ciel ; il doit le faire jusqu’à la fin du monde.

– Autant dire le Juif Errant, alors ?

– C’est quasiment pareil, Monsieur.

– Et vous l’avez vu, ce bonhomme Misère, lors de son dernier séjour ici ?

– Pour dire vrai, non, car il ne se montre pas beaucoup ; mais au bruit qui se fait dans la maison, on sait qu’il est là. Parfois, on entend aboyer son chien. Plusieurs assurent avoir vu luire les yeux de braise de l’animal, vous pensez bien que personne alors ne se risquerait vers la maison. Et puis, un beau matin, on s’aperçoit que toutes les pommes ont été cueillies. C’est fini, le bonhomme Misère est parti pour un nouveau voyage.

 

Je soupçonnais là une de ces belles légendes comme seules savent en raconter nos grand-mères. Aussi, m’approchant de la véranda, je dis à la vieille paysanne :

– Écoutez, grand’mère, vous avez là, épinglé à cette corde, un tapis qui me plaît. Je vous l’achète le prix que vous voudrez, mais à la condition que vous me racontiez l’histoire du bonhomme Misère.

Et la bonne vieille, après m’avoir tendu le tapis que je payai rubis sur l’ongle, commença sans se faire prier.

 

 

C’était comme je vous l’ai dit, au temps des Français. À l’endroit même où vous voyez cette maison, il y avait un forgeron nommé Jérôme Brescamp. Or, les forges, de ce temps-là, c’était quasiment comme aujourd’hui les garages, elles ne manquaient jamais de travail lorsqu’elles étaient bien placées.

Celle de Jérôme Brescamp étant sur le chemin du roi, entre Québec et Sainte-Anne, où il passe tant de voitures et de traîneaux, ne chômait guère, je vous assure ; tôt le matin on entendait le marteau frapper sur l’enclume et il résonnait encore bien après l’Angélus du soir. C’est dire qu’il entrait beaucoup d’argent dans la forge.

Mais voilà, notre Jérôme était un tonneau percé, buveur comme quatre ; les écus n’avaient pas le temps d’arriver au fond de sa bourse qu’ils s’étaient déjà changés en vin ou, ce qui est pire, en eau de vie. Aussi n’avait-il jamais un liard de réserve. Sa maison était dans un tel dénuement et ses habits tombaient en loques à tel point, qu’il était connu dans tout le pays sous le nom de Bonhomme Misère.

Malgré tout, il ne s’en faisait pas, travaillant fort pour se donner soif et buvant sec pour se donner le courage de travailler. Il était le premier à rire de son dénuement et pour compléter la rime, comme il disait, il avait surnommé Pauvreté le chien qui était son seul compagnon, car aucune femme, vous pensez bien, n’aurait consenti, en l’épousant, à habiter une maison où le vent entrait comme chez lui et sans même une escabelle où l’on pouvait s’asseoir.

Or, Notre Seigneur Jésus-Christ résolut de descendre un jour sur la terre, afin de se rendre compte par lui-même de la manière dont se passaient les choses, dans son nouveau pays du Canada.

Ayant pris saint Pierre pour compagnon, il apparut tout à coup sur la côte de Beauport. À vrai dire, saint Pierre aurait préféré le tour de l’île d’Orléans, où il y avait une église dédiée à son nom, mais au ciel et plus que partout ailleurs, la volonté de Dieu fait la loi et Notre-Seigneur tenait à faire une visite, au sanctuaire de sa grand-mère, la bonne sainte Anne de Beaupré.

Ils marchaient sur le chemin du roi, vêtus tout simplement, comme gens qui ne cherchent pas à se faire valoir par l’apparence, quand ils arrivèrent devant la forge de Jérôme Brescamp.

C’était au fort de l’été, les deux célestes voyageurs, sous le poids de la chaleur du jour, sentaient le besoin de se rafraîchir.

Ils entrèrent dans la boutique du forgeron qui était en train de façonner une charnière, espérant la livrer dans l’après-midi, parce qu’il comptait sur elle pour souper... ou pour s’enivrer.

Notre-Seigneur s’assit sur un vieux fauteuil de cuir râpé, à l’entrée de la forge, et sur lequel Jérôme aimait à prendre le frais, le soir, lorsque le travail lui laissait quelque répit. Saint Pierre demanda au forgeron s’il ne pourrait pas lui donner, ainsi qu’à son compagnon, un verre d’eau fraîche.

– Ce n’est pas de refus, mes braves gens, répondit Misère ; j’ai là un puits où elle abonde. Je regrette seulement de n’avoir pas un peu de vin à y ajouter, car l’eau, vous savez, à mon goût du moins, c’est un peu fadasse et j’aime quasiment mieux endurer la soif.

– Un verre d’eau nous suffira, dit Notre-Seigneur qui ne put s’empêcher de sourire à la franchise du bonhomme.

Notre forgeron courut chercher un seau, fit jouer la brimbale et remonta du puits une eau fraîche et claire dont il servit un grand verre à chacun de ses deux visiteurs, pendant que le chien Pauvreté, s’étant approché d’eux, leur faisait fête et les caressait de son mieux.

– Merci, dit Notre-Seigneur, en rendant le verre, combien vous dois-je pour cela ?

– Rien, répondit le forgeron, je donne mon eau, je ne la vends pas.

Mais Notre-Seigneur se souvint d’avoir promis « qu’un verre d’eau froide donné en son nom ne resterait pas sans récompense ». Aussi, se tournant vers le forgeron, il lui dit :

– Votre acte de charité est d’autant plus méritoire qu’il a été fait avec désintéressement, aussi, je vous permets de faire trois souhaits et quels qu’ils soient, je vous les accorderai.

– C’est Notre-Seigneur lui-même ! chuchota saint Pierre à l’oreille du forgeron.

– Bon, dit Jérôme, sans manifester trop d’étonnement ; et il se mit à réfléchir sur ce qu’il demanderait.

– Il va choisir le ciel, pensa saint Pierre.

– D’abord, reprit Misère, je désire que tous ceux qui viendront s’asseoir désormais dans ce vieux fauteuil où vous êtes assis vous-même, ne puissent se lever sans ma permission.

– Accordé, dit Notre-Seigneur.

– Deuxièmement, je voudrais que ceux...

– Choisis le ciel ! dit à haute voix saint-Pierre, en tirant le forgeron par la manche de son habit.

– Laissez-moi faire, vous, répliqua Misère, qui n’aimait pas qu’on le dérangeât quand il réfléchissait. Deuxièmement, continua-t-il après un instant de silence, je voudrais que ceux qui grimperont sur le pommier de mon petit jardin ne puissent plus en descendre sans ma permission.

– Accordé, dit Notre-Seigneur.

– Troisièmement...

– Choisis donc le ciel ! s’écria saint Pierre presque en colère de voir le pauvre homme perdre une si belle occasion de se sauver.

– Troisièmement, reprit Misère, sans l’écouter, voici mon dernier souhait : Je veux que tout ce qui rentrera dans ma bourse en cuir n’en puisse sortir sans mon consentement.

– Imbécile ! grommela saint Pierre.

– C’est bien, tout sera ainsi que vous le désirez, dit Notre-Seigneur et souhaitant le bonjour à Misère, il partit avec son apôtre qui ne dissimulait pas son mécontentement pour le choix des trois souhaits.

Notre-Seigneur parti, Misère se remit à son travail sans plus penser à la visite qu’il avait reçue et aux souhaits qu’il avait formés.

Justement, une voiture arrivait dont le cheval boitait affreusement. Misère le rechaussa proprement, reçut pour son travail le prix accoutumé. C’était de quoi boire ou manger pour le lendemain. Notre forgeron s’endormit sans autres soucis.

Et les jours qui suivirent furent semblables aux autres.

Cependant, la sécheresse qui avait été extrême durant tout le commencement de l’été se continua sans répit. Le ciel était d’airain, les récoltes furent mauvaises, les paysans ayant manqué d’argent se privaient. Le forgeron, ayant peu de travail et mal payé, tomba dans une misère si grande qu’on lui eût donné son nom s’il ne l’avait déjà porté.

Un soir d’orage, le vent mugissait avec fureur à travers la porte mal jointe de la forge, le tonnerre ébranlait la maisonnette de telles secousses que c’était merveille qu’elle fût encore debout ; les éclairs blafards en montraient, par intervalles rapides, toute la nudité.

Notre forgeron était bien triste. Il n’avait eu aucun travail depuis trois jours et il venait de partager sa dernière croûte de pain avec Pauvreté. Quant à boire, il n’y fallait pas songer, puisqu’il refusait toujours de goûter à l’eau de son puits. Sa huche était vide et plus vide encore sa bourse.

Assis à califourchon sur son enclume, Misère pensait maintenant à la visite de Notre-Seigneur et il regrettait amèrement de n’avoir pas choisi un peu d’argent plutôt que ces trois souhaits bizarres qui ne lui seraient jamais d’aucune utilité.

Tout à coup, entre deux roulements de tonnerre et un fulminant éclair, on frappe à la porte.

– Entrez ! cria le forgeron sans se déranger, pensant avoir affaire à quelque voyageur surpris par l’orage.

On lève le loquet, et un homme grand, mince et élancé, étrangement habillé, entre dans la forge. Un feutre bizarre, d’où s’échappe une longue plume rouge frémissante, ombrage son visage aux reflets cuivrés.

– Tiens ! un Indien, pensa le forgeron.

L’étranger demeura quelques instants debout, considérant les choses autour de lui.

Tout à coup, il regarda le forgeron en plein dans les yeux.

– Eh bien ! Misère, vous paraissez triste, dit-il.

– On le serait à moins, répondit Jérôme. Je suis si pauvre que je n’ai plus un liard dans ma bourse, ni un morceau de pain dans ma huche. Pour boisson, de l’eau, ajouta-t-il, avec un geste de dégoût.

– N’est-ce que cela ? C’est un malheur qui n’est pas sans remède.

– Le remède serait le travail et il n’y en a plus ; voilà trois jours que je n’ai pas enfoncé un clou, ni donné un coup de marteau sur mon enclume.

– Est-ce là le seul moyen de s’enrichir ?

– Jusqu’à présent, je n’en ai pas connu d’autre...

– Écoutez, Jérôme, reprit l’inconnu, je suis prêt à faire de vous l’homme le plus riche du Canada.

– Si vous pouviez faire cela, vous seriez pour moi le premier des hommes.

– Je le puis... mais à une condition.

– Laquelle ?

– Dans dix ans, vous me donnerez votre âme.

– Mon âme ? murmura Misère, en se grattant derrière l’oreille. Mais alors vous êtes...

– Satan, interrompit l’étranger. Et de ses grands yeux partit une rouge lueur qui éclaira toute la boutique.

Sous ce regard infernal, Misère baissa les yeux et il s’aperçut que les pieds de son interlocuteur, au lieu d’être chaussés d’escarpins ou de mocassins, comme c’était alors la mode, étaient fourchus comme des sabots de bouc.

– Et que faut-il faire ? interrogea le pauvre homme prenant son parti.

– Avec votre sang, signer votre nom au bas de ce parchemin.

Le forgeron hésita tout d’abord, mais songeant qu’il avait dix ans pour réfléchir et se tirer d’affaire, il prit un clou acéré, se piqua la main et de son sang, il signa le contrat.

Satan saisit le parchemin, le plia et le cacha dans son pourpoint, puis prenant sur l’enclume la bourse plate du forgeron, il la lui remit.

– Regarde, dit-il, elle est pleine maintenant, et elle le demeurera toujours... pendant dix ans.

Jérôme la saisit.

En effet, elle était pleine de pièces d’or.

Le diable s’éloigna en ricanant.

À partir de ce jour, la fortune sourit à Jérôme Brescamp. Il avait toujours de l’argent plein ses poches. Il mangeait, il buvait, buvait à plaisir tout le jour et parfois une partie de la nuit. Il avait fait restaurer sa maisonnette.

De sa forge, il avait fait une écurie pour le cheval et une remise pour la voiture qui servaient à ses promenades à Québec. Car Jérôme aimait la bonne société et il avait constaté qu’il était plus facile de bien vivre et de s’amuser à la ville que dans sa campagne un peu trop solitaire. Le jardin s’était transformé lui aussi, on y voyait des massifs de belles fleurs au milieu desquelles un pommier se dressait magnifique, chargé de bourgeons au printemps, de pommes fameuses en automne.

Jérôme n’était pas égoïste et aimait à faire part de ses biens aux autres. Envers tous, il se montrait généreux et s’il ne donnait pas plus souvent aux pauvres, c’est que ceux-ci, se doutant bien d’où venait une richesse si subite, évitaient de rien lui demander.

Hélas ! ce bonheur si complet allait finir, car les dix ans approchaient de leur terme et le diable, sûrement, n’avait pas oublié le contrat.

Cette pensée plissait parfois le front de l’ancien forgeron et il arrivait qu’au milieu d’un éclat de rire, il s’arrêtait tout à coup, pris par l’angoisse du parchemin qu’il avait scellé de son sang.

Et voilà qu’un soir d’automne, sous la forme d’un vieillard, Satan parut en effet.

– Me voilà, dit-il, avec un ricanement ; j’ai été fidèle au contrat, et vous en avez largement profité, ajouta-t-il, en jetant un regard satisfait autour de lui.

– Oui, Messire, répondit Jérôme, la vie a été bonne.

– Alors, à votre tour de tenir le contrat. Les dix ans sont passés depuis hier soir à huit heures. En bon prince, je vous ai laissé un jour de grâce, mais maintenant, c’est l’heure, je viens prendre livraison de votre âme ; elle m’appartient.

– C’est juste, fit tristement le forgeron. Je ne vous demande qu’un quart d’heure de plus, le temps de prendre un petit repas pour dire adieu aux choses de ce monde. En attendant, asseyez-vous dans mon grand fauteuil. Vous devez être fatigué de votre long voyage, et vous ne serez pas fâché, je pense, de vous réconforter un peu. J’ai là un excellent jambon et quelques bouteilles d’un bon vin arrivé de France par le dernier bateau ; avant de partir, faisons fête ensemble pour la dernière fois.

– Je veux bien, dit Satan.

Et il s’assit dans le fauteuil, allongeant ses jambes cagneuses. Il sentit aussitôt un bien-être dans tous ses membres, rêvant au merveilleux jambon et au bon vin mousseux.

Pendant ce temps, Jérôme descendait à la cave. Il en revint bientôt sifflant un air connu. Mais il n’apportait ni jambon ni bouteilles. Au lieu de cela, une énorme barre de fer, seul souvenir qui lui demeurait de son ancienne forge.

– Ça, Messire Satan, dit-il d’un air goguenard, si nous dansions un peu, avant le festin, pour prendre de l’appétit.

Et il se mit à frapper comme un sourd sur le corps de Satan ; à tel point, qu’il l’aurait tué, s’il n’eût été le diable.

Bleu et gris de colère, ses gros yeux hors de l’orbite, grinçant des dents, écumant de rage, ses longues jambes de bouc convulsivement agitées, Satan aurait bien voulu se lever et se jeter sur Misère, mais impossible, une force mystérieuse et au-dessus de son pouvoir le tenait cloué au fauteuil.

– Délivrez-moi ! criait-il.

Le forgeron frappait toujours.

– Délivrez-moi, de grâce !

Jérôme frappait de plus belle, tandis que son chien hurlait de joie.

– Délivrez-moi ! Oh ! Délivrez-moi !... Je vous accorde encore dix ans.

– Ah ! voilà enfin une bonne parole ! On pourra s’entendre, dit le forgeron, un peu essoufflé par l’ardeur qu’il avait mise à sa besogne, on pourra s’entendre ; mais avant de vous laisser quitter ce fauteuil où vous êtes si bien, Messire, il faudra que vous me promettiez loyalement de m’accorder encore dix ans avec autant d’argent que j’en ai eu depuis votre première et gracieuse visite.

– Mais il était convenu...

– Il n’y a pas de mais ! interrompit rudement le forgeron en levant de nouveau sa barre.

– Je vous le promets ! gémit le diable avec une affreuse grimace.

– Voilà qui est bien, dit en riant le forgeron. Et l’on dira après cela, que les arguments frappants ne sont pas les meilleurs.

Satan poussa un grognement qui fit aboyer Pauvreté.

– Donc il est entendu que j’aurai encore dix années à partir d’aujourd’hui avec autant d’argent qu’en souhaitera mon bon plaisir ?

– Oui.

– Voilà ! Signez, Messire.

Et Satan, en caractères de feu, posa sa griffe au codicille que lui tendait le forgeron.

– Et maintenant, je vous permets de vous lever du fauteuil. Sachez qu’un plus puissant que vous s’y est assis un jour. Sortez, Messire, et bonne chance !

Clopin-clopant, Satan sortit, en se frottant les côtes. Sur le seuil, il se retourna vers Misère.

– Au revoir ! rugit-il, et à mon tour... dans dix ans  !

– Au plaisir de vous offrir encore mon grand fauteuil, messire.

La porte se ferma violemment, comme poussée par un vent subit et Misère, éclatant de rire, se laissa choir dans son fauteuil.

– Hein, Pauvreté, dit-il à son chien, qui venait le flatter, nous en sommes-nous tirés  ?

Misère était content de son premier souhait. Misère continua donc, augmenta même son train de vie heureuse. Les fêtes succédaient aux fêtes, tant dans la maison de campagne de Beauport que dans l’hôtel princier qu’il possédait maintenant à Québec. On y faisait bonne chère, on y passait gaiement le temps, car le propriétaire donnait l’exemple et ne craignait aucune dépense. Ne pouvait-il pas toujours puiser à pleines mains dans sa bourse et son nouveau bail avec Messire Satan ne lui assurait-il pas dix années de richesse ? Aussi ne se faisait-il pas faute de jeter l’argent aux quatre vents de sa bizarre imagination.

Grâce au nombre de plus en plus considérable des flatteurs qui vivaient à ses dépens, Misère devint le seigneur Jérôme Brescamp. On chanta ses louanges, on admira la beauté de ses équipages, on loua ses prodigalités et le gouverneur ne dédaignait pas lui-même de l’inviter au château Saint-Louis.

 

Mais les années passent vite quand on est heureux, et l’heure de Satan allait de nouveau sonner. Elle sonna, en effet, et au moment même où Misère y pensait le moins.

Une belle après-midi d’automne que Jérôme était venu se reposer dans sa villa de Beauport, et tandis qu’il fumait sa pipe en prenant le frais, sur le pas de sa porte, assis dans le redoutable fauteuil, il vit entrer dans son jardin, de cavalière façon, non plus le vieux diable qu’il avait éreinté à coups de barre de fer, mais bon nombre de solides gaillards ornés de deux cornes monumentales et d’une longue queue hérissée de poils fauves.

– Aïe ! Aïe ! se dit Misère en se grattant derrière l’oreille.

– Les dix ans de sursis sont expirés ; nous venons chercher ton âme, dit le plus grand diable de la troupe. Inutile d’essayer de nous jouer, cette fois.

– Je n’y pense même pas, dit Misère, avec une apparente bonne humeur.

– Alors, dépêche-toi de nous suivre.

– C’est entendu, seulement vous êtes venus une heure trop tôt.

– Comment cela ? dit le grand diable en fronçant les sourcils, ce qui lui fit allonger ses cornes de très désagréable façon.

– Eh oui ! c’est la saison des pommes. Voyez ce magnifique pommier. J’étais venu tout exprès de Québec pour faire la cueillette. Mais, bah ! puisque le moment de partir est venu, n’y pensons plus.

Tous les yeux des diablotins s’étaient tournés vers les pommes dont la peau tendre et veloutée excitait leur gourmandise. Les diables n’ont-ils pas tous les défauts !

Misère s’en aperçut bien et il ajouta :

– Au fait, il serait vraiment regrettable de les laisser derrière nous. Si le cœur vous en dit, vous pouvez bien les cueillir toutes. Durant ce temps, j’irai faire un bout de toilette afin de voyager honorablement en votre compagnie.

Les diables ne se le firent pas dire deux fois.

En un clin d’œil, ils étaient tous sur les branches de l’arbre.

– C’est fort bien, mes amis, dit Misère en riant aux éclats ; mangez des pommes ; je viens vous rejoindre à l’instant.

Mais le rusé compère savait bien que maintenant aucun d’eux ne pourrait descendre sans sa permission.

Il entra dans sa maison, alluma son feu, chauffa à blanc la barre de fer qui lui avait servi à rosser le vieux diable, et armé de ce tison emmanché à une longue perche de bois, il se rendit sous le pommier où ses amis, joyeusement, croquaient ses dernières pommes.

– Eh ! vous n’en laissez pas même une pour moi ? Ah ! forbans, je vais vous apprendre les lois de l’étiquette. Allons un peu d’exercice pour compléter ce bon repas.

Et le grand tison commença la danse, frappant d’ici de là, entrant chaque fois dans les chairs qui fumaient et sentaient le roussi.

– Meurtre et feu ! Bandit ! Chenapan ! criaient les démons, qui s’efforçaient vainement d’éviter la barre vengeresse, car de descendre, il n’y fallait pas penser, une force terrible les retenait dans l’arbre.

– Coquin de forgeron ! Vieux parjure ! Âme vendue ! Tu nous paieras ta trahison !

– En attendant, c’est vous qui payez, mes doux agneaux.

Misère avait retrouvé son énergie et sa force musculaire d’autrefois pour frapper à plaisir comme jadis sur son enclume. Il répondait par son gros rire aux contorsions et aux injures des démons.

– Assez ! grâce ! grâce ! hurlait-on de tous côtés dans l’arbre. Laisse-nous respirer.

– Certainement, dit Misère en riant, d’autant plus que ma barre se refroidit, il faut que je retourne la mettre au feu.

– Non, non, arrête ! rugit le grand diable, et laisse-nous descendre.

– Ce n’est pas de refus. Seulement j’y mets mes conditions. Vous allez me promettre de me laisser vivre encore dix ans et de me procurer autant d’argent que par le passé.

– Mais cependant... gémit le grand diable.

– Il n’y a pas de cependant, répliqua prestement le forgeron. Voulez-vous que je recommence la danse ?

Et Jérôme levait déjà sa grande perche.

– Non ! non ! s’écria le grand diable tout frissonnant.

– Alors, exécutez-vous.

– Mais notre maître...

– D’abord, pourquoi n’est-il pas venu, votre maître ? C’est avec lui que j’ai signé le contrat. Et j’ai ici, pour lui, un siège dont il a apprécié le confort.

– Il m’a délégué à sa place, répondit le grand diable et m’a remis tous ses pouvoirs en ce qui vous concerne.

– Parfait ! En ce cas, c’est dix ans de sursis, avec les mêmes avantages que par le passé.

– Que dira notre terrible maître Lucifer ?

– Je ne sais pas, mais en attendant, je vais parler à sa place.

Et la terrible barre se leva prête à frapper.

– Non, non, pas cela ! crièrent à la fois tous les diables, nous promettons.

– Vous promettez tous ?... et par Lucifer ?...

– Oui, nous promettons tous, par Lucifer ! notre terrible et puissant maître.

– Alors, je vous permets de descendre et vous ordonne de partir. Gare au dernier, ajouta Jérôme en brandissant son arme.

Un bruit sec de branches cassées, de mouvements précipités, et les diables s’enfuirent en boitant des deux pieds.

Misère entra dans sa maison, tout fier de son second souhait.

Et la bonne vie recommença. Encore dix ans de bonne chère, d’honneurs, de vie facile dans les réjouissances de toutes sortes.

Mais ces nouveaux dix ans s’envolèrent au milieu des fêtes, comme s’envole un beau rêve, comme un suave parfum se dissipe au grand vent d’automne.

Satan avait rugi de colère en apprenant la mésaventure de ses envoyés, mais il n’avait garde d’oublier la nouvelle échéance du pacte convenu, car il avait fort à se venger de Misère.

– Qu’il s’engraisse, disait-il, il n’en brûlera que mieux. Car j’aurai mon tour, dussé-je y perdre mes deux cornes.

Et voilà que les dix ans arrivèrent à leur fin.

Cette fois, tout ce que l’enfer avait de diables valides vint à la maison du forgeron. Lucifer lui-même était à la tête de son armée.

Quand Jérôme vit entrer cette effroyable bande, il ne put se défendre de quelque frayeur.

– Vraiment, ils sont trop, cette fois, se dit-il.

Puis, songeant que l’orgueil est le vice qui a perdu le démon, il se rassura.

– Nous venons te chercher pour enchaîner ton âme au fond des enfers et sans miséricorde, cette fois, dit Lucifer en fronçant les sourcils.

Et comme pour approuver les paroles de leur chef, toute la troupe des démons se mit à rouler des yeux dans leurs orbites d’une façon très désagréable.

– Vous en avez le droit, et je ne refuse nullement de vous suivre, répondit Misère. Au reste, comment pourrais-je résister à vos ordres ? Vous êtes une armée, vous êtes puissants, et je suis seul avec mon chien Pauvreté contre vous tous ! Je sais que vous avez tout pouvoir dans le monde et que vous pouvez faire tout ce que vous voulez, même les choses les plus incroyables !

Les paroles de Misère commençaient à produire leur effet et toute la troupe se rengorgeait. Les diables se regardaient entre eux et hochaient la tête d’un air de dire :

– Il n’est pas si bête, ce Misère !

– On a même été jusqu’à m’assurer, continua l’ancien forgeron, que si c’était votre bon plaisir, vous pourriez vous faire si petits, si petits, que vous pourriez tous entrer dans ma bourse. Si cela était vrai, ce serait bien commode pour voyager ; je vous porterais un bout de chemin. Mais c’est sans doute un conte bleu que l’on m’a fait.

Lucifer se méfiait bien un peu du forgeron mais il ne pouvait deviner la ruse. D’un autre côté, son orgueil avait été mis en jeu, et l’on sait que l’orgueil est le péché capital du démon. Il résolut de montrer qu’il pouvait l’impossible. Sur un signe de lui, en un clin d’œil, toute l’armée des démons fut dans la bourse que Misère ferma vivement.

– Ah ! mes sacripants ! vous voilà donc encore en mon pouvoir, s’écria-t-il. Vous étiez venus nombreux pour me prendre mais c’est vous qui êtes pris, et tous... et il vous en cuira.

À ces mots, le vieux forgeron courut dans le coin de son hangar où, depuis trente ans, se rouillait sa vieille enclume et y plaça la bourse. Puis, d’un bras encore vigoureux, il saisit son marteau qui retomba lourdement sur les malheureux diables. Ils furent bientôt aussi plats que les feuilles d’étain dont on enveloppe les tablettes de chocolat. Et ils poussaient des cris à faire trembler les vitres.

– Criez, hurlez à votre aise, mes petits maîtres, c’est comme si vous chantiez, disait Misère, en redoublant ses coups.

– Grâce ! grâce ! gémissaient les diables.

– Point de grâce, vilaine engeance ! répondait le forgeron. Et il frappait de plus belle.

À force de frapper, cependant, son bras commençait à se lasser, la sueur perlait sur son front. Il songea que le moment était propice pour obtenir un nouveau délai.

– Alors, demanda-t-il, je puis compter sur dix ans...

– Non pas dix ans, hurla Lucifer, mais tant que tu voudras, l’éternité si tu peux l’obtenir.

– Et avec autant d’argent ?

– Le double, si tu veux, pourvu que nous puissions partir d’ici et ne plus te revoir.

– C’est juré.

– Sur les portes de l’enfer, hurla Satan. Et puissent-elles ne jamais s’ouvrir pour toi !

À cette imprécation, Misère éclata d’un gros rire ; il ouvrit sa bourse et toute la bande infernale s’en fut, comme si elle avait eu l’épée de saint Michel dans les reins.

Jérôme Brescamp vécut de nouveau comme un prince qui veut donner satisfaction à tous ses caprices et Pauvreté, comme le chien d’un prince qui travaille peu. L’un buvait des vins fins et de la bière mousseuse dans un verre de cristal de Bohème, l’autre mangeait des côtelettes choisies dans une écuelle d’argent.

Mais au milieu de ses plaisirs, Jérôme avait oublié que toute vie a une fin marquée par Dieu et que, celui-là, personne ne peut le jouer ni le corrompre.

Cette fin arriva et même plus vite qu’on ne l’aurait cru, car notre forgeron l’avait hâtée par ses excès dans le boire et le manger.

À la suite d’une orgie qui dura trois jours, au cours desquels le vieux forgeron mangea et but autant que jadis en un mois, on dut le transporter dans son lit, incapable qu’il était de s’y rendre lui-même.

En vain, le meilleur médecin de Québec essaya-t-il d’enrayer le mal, de prolonger la vie de son riche client, rien ne put sauver le malade qui mourut dix jours après, dans d’horribles souffrances.

Misère s’en alla donc, non sans quelque crainte, frapper à la porte du paradis. Il était accompagné de son chien, mort le même jour que lui.

 

Vous serez peut-être étonné que ma légende place le chien Pauvreté à la porte du paradis, à côté de son maître. Au fait, est-il vrai que nos frères inférieurs, les animaux, sont privés d’âme et que la mort, pour eux, soit la fin de tout ? C’est une chose qui n’est pas du tout prouvée. Si l’Écriture Sainte, en aucun endroit, ne parle de l’âme des animaux, en aucun endroit non plus, elle n’affirme le contraire. Le doux saint François d’Assise qui fut le grand ami de Dieu, ne fut-il pas aussi le grand ami des animaux ? Ne disait-il pas : « Mon frère loup, ma sœur brebis, mes frères les oiseaux. » Nos frères dans cette vie ne le seront-ils pas aussi dans l’autre ?

Sans doute les animaux auront-ils un paradis à eux, dans quelque terre inconnue que Dieu leur réserve. Une terre où il n’y aura ni cruels chasseurs, ni vilains bouchers, une terre où le lion et la gazelle, où le loup et la brebis viendront boire côte à côte, au même ruisseau, où le milan et la mésange se poseront pour dormir sur la même branche.

Vous m’objecterez peut-être qu’ils seront bien nombreux dans ce paradis terrestre.

Mais dans l’espace presque infini, n’y a-t-il pas des milliards de mondes, pour loger des milliards de fois les milliards d’êtres vivants que la terre a portés ou qu’elle portera d’ici la consommation des siècles ? Notre terre n’est-elle pas l’une des plus petites planètes dans le système solaire, lui-même le plus petit de ceux qui remplissent l’immensité des cieux ? Mais nous voilà bien loin de notre sujet : revenons vite au pauvre Misère en train de frapper à la porte du paradis.

 

À vrai dire, il était un peu perplexe sur le genre de réception qu’allait lui faire le portier du ciel, dont jadis il méprisa sottement les conseils.

– Bah ! se dit-il, saint Pierre en a tant vu, depuis sa promenade à Beauport, qu’il m’aura certainement oublié.

Malheureusement pour notre homme, saint Pierre a la mémoire longue. À peine eut-il ouvert la porte qu’il reconnut Jérôme et lui dit sévèrement :

– Ah ! vous voilà ? Je vous attendais, que pensez-vous de mon conseil maintenant ? Vous auriez pu choisir le ciel, vous avez préféré les biens de la terre. Et comme votre vie ne mérite pas la récompense des élus, vous n’entrerez pas ici.

Et la porte se referma avec un claquement significatif.

Ce début ne souriait pas beaucoup à Misère ; mais obligé de se soumettre, il se dirigea vers le purgatoire.

« Saint Pierre a raison, se disait-il en lui-même, tout en marchant. Dans l’état où je suis, j’aurais fait mauvaise figure à côté des anges et des saints du bon Dieu. Un peu de toilette au purgatoire me mettra à même de me présenter avec honneur. Le purgatoire, d’ailleurs, ça doit être comme les derniers jours que j’ai passés sur la terre. Alors un moment de plus ou de moins... Quand c’est fini, on n’y pense plus. »

Le voici en face de la porte du purgatoire.

– Pan ! pan !

– Qui est là ? s’informe un ange aux grandes ailes sombres en entrebâillant une lourde porte d’argent.

– Moi, Jérôme Brescamp, de Beauport au bon pays de la Nouvelle-France, répondit l’homme, s’efforçant de donner à sa voix un ton d’humilité et de douceur.

L’ancien forgeron se garda bien d’ajouter qu’il avait autrefois préféré les richesses de la terre au bonheur du ciel et qu’il en avait même grandement abusé. Mais l’ange le savait, par le livre où Dieu avait fait noter toutes les actions bonnes ou mauvaises – hélas ! mauvaises le plus souvent – de Jérôme.

– Vous voulez entrer au purgatoire ? dit l’ange ; mais vous n’avez pas seulement des petits péchés sur la conscience. Il y en a de gros, de très gros qui ne sont pas effacés. Sur la terre, vous auriez dû vivre en chrétien, remplir vos devoirs religieux, ou du moins, avant de quitter Beauport....

– Pardon, mon ange, dit Jérôme, je vivais à Beauport, mais je suis mort à Québec.

– Cela ne change pas grand-chose, mon pauvre Jérôme ! À Québec vous étiez même plus près de l’église, et vous auriez pu recourir à l’infini miséricorde de Dieu qui aurait pardonné votre conduite coupable. Vous ne l’avez pas fait...

– Le diable m’avait pourtant promis...

– Oui, je sais, vous avez préféré écouter la parole de Satan ; vous avez signé un pacte avec lui. Je le regrette beaucoup, mais je ne puis vous laisser entrer au purgatoire qui est le vestibule du ciel.

– Mais alors, où dois-je aller bon ange ? murmura Misère.

– Hélas ! il n’y a plus que l’enfer !

– Plus que l’enfer ? soupira Misère. Aïe ! quelle entrevue je vais avoir avec le diable que j’ai roué de coups !

Arrivé bien lentement devant le palais de Satan, le forgeron tira tout tremblant la sonnette. Un pauvre diable, maigre comme un cent de clous, ouvrit un guichet et demanda d’un air vague, au nouvel arrivant :

– Votre nom ?

– Jérôme Brescamp, de Beauport, en Canada.

Le guichet se referma avec un bruit de tonnerre. Mais déjà le nom avait résonné au plus profond de l’enfer et les diables épouvantés, tremblaient de tous leurs membres.

– Qu’on ferme toutes les issues, tonna Lucifer, notre principal ennemi est à la porte, qui sait quel tour il a encore dans son sac ?

Puis ouvrant un tout petit judas placé au-dessus du guichet, il cria à Jérôme :

– Tu peux te trotter, forgeron de malheur, tu n’entreras pas ici.

Voilà donc notre bonhomme Misère refusé à la porte du ciel, du purgatoire et de l’enfer.

Et comme une force invincible oblige tous les morts à choisir leur demeure pour l’éternité, notre forgeron était bien en peine. Parler de nouveau à saint Pierre, il lui rappellerait sa propre insistance à lui faire demander le paradis, lors de sa visite à la forge.

Mais voilà que soudain le visage de Misère s’éclaire. Il vient d’apercevoir saint Joseph.

Il le reconnaît à l’équerre, au compas et au marteau qui pendent à sa ceinture, tout aussi bien qu’au beau lis sur lequel il s’appuie en marchant.

C’était bien, en effet, le père nourricier de Jésus qui se rendait au purgatoire, visiter quelques pauvres âmes pour lesquelles on l’avait prié.

– Bon saint Joseph, supplie Jérôme, je suis bien embarrassé. Saint Pierre ne veut pas m’ouvrir le paradis ; au purgatoire, on trouve que je suis trop « rogne » et en enfer, on me ferme la porte au nez. Que faire ?

– Ah ! c’est vous, Jérôme, s’écria saint Joseph, le reconnaissant soudain. Et voilà votre chien sans doute. Vous avez eu grand tort de ne pas suivre le conseil de saint Pierre. Si vous aviez demandé le ciel, lors de la visite que Notre Seigneur vous fit jadis, vous ne seriez pas aujourd’hui embarrassé.

– Écoutez, bon saint Joseph, j’ai péché, c’est entendu ; mais ce qui est fait est fait. L’important aujourd’hui est de me tirer d’affaires. Pour cela, ne pourriez-vous pas m’aider ? J’étais forgeron, jadis, et vous fûtes charpentier : c’est presque de la même corporation et j’ai entendu dire que pour certains de vos protégés, vous avez...

– Oui, j’ai pu... j’ai introduit... enfin j’ai aidé des pauvres malheureux, plus ignorants que coupables, à arriver au céleste séjour. Mais votre cas est tellement connu que ce serait un scandale. Saint Pierre en ferait une maladie et il serait capable d’abandonner ses fonctions de portier du paradis.

– Alors que faire, mon Dieu, que faire ?

– Écoutez, mon cher ami, vous avez encore une chance de salut. Puisqu’on ne veut pas de vous en enfer, retournez donc sur la terre, non plus en riche et en pécheur, mais en pauvre pèlerin qui veut faire pénitence de ses péchés. Parcourez le monde, et, après l’avoir scandalisé par votre vie de mécréant, édifiez-le par une nouvelle vie de pénitent.

– Et quand tout cela finira-t-il ?

– Tenez, prenez mon bâton, il soutiendra vos pas. Tous les sept ans, vous reviendrez chez vous, vous reposer durant sept jours. Tant que le pommier de votre jardin vous donnera ses pommes, vous devrez continuer votre course, mais quand il cessera, plantez à côté ce bâton. S’il fleurit, cela voudra dire que votre pénitence est terminée et que vous pouvez vous présenter avec confiance à la porte du ciel, car la fin du monde sera proche.

 

Et voilà pourquoi Misère et Pauvreté sont toujours de ce monde, conclut ma bonne vieille paysanne, avec un rire moqueur de toute sa bouche édentée. Le pommier de Misère continue à donner, chaque année, sa récolte, ce qui prouve, quoi qu’en disent les prophètes de malheur, que vous et moi, nous aurons notre propre fin du monde avant la grande.

 

 

 

Eugène ACHARD,
Ce que raconte le vent du soir, 1942.

 

 

 

 

 

 

 

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