Gusman

 

OU

 

L’EXPIATION

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alphonse AGNANT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHANT PREMIER.

 

–––––––

 

 

 

I

 

 

Le Remords.

 

 

    Accablé sous le poids de la honte et du crime,

Et de ses souvenirs éternelle victime,

Gusman fuit les humains.... et craint que dans ses yeux,

Dans les sombres replis de son front soucieux,

Le ciel n’ait de son cœur écrit l’affreux mystère.

Gusman ! d’un autre nom il s’appelait naguère,

Et ce nom fut fameux, ce nom fut adoré !

Il le quitte aujourd’hui qu’il l’a déshonoré.

Dans un séjour obscur, au fond de l’Asturie,

Loin du bruit des cités, il consume sa vie,

Et voit se succéder et les jours et les nuits

Dans les mêmes remords et les mêmes ennuis.

 

 

     « Rives du Tage, et toi, demeure enchanteresse,

Où se sont écoulés mes beaux jours de jeunesse,

Tolède, avait-il dit, je te fuis pour jamais.

Adieu, pompe des cours, adieu, brillants palais !...

Jeunes beautés, ô vous dont j’admirais les charmes,

Et vous, qui m’estimiez, ô mes compagnons d’armes,

Adieu !... par un forfait mes exploits sont flétris

Et je vais loin de vous dévorer vos mépris. »

 

 

    Rien ne charme son âme à jamais désolée,

Et pour lui la nature est muette et voilée ;

Soit que le roi du jour, sur son char radieux

Mesure en conquérant le royaume des cieux,

Ou que l’astre des nuits, de sa douce lumière,

En souriant, caresse et les flots et la terre ;

Soit qu’un pré couronné de verdure et de fleurs

Étale le tapis des plus riches couleurs ;

Soit que d’un frais bosquet, où gémit le zéphire,

L’ombre et le jour au loin se disputent l’empire.

De ces riants tableaux la tranquille beauté

Ne séduit plus ce cœur vide et désenchanté.

Que dis-je ? À sa douleur ils semblent un outrage ;

Il les craint, il les fuit. C’est un aspect sauvage,

C’est la nature en deuil qui plaît à son ennui :

Il lui faut un spectacle aussi sombre que lui.

Des rochers menaçants, une cime déserte,

Sans ombrage, sans fleurs, et de ronces couverte ;

Un noir torrent, dont l’onde, en son cours sinueux,

Roule, tombe, retombe à flots tumultueux ;

Des forêts où la foudre a marqué son passage,

Où, brisés par les vents et vaincus par l’orage,

Gisent de vieux sapins, de leur chute étonnés,

Comme ces rois puissants qu’un jour a détrônés....

Ce sont là les objets qu’il fréquente et qu’il aime ;

C’est près d’eux qu’il parvient à s’oublier lui-même ;

Soit que ses noirs chagrins suspendus pour un temps,

Cèdent à la frayeur qui domine ses sens ;

Soit qu’en cette nature, à son âme assortie,

Il retrouve les traits de cette sympathie,

Qui, principe et lien de la douce amitié,

Seule comprend nos maux et seule en a pitié.

 

 

    Que de fois, quand la nuit s’épaissit sur la terre,

Il aime à s’égarer dans un bois solitaire ;

À pas impétueux il marche au bruit des vents,

Parcourt, échevelé, les noirs enfoncements,

Des buissons à ses pieds rompt l’entrave impuissante,

Marche, marche toujours, puis avec épouvante

S’arrête, s’interroge.... Au sein de cette nuit,

Loin des sentiers connus, quel dieu l’a donc conduit ?

Il frémit, et pourtant je ne sais quelle joie

Se mêle à la terreur où son âme est en proie.

 

 

    Tout l’effraye et lui plaît ; ces berceaux ténébreux

Qui du ciel disparu lui dérobent les feux ;

Le sinistre hibou, qui lentement exhale

Du creux des pins vieillis sa plainte sépulcrale ;

De l’astre au front d’argent les rayons inégaux

Se glissant à travers les mobiles rameaux,

Et peuplant la forêt de fantômes blanchâtres ;

Des dogues du hameau les voix opiniâtres ;

Des fleuves éloignés le sourd bruissement ;

Le feuillage d’un chêne, agité faiblement,

Comme si, dans son vol, une ombre passagère

Tout à coup l’effleurait de son aile légère ;

Les tonnerres lointains attristant les échos,

Et suivis par moments d’un lugubre repos.

 

 

    Parfois aussi, du haut des rocs de l’Asturie,

Il aime à contempler les vagues en furie.

Non loin de son séjour s’élève un vaste mont ;

Dans ses flancs déchirés un espace profond,

Contre les eaux du ciel, les vents et le tonnerre,

Présente au voyageur un abri tutélaire :

Du sein de cet abri sur l’immense océan

L’œil s’étend et se perd.... là s’élance Gusman,

Lorsque dans les vallons, les forêts, les nuages,

Fermente ce bruit sourd, précurseur des orages,

Et que, le front couvert d’un crêpe ensanglanté,

Le soleil jette à peine une pâle clarté.

D’abord le vent repose, et, sous un ciel tranquille,

Comme le vent repose une mer immobile ;

La terre épouvantée attend dans la stupeur.

« Je connais ce repos et ce calme trompeur,

Dit Gusman ; dans mon sein quand l’orage s’allume,

Et qu’un feu turbulent m’agite et me consume,

Hélas ! c’est au sortir d’une semblable paix

Que j’atteins quelquefois et ne fixe jamais ! »

 

 

    Bientôt l’autan fougueux siffle et tourmente l’onde.

L’océan révolté de sa prison profonde

S’élance et bat les monts.... le flot avec fracas

Des monts en reculant entraîne les éclats.

Au-dessus de l’abîme, une effroyable nue,

Grosse des feux du ciel, demeure suspendue ;

Elle s’ouvre, se ferme, et se rouvre soudain,

Cependant qu’à grand bruit s’échappant de son sein

Naît, s’efface, renaît une clarté livide.

L’onde roule embrasée ; une flamme liquide

Jaillit du sein des mers, retombe sur les mers ;

Un grondement terrible éclate dans les airs ;

Tout mugit : les rochers, les flots, les vents, la foudre,

Et le globe paraît près de tomber en poudre.

 

 

    De mouvements confus le jeune homme agité

Regarde avec terreur, avec avidité,

Et s’écrie, en voyant la foudre jaillissante,

Et les balancements de la mer blanchissante :

« Ciel, embrasé du feu que toi-même as couvé,

Et toi, fier élément contre toi soulevé,

Qui dévores ton sein et creuses tes rivages,

Vous êtes de mon cœur les vivantes images,

Quand, sous la main d’un Dieu qui toujours le poursuit,

Lui-même il se combat, s’épuise, se détruit ;

Et que les souvenirs de ma vertu passée,

Le regret d’une gloire à jamais éclipsée,

Le sombre désespoir, l’inflexible remords

De mon être vaincu brisent tous les ressorts. »

À ces cruels tableaux son âme se déchire.

Replié sur lui-même, il se tait, il soupire ;

Son bras est appuyé contre les flancs du mont ;

Sur son bras pesamment il incline son front,

Et les yeux abattus, la poitrine oppressée,

Il demeure absorbé dans sa triste pensée.

 

 

    Il n’entend plus les flots qui se heurtent au loin ;

Du choc des éléments il n’est plus le témoin ;

Et, comme ce rocher dont le flanc le protège,

Il reste indifférent au vain bruit qui l’assiège.

L’orage s’est jeté tout entier dans son cœur,

Et ce n’est plus dans l’air que tonne un Dieu vengeur.

 

 

    Lorsqu’enfin s’arrachant à cette léthargie,

Son âme, par degrés, reprend quelque énergie,

S’il voit étinceler au milieu d’un ciel pur

Le soleil replacé sur son trône d’azur,

Si de la vaste mer, dans son gouffre captive,

Les flots plus mollement se brisent sur la rive,

Il s’écrie : « Ô soleil, en vain de toutes parts

Autour de toi s’assemble un amas de brouillards.

Ils ont pu t’obscurcir et voiler ta lumière ;

Mais tu revêts ta gloire et ta beauté première,

Et bientôt, poursuivis des éclairs de tes yeux,

De leur aspect lugubre ils délivrent les cieux.

Mais moi, victime, hélas ! dévouée aux ténèbres,

Je reste enveloppé de nuages funèbres,

Et je ne connais plus l’éclat d’un jour serein.

L’autan, puissante mer, tyrannise ton sein,

Arrache de tes flancs tes ondes, ton arène ;

Mais bientôt ramenant le calme, en souveraine

Tu triomphes, ô mer ! et l’azur de tes flots

Se développe au loin dans un vaste repos....

Mais pour moi, du repos j’ai perdu l’espérance.

Le repos ! il n’est plus où n’est plus l’innocence. »

À ces mots, il s’éloigne avec de longs soupirs.

Mortel infortuné, dont les tristes plaisirs,

Trop souvent irritant le mal qui le consume,

Dans son cœur ulcéré tournent en amertume !

 

 

    Lorsqu’en nous du remords le souffle empoisonneur

Semble avoir desséché les sources du bonheur,

Pour consoler nos maux une voix nous appelle....

Douce religion, c’est ta voix maternelle.

Quand notre âme se ferme à tout espoir humain,

Tu viens en souriant, et, nous tendant la main,

Tu nous dis : « Ô mon fils, tu m’as abandonnée !

Mais, si tu te repens, ta faute est pardonnée.

Une mère pardonne à des enfants ingrats

Qui, touchés de regret, reviennent dans ses bras.

Reviens donc, et, pour prix de ton obéissance,

Je te rendrai, mon fils, la paix de l’innocence. »

 

 

    Heureux qui lui répond ! Heureux qui vient, en pleurs,

Au sein d’un Dieu clément détester ses erreurs,

Et dépouiller enfin sa robe d’injustice !

Alors, du repentir revêtant le cilice,

Il s’enivre à longs traits d’espérance et d’amour,

Et retrouve un bonheur qu’il croyait sans retour :

Comme un léger vaisseau qui, battu des orages,

Sur une mer perfide et féconde en naufrages,

Contre les vents, les flots, la fatigue et la mort,

Ne retrouve d’abri qu’en rentrant dans le port.

 

 

    Mais tel n’est pas Gusman.... dédaigneux, insensible,

À la religion il semble inaccessible ;

Et, dans son désespoir, ni ses mains, ni ses yeux,

Ni ses pensers secrets ne s’adressent aux cieux.

Même dans ses regards s’allume un feu sinistre,

S’il voit d’un Dieu d’amour le paisible ministre,

Ou les portes du temple et son dôme sacré,

Ou des enfants du Christ l’étendard révéré,

Et l’on ne sait alors s’il tremble ou s’il menace ;

On ne sait s’il frémit de terreur ou d’audace.

 

 

 

 

 

II

 

 

L’Assassinat.

 

 

 

    De son disque argenté la courrière des mois

Renouvelait l’éclat pour la dixième fois,

Depuis que, solitaire au fond des Asturies,

Gusman se repaissait de noires rêveries.

 

 

    Il pensait qu’ignoré d’un monde qu’il fuyait,

Oublié des humains comme il les oubliait,

Il ne devait du moins, au sein de sa retraite,

Rencontrer d’ennemi que sa douleur secrète.

Tel ne fut point l’arrêt du vengeur éternel.

Ce n’était point assez que ce grand criminel

Fût son propre bourreau, fût sa propre victime ;

Dieu, pour punir le crime, avait armé le crime.

 

 

    En proie à ses ennuis, Gusman s’était jeté

Dans les profonds détours d’un bois infréquenté ;

Et, mesurant sa marche à son inquiétude,

Il s’enfonçait au loin dans cette solitude.

Sous le ciel africain, tel un lion blessé

Roule des yeux de flamme, et, le crin hérissé,

Des sables dévorants traverse l’étendue ;

Pour secouer la flèche à son flanc suspendue,

Il bondit, il s’élance à pas précipités,

De sa queue ondoyante il se bat les côtés....

Mais la flèche demeure et le suit dans sa course.

Altéré, haletant, il appelle une source

Que le désert refuse à ses rugissements.

Tel, sans trouver de terme à ses cruels tourments

Sans pouvoir secouer le remords qui l’agite,

Dans l’épaisseur du bois Gusman se précipite.

Tout à coup deux brigands, deux lâches Sarrazins 1,

Font briller à ses yeux des poignards assassins :

Les Sarrazins alors occupaient l’Ibérie ;

Depuis que, trahissant son culte et sa patrie,

Oubliant qu’il était Espagnol et chrétien,

Et qu’avant d’être père il était citoyen,

Julien, pour venger l’honneur de sa famille,

Pour laver dans le sang l’affront fait à sa fille,

Frappa du même coup et peuple et souverain,

Et contre l’Espagnol déchaîna l’Africain 2.

Comme deux loups pressés d’une faim dévorante,

S’élancent, l’œil sanglant et la gueule béante,

Sur un taureau surpris loin du toit des bergers,

Tels fondent sur Gusman ces affreux étrangers.

Et tous deux, dans l’accès d’une sinistre joie :

« C’est lui.... le ciel enfin nous livre notre proie ;

Ô Mahomet, c’est lui ! frappons ! » Et de son flanc

Un poignard à ces mots fait ruisseler le sang.

Gusman frémit de rage, il s’indigne, il s’écrie,

Des mains du Sarrazin arrache avec furie

Cet instrument de mort que son sang a trempé ;

Et bientôt de ce fer l’un des brigands frappé,

Dans la poudre rougie en expirant s’agite ;

L’autre à son châtiment échappe par la fuite.

 

 

    Mais alors, épuisé de sang et de vigueur,

Gusman sentit le froid pénétrer dans son cœur.

Égaré dans ce bois, que résoudre, que faire ?

Comment sortira-t-il de ce lieu solitaire ?

Tantôt l’infortuné, d’un pas pénible et lent

Au travers des taillis se traîne tout sanglant,

Et d’un œil inquiet interroge sa route ;

D’autres fois il s’arrête, il appelle, il écoute....

Mais un plaintif écho répond seul à sa voix ;

Sa voix seule et l’écho troublent la paix du bois.

 

 

    Enfin désespéré, chancelant, hors d’haleine,

Il se jeta sans force à l’ombre d’un vieux chêne,

Et, fermant sa paupière aux clartés du soleil,

Il parut s’endormir de l’éternel sommeil.

 

 

 

 

 

III

 

 

La Maladie.

 

 

 

    Le jour baissait.... Fernand, sa fille bien-aimée,

Pour respirer du soir l’haleine parfumée,

Entraient dans la forêt si fatale à Gusman.

Ô surprise, ô terreur ! le jeune Castillan,

Pâle et de sang trempé, soudain frappe leur vue.

Ils reculent tremblants.... Cette image imprévue,

Ce sang, cette pâleur, ont glacé leurs esprits.

Entraînant son vieux père et poussant de grands cris,

Zulmé fuit ; mais bientôt une pitié soudaine

Dans son cœur généreux s’éveille et la ramène.

Peut-être il vit encore ! Elle approche, et sa main

Du jeune homme avec crainte ose toucher le sein.

 

 

     « Il respire, dit-elle, ô mon père ; il respire ;

Je le sens palpiter, je l’entends qui soupire ;

Il semble secouer le sommeil du tombeau.

Viens, mon père, viens donc.... il est jeune, il est beau !

Quoique mourant, vois-tu, la grâce anime encore

Ses traits que la douleur flétrit et décolore. »

– « Je veille près de lui, dit Fernand ; mais, toi, cours,

Va de quelques amis implorer le secours.

Peut-être, transporté jusqu’en notre chaumière,

Ma fille, il rouvrira ses yeux à la lumière. »

 

 

    Zulmé va du vieillard assembler les amis ;

L’infortuné jeune homme à leurs soins est commis ;

Ils marchent sous son poids, et leur main bienfaitrice

Le dépose au séjour de sa libératrice.

 

 

    La nuit fut inquiète ; accablé de ses maux,

Et passant tour à tour du froid et du repos

Aux transports redoublés d’une fièvre brûlante,

Gusman, dans cette nuit si pénible et si lente,

Sembla de la douleur parcourir les degrés ;

Cependant que Zulmé, les traits décolorés,

Tremblante, la pitié sur le visage empreinte,

Se livrant à l’espoir, se livrant à la crainte,

Prévenait ses désirs, épiait ses besoins,

Et d’un zèle touchant lui prodiguait les soins.

Telle veille une sœur auprès du lit d’un frère ;

Telle au chevet d’un fils veille une tendre mère.

L’aube à peine invitait la nature au réveil,

Qu’elle court sur les monts devancer le soleil,

Et, d’un art secourable invoquant les mystères,

Cueille ces végétaux dont les sucs salutaires

Dans un cœur défaillant rappellent la chaleur,

Et d’un flanc déchiré font sortir la douleur.

 

 

    Mais longtemps le succès trompa son espérance ;

Ou si, de la douleur trompant la violence,

Un breuvage au malade apportait le repos,

Bientôt il succombait à des tourments nouveaux ;

Bientôt aux maux du corps succédaient ceux de l’âme ;

Ses yeux étincelaient d’une sinistre flamme ;

Il semblait étouffer de funestes secrets ;

Un désespoir profond se peignait dans ses traits ;

Des soupirs prolongés s’échappaient de sa bouche,

Et seuls interrompaient un silence farouche.

Zulmé, pour apaiser le trouble de ses sens,

Souvent aux sons du luth mêle de doux accents :

 

 

 

                                1

 

        Les gazons de l’Andalousie

        Toujours se couronnent de fleurs ;

        Et chaque aurore de ses pleurs

        Les rafraîchit, les vivifie.

        Vainqueurs des vents et des hivers,

        Le haut palmier dans un bocage,

        Le sapin sur un mont sauvage,

        Balancent leurs fronts toujours verts.

    Et l’homme cependant, à la mélancolie,

        Qui le flétrit d’un souffle empoisonneur,

            Hélas ! abandonne une vie

                Faite, pour le bonheur !

 

 

 

                                2

 

        Sur la cime de la montagne

        Dont ses fleurs feront l’ornement,

        L’aloès croît paisiblement

        Sous les feux du soleil d’Espagne ;

        Jusqu’au jour où de ses épis

        Jaillira l’ardente parure ;

        Jusqu’au jour où sa chevelure

        Se couronnera de rubis.

    Et l’homme cependant, etc.

 

 

 

                                3

 

        Guadalquivir ! toi dont les ondes

        Coulent sous un ciel enchanté,

        Rien ne peut ternir la beauté

        Des campagnes que tu fécondes !...

        Sur ton rivage hospitalier,

        D’oiseaux une troupe légère,

        Aux soins, aux ennuis étrangère,

        Vole du myrte à l’olivier.

    Et l’homme cependant, etc.

 

 

 

                                4

 

        D’où vient le mal qui le dévore ?

        Ou prévoir, ou se souvenir ;

        Vivre déjà dans l’avenir,

        Ou dans le passé vivre encore ;

        Nourrir de noirs pressentiments,

        Ou de biens peut-être futiles

        Méditer les regrets stériles,

        Voilà ses éternels tourments !

    Et c’est ainsi que l’homme, à la mélancolie,

        Qui le flétrit d’un souffle empoisonneur,

            Hélas ! abandonne une vie

                Faite pour le bonheur.

 

 

 

                                5

 

        Eh ! sait-on si demain le Tage

        Doit réfléchir l’azur des cieux,

        Ou rouler des flots furieux

        Troublés par un subit orage ?

        Sait-on si le jour de demain

        Doit réfléchir l’ombre importune

        Des nuages de l’infortune,

        Ou l’éclat d’un bonheur soudain ?

    Homme, roi de ce monde, à la mélancolie,

        Qui te flétrit d’un souffle empoisonneur,

            Cesse de livrer une vie

                Faite pour le bonheur !

 

 

 

                                6

 

        Quand, au sein de la mer profonde

        Le Tage de ses vagues d’or

        A précipité le trésor,

        Il ne regrette pas son onde....

        Et souvent l’homme a regretté

        Un bonheur qu’on ne peut lui rendre,

        Et des jours qu’il ne peut reprendre

        Au gouffre de l’éternité....

    Homme, roi de ce monde, à la mélancolie

        Qui te flétrit d’un souffle empoisonneur,

            Cesse de livrer une vie

                Faite pour le bonheur 3 !

 

 

 

    Ainsi chante Zulmé ; sa voix harmonieuse

À charmer la douleur toujours ingénieuse,

Toujours choisit un air, un chant consolateur,

Par le cœur inspiré pour soulager le cœur.

Tels parfois, au moment où roule un sourd tonnerre,

Des zéphyrs passagers rafraîchissent la terre :

Par de noires vapeurs longtemps emprisonné

Le soleil reparaît de gloire couronné ;

La nature sourit d’espérance et de joie....

Mais tout à coup dans l’air, arrive, se déploie

De plus noires vapeurs le lugubre appareil,

Et les feux de l’éclair remplacent le soleil.

Tels, le luth qui frémit sous cette main légère,

Et cette voix qui semble à ce monde étrangère,

Un moment du jeune homme éclaircissent les traits,

Dans la nuit de son front brille un rayon de paix.

Mais bientôt ce rayon s’éteint.... et son visage

Se couvre de nouveau d’un orageux nuage.

 

 

     « Mon fils, disait Fernand, quels sont donc tes malheurs ?

Dans le sein de ton hôte épanche tes douleurs.

Parle ; un chagrin secret lentement nous consume ;

Celui que l’on confie en a moins d’amertume.

Veux-tu, mourant, hélas ! à la fleur de tes jours,

Que la tristesse encore en abrège le cours ?

Ah ! de ce front voilé de nuages funèbres,

Que la voix d’un vieillard dissipe les ténèbres !

La vieillesse, mon fils, a de ces mots puissants

Qui rendent au jeune âge et le calme des sens,

Et la force de vaincre un désespoir extrême,

Et, le plus grand des biens, l’estime de soi-même.

Dis-nous aussi comment un cruel assassin

D’un poignard, en ce bois, t’a déchiré le sein.

Est-ce un affreux sicaire affamé de carnage ?

Est-ce quelque ennemi, vengeur de quelque outrage ? »

– « Celui qui m’a frappé, lui répondait Gusman,

C’est un lâche étranger, un vil mahométan ;

Je ne sais rien de plus.... Par quel instinct bizarre

Ai-je donc repoussé l’attaque du barbare ?

Des malheureux humains voilà quel est le sort :

De détester la vie et de craindre la mort.

Et vous, fille charmante et vénérable père,

Pourquoi donc par vos soins prolonger ma misère ?

Que ne me laissiez-vous expirer sans secours,

Et de mon corps sanglant repaître les vautours ?

Vivant, un ver caché me dévore sans cesse,

Un serpent ennemi de ses replis me presse.

Et, pour comble de maux, je n’ose, je ne puis

De ce cœur ténébreux révéler les ennuis.

Je les dois dévorer ! Puisse une nuit profonde

Vous en cacher la source, et la cacher au monde ! »

 

 

 

 

 

 

 

CHANT DEUXIÈME.

 

–––––––

 

 

 

I

 

 

La Prière.

 

 

 

     « Eh quoi ! jeune inconnu, lui dit un jour Zulmé,

N’as-tu donc, ici-bas, rien dont tu sois aimé ?

N’est-il aucun lien qui t’attache à la vie ?

N’as-tu pas une mère, une sœur, une amie,

Un père ? – Jeune fille, ah ! par pitié, tais-toi !

Que tu me fais de mal ! Un père ? Hélas ! sans moi,

Mon père, couronné d’une gloire immortelle,

Illustrait une vie aujourd’hui criminelle.

Une amie ? Eh ! dis-moi, qui voudrait de ce cœur ?

Ce cœur est un enfer. Une mère ? Une sœur ?

Pour venger et ma mère et ma sœur outragées,

Il fallait un grand crime.... et je les ai vengées !...

Plût au ciel que, sorti du sang de vils aïeux,

Je n’eusse été qu’un lâche, aussi méprisé qu’eux ! »

– « Eh bien, détache-toi de ce séjour des hommes,

Élève-toi plus haut que ce monde où nous sommes,

Puisque rien ici-bas dans ta sombre langueur

Ne saurait ni charmer ni distraire ton cœur.

Cherche un refuge au ciel ; c’est le seul qui te reste ;

Tu ne dois pas douter de la bonté céleste....

Quand rien ne sourit plus aux malheureux mortels,

Dieu leur ouvre son sein et ses bras paternels.

Veux-tu prier ensemble ? – Ô vierge ravissante !

Veux-tu donc que, mêlant à ta voix innocente

De ma coupable voix les accents odieux,

J’appelle sur ton front la colère des cieux,

Et que bientôt sur toi, comme sur ma complice,

La foudre vengeresse en éclats rejaillisse ?

Moi, prier ! et pourquoi ? quelque chose me dit

Que la terre et le ciel dès longtemps m’ont maudit.

Le crime, penses-tu, trouverait exorable

Un Dieu que la vertu souvent trouve implacable !

Dis-moi ce qu’à ce Dieu j’oserais demander ?

Le pardon de mon crime ? Eh ! peut-il m’accorder

Un pardon que mon cœur à jamais me refuse ?

Crois-moi, de ta candeur l’ignorance t’abuse.

Toi dont la voix touchante et les pieux accents

Montent jusqu’à son trône, aussi purs que l’encens,

Tu penses que ce Dieu qui t’écoute et qui t’aime,

Est pour tous les humains ce qu’il est pour toi-même ? »

– « S’il m’aime, dit Zulmé, s’il exauce mes vœux,

Peux-tu douter encor, qu’invoqué par tous deux

Il n’abaisse sur nous un regard d’indulgence ?

La justice, Gusman, c’est souvent la clémence.

Par un vrai repentir ton crime est effacé,

Et tes remords présents te lavent du passé.

Va, prions. » Et déjà la vierge d’Asturie

Au pied d’un crucifix et s’agenouille et prie.

 

 

     « Seigneur, un malheureux qui pécha contre toi,

Palpitant de regret, de souffrance et d’effroi,

Ose implorer ici ta bonté souveraine.

Toi qui de nos forfaits voulus porter la peine,

Qui des cieux chaque jour descends sur nos autels,

Et meurs pour expier les crimes des mortels,

Ce pécheur, tout couvert de ton sang adorable,

Doit-il ne voir en toi qu’un juge inexorable ?

Non, tu prendras pitié de lui, de moi, Seigneur !...

Ou bien si ses remords, son âge, ma douleur,

Si rien ne te fléchit, s’il faut une victime,

En me frappant moi-même, absous-le de son crime !

Si je devais compter quelques jours fortunés,

Qu’ils soient à lui, ces jours qui m’étaient destinés !...

Et je saurai pour lui souffrir, pour lui me taire,

Et de tes saints décrets adorer le mystère. »

– « Arrête, dit Gusman, je ne puis ni ne doi

Me joindre au vœu touchant que tu formes pour moi.

Dieu ! ne l’exauce pas !... que plutôt sur ma tête

De toute ta colère éclate la tempête !

Que, semblable à Caïn, et portant sur mon front

D’un signe accusateur l’ineffaçable affront,

Je promène partout ma course vagabonde,

Et, partout reconnu, j’épouvante le monde !...

J’ai prié. – Qu’as-tu fait ? Grand Dieu, qu’ai-je entendu ?

Reprit Zulmé. – Qui ? moi ? j’ai fait ce que j’ai dû.

Ma voix ne devait pas se plier à la tienne ;

L’innocence a sa langue, et le crime la sienne ! »

 

 

 

 

 

II

 

 

L’Amour.

 

 

 

    Il s’accusait en vain.... Des poisons de l’amour,

Ton cœur, pauvre Zulmé, se nourrit chaque jour.

 

 

     « Hélas, dit-elle, en vain je me le dissimule ;

Pour ce jeune inconnu je languis et je brûle.

Quel est-il ? je ne sais. Quel crime a-t-il commis ?

Je l’ignore.... Du moins, les destins ennemis,

Par un cruel caprice, aux désordres du crime

N’ont jamais asservi d’âme plus magnanime.

J’en crois ce repentir, que de vils scélérats

Étoufferaient sans peine ou ne connaîtraient pas !

Qui sait même, après tout, si, pour lui trop sévère,

Il ne s’accuse pas d’une faute légère,

Et s’il n’appelle pas exécrable forfait

Une erreur que peut-être on lui pardonnerait ?

Que dis-je ? on lui pardonne.... en s’accusant lui-même,

Ne commande-t-il pas qu’on l’excuse et qu’on l’aime ?

 

 

     « Cependant, ces regards distraits et soucieux,

Ces mots entrecoupés, sombres, mystérieux,

Qui semblent, malgré lui, s’échapper de sa bouche ;

Ces rides du remords et ce sourcil farouche !...

Ah ! je dois soupçonner d’effroyables secrets.

Mais pourquoi ? La douleur a ravagé ses traits.

Peut-être, cher Gusman, mon injuste ignorance

Croit trouver le remords où n’est que la souffrance.

Non ! Je ne croirai pas que le cœur de Zulmé

Pour un vil criminel se puisse être enflammé ;

Non ! dans mes sens émus s’il jette tant d’ivresse,

C’est qu’il est digne aussi de toute ma tendresse. »

Elle dit, et déjà la raison, la pudeur,

Combattent faiblement une funeste ardeur.

Déjà, s’affranchissant de ses alarmes vaines,

Elle-même nourrit sa flamme dans ses veines ;

Elle aime et veut aimer ; et ce cœur ingénu

Prend un plaisir secret à ce trouble inconnu.

 

 

    Ainsi quand d’un brigand la main dévastatrice

Jette une torche ardente au sein d’un édifice,

D’abord le toit résiste, et l’aquilon fougueux,

Loin de les irriter, semble éteindre les feux.

Mais bientôt l’incendie en sifflant se déploie,

De ses ailes de flamme enveloppe sa proie,

Monte, descend, remonte, et roule en tourbillons,

Dévore les lambris, les dais, les pavillons ;

Tout ce qui l’étouffait alimente sa rage,

Et le vent en furie augmente le ravage.

 

 

    Tel est des passions le pouvoir entraînant ;

Tel l’amour a dompté la fille de Fernand.

Mais aussi pour l’amour les grâces l’ont formée.

Comment ne pas aimer, faite pour être aimée ?

 

 

    L’air autour de Zulmé semble plus frais, plus pur,

Et du ciel en ses yeux se réfléchit l’azur :

Oui, le ciel tout entier dans ses regards respire,

Et leur charme touchant ne saurait se décrire.

Moins suave sans doute était ce doux rayon

Dont Phébé caressait le bel Endymion.

Son souffle est le parfum de la rose nouvelle,

Que le zéphyr a craint de froisser de son aile ;

Sa voix ressemble aux tons purs et mélodieux

De l’oiseau du matin qui chante dans les cieux ;

D’innocence et de grâce ineffable mélange,

Son sourire est celui du mystérieux ange

Qui dans le sein de Dieu conduit l’homme de bien,

Dont il vient de briser le terrestre lien.

 

 

    Quand ses traits sont voilés par la mélancolie

On dirait que du sein de l’éternelle vie,

Un fantôme divin vient répandre des pleurs

Sur ce malheureux monde, abîme de douleurs,

Où, comme les mortels, il habitait naguère,

Et qui retient encore ou sa sœur ou sa mère.

 

 

 

    Oh ! qui par tant d’attraits n’aurait été séduit ?

Gusman ne le fut pas !... De cette affreuse nuit,

Qui toujours sur son âme étend ses voiles sombres

La flamme de l’amour ne chasse point les ombres,

Gusman m’aimera plus.... Par les remords usé,

Du sentiment en lui le ressort s’est brisé.

 

 

    Malheur aux criminels ! L’ennui, l’indifférence,

Un cœur plein de regrets et vide d’espérance,

Qui, ne s’abandonnant qu’à de vagues terreurs,

Des songes les plus doux repousse les erreurs ;

Quel partage funeste ! Et c’est à ce supplice

Que les livre ici-bas la céleste justice !

Vainement la beauté sourit à leur chagrin ;

Il leur faut sans amour dévorer leur destin.

Des doux rêves d’amour l’ivresse est remplacée

Par un seul sentiment, une seule pensée,

Le remords, le remords, et toujours le remord !

Comme on voit dans les champs, consacrés à la mort,

Veiller seul cet oiseau qui préside aux ténèbres ;

Ainsi, se balançant sur ses ailes funèbres,

Le remords plane seul au sein de ce désert,

De ce chaos, où l’âme et se cherche et se perd.

 

 

    Hélas ! tel est, Gusman, ta triste destinée.

Tu le sais, et tu plains la vierge infortunée

Qui, près de toi, se livre aux rêves d’un amour

Que ta froideur ne peut payer d’aucun retour.

« Oh ! si j’ai pénétré ta funeste pensée,

Lui dit-il ; oh ! prends garde !... Une flamme insensée

Souvent, jusqu’à sa source, a tari le bonheur.

Dans nos veines souvent un philtre empoisonneur

A fait couler la mort en promettant la vie.

Des erreurs de l’amour il faut qu’on se défie

Zulmé n’est pas, je crois, faite pour un refus ;

Et pourtant, je le sens, Gusman n’aimera plus.

Si je pouvais encor m’ouvrir à la tendresse,

Ce serait pour toi seule, ô vierge enchanteresse !

Mais mon œil, sans transport, contemple tes appas.

Mets ta main sur ce cœur.... Il ne palpite pas. »

 

 

    Ainsi parlait Gusman, c’était dans un bocage,

Sous un beau ciel, au sein d’un riant paysage.

Du lit où la douleur le tenait attaché,

Pour la première fois il s’était arraché,

Pour venir, sous un dais de fleurs et de verdure,

Respirer du printemps l’haleine douce et pure.

Le beau soleil de mai de ses jeunes rayons

Ranimait la prairie, échauffait les sillons ;

Les habitants de l’air, ces dieux de l’harmonie,

Saluaient de leurs chants le père de la vie ;

De suaves vapeurs l’air était parfumé.

 

 

     « Cher Gusman, répondit la naïve Zulmé,

J’aurais voulu me taire. Il n’est plus temps. Je t’aime !

Ah ! puis-je, sans rougir, te le dire à toi-même ?

Oui, je t’aime ! Et sans toi rien ne pourra charmer

Celle qui, malgré toi, prend plaisir à t’aimer.

Malgré toi !... Tu veux donc qu’à périr condamnée,

Je sois comme la fleur que les vents ont fanée.

Tu veux que de ton front s’étende la pâleur

Sur mon front à son tour creusé par la douleur !

 

 

     « Eh bien, que la douleur nous devienne commune.

Ce sont des nœuds puissants que ceux de l’infortune ;

Tu m’aimeras peut-être en me voyant souffrir.

Mais non ! ! Toi tu revis, et moi ; je vais mourir !

C’est pour me la céder, que tu quittes la couche

Où des cris de douleur s’échappaient de ta bouche.

Veilleras-tu du moins, mon Gusman, près de moi ?

Feras-tu pour Zulmé ce qu’elle a fait pour toi ?

Par de tendres secours me feras-tu revivre ?

 

 

    – « Oui, peut-être ! Ô Gusman ! quel doux espoir m’enivre !

Écoute-moi.... Vois-tu s’enchaîner ici-bas

Le trépas à la vie, et la vie au trépas ?

Tout commence et tout cesse, ou prend une autre face,

Brille pour s’effacer, ou pour briller s’efface.

Hélas ! je ressemblais à l’une de ces fleurs

Que tu vois déployer l’émail de leurs couleurs,

Et bientôt je serai la feuille desséchée

D’une tige riante en naissant arrachée.

 

 

     « Mais toi !... Sans la froideur qui se peint sur tes traits,

C’est à cette nature éclatante d’attraits

Que j’aurais comparé ta beauté renaissante.

Qu’elle est riche, en effet ! Quelle est éblouissante,

Cette nature ! Eh bien, tous ces trésors divers,

Dans son sein maternel cachés par les hivers,

N’ont-ils pas attendu que la terre féconde

Se rouvrît pour l’amour et l’ornement du monde ?

Ainsi Dieu l’a voulu. Le temps ne fait qu’un pas,

Tout change ; voudrais-tu, toi seul, ne changer pas ?

Va, tu n’es point cruel ! De mes larmes peut-être

Tu ne te plairas pas toujours à te repaître,

Et secouant enfin le poids de ta langueur,

Tu te réveilleras dans toute ta vigueur. »

 

 

    – « Hélas, reprit Gusman, combien je plains ta peine !

Ce n’est donc pas toujours le mépris ou la haine

Que le crime ici-bas inspire à la vertu !

Mais tu m’aimes en vain. – Tout change, me dis-tu ?

La nature revit ; tu revivras comme elle.

– Mais le germe fécond d’une vie immortelle

À ses flancs engourdis demeurait attaché....

Du sentiment en moi le germe est desséché. »

 

    – « Ainsi, lui dit Zulmé, ta triste indifférence

Ne veut plus savourer de pure jouissance !

Et comme un malheureux qui, jeté dans les fers,

Habite un noir cachot, creusé près des enfers,

Où jamais du soleil ne pénètre la flamme,

Tu n’habiteras plus que la nuit de ton âme !

Mais, dis-moi, cet éclat de la verte saison,

Ce vent doux et léger, ce ciel pur, ce gazon,

Vêtement gracieux du sol qui le fit naître ;

Ces vallons embaumés, et ce coteau champêtre

Que dore le genêt de ses brillants rameaux ;

Ces pâles peupliers, qui, sur le bord des eaux,

Frémissent, balançant leur verdure argentée ;

Le lierre qui revêt cette grotte enchantée,

Ces riants orangers, toujours dans leur fraîcheur,

Et mêlant l’or du fruit à l’argent de la fleur ;

Ces troupeaux que tu vois joyeux dans la prairie ;

Tout cela n’est donc rien pour ton âme flétrie ! »

 

 

    – « Je n’aime, dit Gusman, que de sombres tableaux,

Et le reste me semble insulter à mes maux.

J’aime en ses derniers jours la triste et pâle automne.

Oui, ces fleurs sans éclat dont elle se couronne,

Ces feuillages jaunis et sur la terre épars,

Ce ciel enveloppé par d’humides brouillards,

Des pluvieux autans ce sourd et long murmure,

Ce soleil pâlissant, ce deuil de la nature,

Bien plus que le printemps plaisent à mon chagrin. »

 

 

    – « Eh bien, reprit Zulmé, tu m’aimeras enfin ;

Bientôt tu me verras semblable à cette automne,

Que couvre la pâleur, que le deuil environne. »

 

 

    – « Ainsi, dit le jeune homme, enchaîné dans le mal,

À tout ce qui m’approche, hélas ! je suis fatal !

Je sème autour de moi le trouble qui m’agite ;

L’effroi, le désespoir se traînent à ma suite....

De forfaits, de malheurs artisan éternel,

Après m’être vengé du crime en criminel,

Il me faut aujourd’hui par ma seule présence,

Comme un affreux bourreau, tourmenter l’innocence !

Mais quoi ! ne puis-je pas en des déserts lointains

Seul avec mes ennuis vivre loin des humains,

Seul assouvir ce ciel affamé de sa proie ?

Du moins, fuyons des lieux d’où j’ai banni la joie.

Ne te souviens surtout, malheureuse Zulmé,

Ni de m’avoir connu, ni de m’avoir aimé.

Adieu, Zulmé ! – Qu’entends-je ? ô cher Gusman, demeure.

Oh ! ce n’est plus sur moi, c’est sur toi que je pleure,

Dit Zulmé. Veux-tu donc t’exposer à la mort ?

Veux-tu donc, ne traînant tes pas qu’avec effort,

Tout pâle de souffrance, et respirant à peine,

Affronter les hasards d’une course incertaine,

De périls en périls promener tes destins,

T’offrir encor peut-être au fer des assassins ?

Vois-tu comme je tremble ?... Allons, viens chez mon père. »

 

 

    Elle dit, et Gusman qu’entraîne sa prière,

À son affliction craint de l’abandonner,

Et près du vieux Fernand se laisse ramener,

Mais dévoré de soins, troublé, l’âme oppressée,

Et d’un départ prochain méditant la pensée.

 

 

    Qu’ils étaient loin de lui, ces fortunés moments

Où son âme s’ouvrait aux plus doux sentiments ;

Où les illusions, dans une coupe amie,

Lui versaient à flots purs tout le miel de la vie !

Où dans Tolède, alors séjour des voluptés 4,

Ses yeux sur un essaim d’attrayantes beautés

Se fixaient pleins d’ivresse, erraient avec délices,

Du bonheur à longs traits savouraient les prémices,

Et quelquefois aussi, dans un cœur ingénu

Surprenaient un transport, un désir inconnu !

Alors, pour mériter le précieux suffrage

D’un sexe qui chérit l’honneur et le courage,

Il remplissait les jeux, les fêtes, les tournois,

De l’éclat de son nom, du bruit de ses exploits ;

Ou courait, désireux de joutes plus terribles,

Cueillir dans les combats des palmes plus pénibles,

Et bientôt revenait, aux pieds de la beauté,

Tout poudreux, déposer son glaive ensanglanté.

 

 

    Plein du besoin d’aimer, aussi naïf que tendre,

Son cœur cherchait un cœur qui le voulût comprendre.

Aux plus nobles amours ce temple consacré

Ne demandait qu’un Dieu digne d’être adoré.

Gusman ! C’était Zulmé qu’il te fallait connaître.

Alors vos sentiments, vos besoins, tout votre être,

Dans un seul sentiment se seraient confondus,

Alors vos jeunes cœurs se seraient entendus !

Peut-être que Gusman n’eût pas connu le crime ;

Peut-être que l’honneur, sur le bord de l’abîme,

Par la voix de Zulmé soudain l’eût arrêté,

Et sous le joug du bien sans effort rejeté !

Quelle âme n’a senti par quelle sympathie

Le véritable amour à la vertu se lie,

Comme il agrandit l’homme, et de ses chastes feux

Épure tout penchant qui n’est pas vertueux ?

Il faut, pour bien aimer, qu’on s’estime soi-même,

N’avoir point à rougir devant l’objet qu’on aime ;

Et tous deux, dans le bien marchant d’un pas rival,

Craindre jusqu’au penser, jusqu’à l’ombre du mal.

S’il eût aimé Zulmé, de la vertu, sans doute,

Gusman n’eût pas quitté la difficile route ;

Coupable maintenant, et chargé de remords,

Il ferait pour aimer de stériles efforts.

Il ne veut pas du moins nourrir par sa présence

Dans une âme trop tendre une vaine espérance.

 

 

 

 

 

III

 

 

Révélation.

 

 

 

    Il avertit enfin Fernand de son départ.

« Jeune homme, attends au moins, lui répond le vieillard,

Attends que la vigueur en tes membres renaisse.

Pars alors ! tu le peux.... Mais que, si la tristesse

De ton printemps encore empoisonnait le cours,

L’honneur et la vertu deviennent ton recours !

Va servir ton pays.... Grâce aux complots d’un traître,

L’Espagne, tu le sais, a fléchi sous un maître ;

Mais déjà, pour briser le joug de l’oppresseur,

Chaque jour à l’Espagne enfante un défenseur.

Voudrais-tu donc, mon fils, rester seul en arrière ?

Il faut, il faut marcher sous la même bannière,

Et, toujours attentif à la voix du devoir,

À force de vertu vaincre ton désespoir !

 

 

     « Oh ! que ne suis-je encore à la fleur de mon âge !

Que ma force n’est-elle égale à mon courage !

Hélas ! le glaive pèse à ma débile main,

Et les ans de l’honneur me ferment le chemin !

Bientôt vous m’eussiez vu, si je pouvais revivre,

Vengeurs de mon pays, vous guider ou vous suivre ;

Bientôt, de leurs succès et de leurs attentats

J’eusse demandé compte à ces vils apostats,

Qui, trahissant leur foi, leur culte, leur patrie,

À des Mahométans ont vendu l’Ibérie.

C’est dans leur sein, plutôt qu’au sein de l’étranger,

Jeune homme, que ce bras eût voulu se plonger !

 

 

     « Que, fumantes de sang, nos villes et nos plaines

Se hérissent au loin de piques africaines ;

Que l’Arabe triomphe, et que ses étendards

De leur aspect nouveau flétrissent nos remparts ;

Qu’il sème la terreur, le deuil, les funérailles ;

Qu’il règne !... C’est un droit que donnent les batailles.

Si le vrai citoyen s’en indigne en son cœur,

C’est sans mépris du moins qu’il maudit son vainqueur.

 

 

     « Mais opprobre éternel à l’exécrable traître

Armé pour déchirer le sein qui l’a fait naître,

Et qui, sacrifiant l’honneur et ses serments

À son ambition ou ses ressentiments,

Lui-même sert de guide aux bandes étrangères,

Nage avec volupté dans le sang de ses frères,

Et croit ensevelir l’horreur d’un nom maudit

Sous les débris fumants du pays qu’il vendit !...

Ah ! périsse ce monstre ! » Il achevait à peine....

D’où vient, Gusman, d’où vient qu’une pâleur soudaine

À ces mots a paru s’étendre sur ton front ?

Pourquoi ce tremblement et ce soupir profond

Qui vient de soulever ta poitrine gonflée ?

De ton sein oppressé sourdement exhalée,

Quelle plaintive voix a trahi tes douleurs ?

Dans tes yeux obscurcis j’ai vu rouler des pleurs....

Gémis-tu sur les maux de la triste Ibérie,

Et sens-tu dans ton âme échauffée, attendrie,

La honte d’être encor trop loin de ses tyrans,

L’impatient désir d’approcher de leurs rangs,

Et d’approcher aussi, mais de plus près encore,

De ces hommes sans foi que la patrie abhorre,

Pires que les tyrans qui les ont achetés,

De leurs acheteurs même en secret détestés ?

Ah pour venger l’Espagne, il ne faut point de larmes,

Point de soupirs ; il faut de l’audace et des armes !

Il faut du sang ! Le sang du More et du chrétien,

Des vaincus, des vainqueurs et peut-être le tien !

Tu sauras le verser.... Mais quoi ! sur son visage

Se peint l’accablement et non pas le courage ;

Je lis le désespoir en ses regards troublés.

Ah ! sans doute ses maux se sont renouvelés ;

La fatigue du jour a rouvert sa blessure....

Mais la nuit calmera les tourments qu’il endure....

Que dis-je ? Ce n’est pas la souffrance du corps,

C’est le déchirement de l’éternel remords,

Qu’exprime de ses traits l’abattement farouche.

Longtemps il attendra le repos dans sa couche ;

Mais toujours répétant ces redoutables mots,

Une voix lui crîra : Pour toi point de repos !

 

 

    À l’heure du sommeil, des songes d’espérance

L’essaim riant voltige autour de l’innocence,

Et, loin d’elle chassant les terreurs de la nuit,

Environne sa couche et la berce sans bruit ;

Tandis que le remords, d’un bras inexorable,

Secoue incessamment la couche du coupable,

Se jette sur son sein, le presse de son poids,

De fantômes trompeurs l’épouvante cent fois.

 

 

    C’était l’heure où, roulant dans la céleste voûte

Les astres achevaient la moitié de leur route.

Gusman veillait encore, implorant un repos

Que son cœur et le ciel refusaient à ses maux.

Dans un profond silence, auprès de ce qu’elle aime,

Avec le vieux Fernand Zulmé veillait de même.

Quel sinistre tableau devait les alarmer !

De Gusman tout à coup l’œil semble se fermer.

Sa tête est inclinée.... Il s’endort, il sommeille ;

Mais d’un sommeil cent fois plus affreux que la veille.

Tout ne dort pas en lui. Regardez, frémissez !

Ses cheveux sur son front d’horreur se sont dressés.

Il s’agite, il se lève ; et sa bouche écumante

S’ouvre et vomit des mots qui glacent d’épouvante :

 

 

     « Le sang rougit encor mes vêtements.... mes bras....

D’où vient ce sang ? Pourquoi ne s’efface-t-il pas ?...

La trace de ce sang doit-elle être éternelle ?...

Partout autour de moi le sang aussi ruisselle ;

Du sang partout !... Cachez, cachez à mes regards

Ces blessés !... ces mourants !... tous ces guerriers épars !

Dans les champs de Xérès abattus par le glaive !...

Mais du sein de la poudre un guerrier se soulève.

Ah ! je te reconnais !... C’est Rodrigue, mon roi.... 5

Tous mes sens à sa vue ont tressailli d’effroi.

Que dit-il ? Il m’appelle apostat et parjure ;

Et vers moi s’élançant avec un long murmure

Les ombres de Xérès m’accusent comme lui !

Tous les morts contre moi conspirent aujourd’hui !

Salut, me disent-ils, assassin des Ibères !

Bois notre sang, bourreau ! Bois le sang de tes frères !

Ah ! j’invoque ce titre, ô mes frères, pardon !

Loin de moi vos serpents, vos fouets vengeurs ! – Non, non,

Point de pardon.... Jamais ! – Oh ! ma seule espérance,

Mon père ! Où donc es-tu ? qu’en ton sein je m’élance !...

Hélas ! mon père aussi s’acharne contre moi !

Si je suis criminel, dit-il, c’est grâce à toi,

Mon fils !... Voilà ta mère et ta sœur.... je vous laisse

Tous trois vous prodiguer vos marques de tendresse.

Dieu ! ma mère et ma sœur !... et leur funeste voix

Me demande du sang !... une seconde fois !...

Cruelles, loin d’ici ? J’ai vengé votre outrage,

Vous ne vous plaindrez pas, je crois, de mon courage....

Courage affreux ! Par qui je profane en un jour

Tout ce qu’on environne et de culte et d’amour. »

 

 

 

 

 

 

 

CHANT TROISIÈME.

 

–––––––

 

 

 

I

 

 

Le Citoyen. – Le Traître.

 

 

 

    Ainsi, Gusman, ton crime a parlé par ta bouche,

Et l’on s’explique enfin ton désespoir farouche.

Prends garde, infortuné, prends garde maintenant

De rencontrer les yeux du généreux Fernand !

Tu n’y verrais qu’horreur et mépris et colère.

En vain Zulmé redit sans cesse à son vieux père

Que, si tu t’éloignas du sentier de l’honneur,

Ce fut par trop d’amour pour ta mère et ta sœur ;

Qu’un excès de vertu t’entraîna dans le crime,

Que tu pus croire alors ton forfait légitime ;

Qu’aujourd’hui ta douleur, ta honte, tes remords,

De ce moment fatal ont effacé les torts.

Indigné, le vieillard au pardon se refuse.

Aux yeux du citoyen le traître est sans excuse.

 

 

    Ah ! c’est que la patrie est un objet sacré 6,

Qui de tous les humains veut être révéré ;

Plus auguste, plus saint qu’un père, qu’une mère,

Plus digne de respect, moins digne de colère.

Elle commande ; on doit immoler aussitôt

Ses plus chers intérêts, sa gloire, s’il le faut.

Elle s’irrite ; on doit lui céder en silence,

Et d’une voix modeste implorant sa clémence,

Plus humble, plus soumis, tomber à ses genoux

Qu’aux genoux d’une mère, ou d’un père en courroux.

 

 

    Quel enfant, égaré par une aveugle rage,

Dans le sang paternel laverait un outrage ?

À l’abri d’un grand titre et d’un nom respecté,

Le père ne craint pas un enfant irrité.

Quel citoyen peut donc, sans un crime exécrable,

Violer le serment le plus inviolable,

Et, d’un courage atroce épouvantant les cieux,

Porter sur la patrie un bras audacieux ?

Qu’il pense avoir reçu je ne sais quelle injure,

A-t-il acquis par là le droit d’être parjure ?

Combien était plus grand ce héros d’autrefois,

Dont la haine et l’envie accueillaient les exploits,

Et qui pourtant des siens oublia l’injustice,

D’un exil outrageux accepta le supplice,

Et conjura les dieux de ne permettre pas

Que jamais la patrie eût besoin de son bras !

De l’état envers nous quelle que soit l’offense,

Consultons le devoir, et non pas la vengeance.

Nos affronts sont vengés, quand le droit est pour nous.

 

 

    Ainsi pense Fernand, et son juste courroux

Par des mots foudroyants contre Gusman s’exhale :

« Jeune homme, d’un vieillard la colère est fatale.

Malheur à toi ! Fuis, fuis, ou tremble que ma voix

N’appelle sur ton front tous les maux à la fois !...

Me dirais-tu pourquoi, lorsque je t’envisage,

Je frémis de terreur, et de honte et de rage ?

Malheureux ! ton aspect profane ce séjour.

Je ne sais.... mais depuis le trop funeste jour

Où tu vins outrager ces lieux de ta présence,

Ils ont perdu, je crois, leur parfum d’innocence.

« Ils ont pris je ne sais quelle odeur de forfaits ;

L’air qui nous environne est moins pur et moins frais !

Ne suis-je pas moi-même un parjure, un impie,

Depuis que ma pitié t’a conservé la vie ;

Depuis que sans pudeur l’infâme trahison

Pour asile a choisi ma paisible maison ? »

– « Est-ce ta voix, mon Dieu ? Mon Dieu, sois exorable ! »

Murmura le jeune homme. « Et quel dieu, misérable ?

Le dieu des Musulmans ? mais il n’est pas le tien.

Le dieu des Espagnols ? mais tu n’es plus chrétien.

Ta voix l’insulterait ; tais-toi. Le sacrilège

D’invoquer ce grand nom n’a plus le privilège. »

 

 

    Il disait ; et sa fille, à ces terribles mots,

Poussait péniblement de douloureux sanglots,

Et jetait sur son père un regard plein de charmes,

Et s’efforçait, mêlant un sourire à ses larmes,

D’adoucir le courroux du sévère vieillard.

Épouvanté, Gusman se tenait à l’écart,

Semblable au voyageur, lorsque sur son passage

S’élance tout à coup quelque monstre sauvage,

Un tigre, une panthère, un lion rugissant,

Un serpent tortueux qui siffle en se dressant,

Ou lorsqu’il voit le ciel, aux clartés du tonnerre,

S’ouvrir, et près de lui descendre sur la terre.

 

 

 

 

 

                               II

 

 

                          Pélage 7.

 

 

 

    Mais un bruit de chevaux, entremêlé de cris,

De cette sombre scène a distrait les esprits ;

Et tandis qu’immobile et palpitant de crainte

Gusman baisse des yeux où la honte est empreinte,

Un brillant cavalier s’approche ; des guerriers

Pressent autour de lui leurs fougueux destriers.

Quoique déjà flétri par les rides de l’âge,

Une jeune valeur brille sur son visage,

Et du feu des combats son œil est embrasé.

Ses traits brunis, son front pâle et cicatrisé,

Des foudres de la guerre ont conservé la trace,

Et respirent l’honneur, le courage et l’audace.

Il est du sang des rois. Ce prince valeureux

Recueillant de Xérès les débris malheureux,

A juré de venger l’honneur de sa patrie,

A transporté l’Espagne au fond de l’Asturie,

Et là, parmi les bois, les rochers, les torrents,

Il affronte, combat et défait les tyrans.

 

 

    Au-devant des guerriers Fernand se précipite,

Mais s’arrête bientôt pour contempler l’élite

De hardis montagnards accourus auprès d’eux,

Et confondant ainsi leur langage et leurs vœux :

« Vivent les défenseurs, les héros de l’Espagne !

Qu’un ange du Seigneur toujours les accompagne !

Pélage de l’Espagne est la gloire et l’appui !

Il faut nous armer tous, et tous autour de lui

Serrer nos rangs ! Honneur, honneur au grand Pélage !

Qu’il nous guide ! La mort plutôt que l’esclavage !

La mort !... pour nos tyrans ! – Mes enfants, mes amis,

C’est par de tels élans que l’on sauve un pays,

Dit Pélage ; le soin de venger la patrie,

Oh ! je l’accepte ! à vous mon cœur, mon sang, ma vie !

– Comme à toi notre cœur, notre sang, notre bras,

Prince !... nous te suivrons partout où tu voudras »,

Dit un vieux montagnard. – Guerre, guerre et vengeance,

Reprend Pélage, guerre à cette affreuse engeance,

À ce ramas impur de hideux ennemis

Que l’Afrique et l’enfer sur l’Espagne ont vomis !

 

 

     « Il n’est plus de refuge à la liberté sainte

Que ces monts et nos cœurs.... or, cette double enceinte,

On ne la forcera, que quand nos cœurs glacés

Cesseront, sous le poids de ces monts renversés,

De battre aux noms sacrés d’honneur et de patrie,

Et quand on pourra dire : Il n’est plus d’Asturie !

 

 

     « Ce temps ne viendra pas ! Aux flancs de l’Auséva,

Au milieu des rochers d’où jaillit la Déva,

Il est une caverne obscure, retirée,

À la mère de Dieu dès longtemps consacrée 8.

J’ai, dans ses souterrains immenses et secrets,

Renfermé les débris des braves de Xérès.

Issu du sang mêlé des Goths et des Ibères,

J’espère ainsi bientôt rallier tous nos frères.

 

 

     « Joignez-vous les premiers à ces nobles débris,

Braves Asturiens dont le cœur m’a compris ;

Et que notre drapeau brille sur les montagnes,

Comme un phare allumé pour toutes les Espagnes !...

 

 

     « L’Arabe étale en vain ses milliers de soldats.

Amis, combattons-les et ne les comptons pas !

Changez en glaive, en dard, le fer de vos charrues ;

Armez vos bras de faux, de haches, de massues....

Comme vous terrassez les monstres de vos bois,

Tombent, tombent ainsi ces monstres aux abois !

N’est-il pas temps enfin que cette race expie

La joie et les fureurs de sa conquête impie,

Et que nous commencions contre tous ces maudits

Ce qu’à notre défaut achèveront nos fils !

Car, moi, je prends ici l’engagement suprême,

Pour moi, pour mes enfants, et pour leur race même,

De n’achever le cours de notre inimitié,

De ne poser le fer à nos mains confié,

Qu’après avoir vengé nos villes saccagées,

Nos temples profanés, nos femmes outragées,

Qu’après avoir chassé, sur notre sol chéri,

Le dernier Musulman de son dernier abri !

Saint Jacques, Vierge sainte, accueillez ma parole,

Et périsse de nous quiconque la viole ! »

– « Nous le jurons aussi pour nous et nos enfants ;

Ils ne failliront pas et seront triomphants,

Dit le vieux montagnard ; puissé-je vivre encore

Assez de jours pour voir se lever cette aurore !

Armons-nous, armons-nous ! » Un guerrier cependant

Venait de se jeter dans les bras de Fernand.

 

 

    Ce guerrier, c’est son fils, enfant en qui la grâce

Le dispute à la force, et s’unit à l’audace.

Déjà c’est le rival des plus hardis soldats.

La cuirasse revêt ses membres délicats,

Et le casque pesant presse sa chevelure.

Mais, qu’il paraît léger sous son épaisse armure !

L’œil menaçant et doux, le port modeste et fier,

Qu’il est terrible et beau sous le bronze et le fer !

« Le reconnais-tu bien ? c’est ton frère, ma fille !

Dit Fernand ; vois quel feu dans son regard pétille !

Tu te souviens, Zulmé, du temps où, dans vos jeux,

Ta main sur son beau front caressait ses cheveux ;

Où tes yeux rencontraient ses yeux sans épouvante ;

Où même te riant de son humeur changeante,

Souvent tu provoquais, par un défi badin,

Les innocents transports d’un courroux enfantin.

Ose donc maintenant défier son audace !

Ose du moins toucher ce fer, cette cuirasse !

Va, moi-même, et je puis l’avouer sans regret,

Si ce n’était mon fils, que sais-je ? il m’effraîrait.

Par un nouveau baiser, gage de ta tendresse,

Mon Alonse, viens donc rassurer ma vieillesse. »

 

 

    Sur son cœur, à ces mots, le vieillard attendri

A de nouveau pressé son Alonse chéri,

Et des larmes de joie inondent leur visage.

Bientôt en leur demeure est introduit Pélage.

 

 

     « Prince, lui dit Fernand, quel destin fortuné

Au milieu de nos monts vous a donc amené ? »

 – « Hélas ! c’est vainement que, loin de l’Asturie,

Ma voix fit un appel aux fils de l’Ibérie,

Dit Pélage ; on se tut, on ne me comprit pas ;

Je ne vis point grossir les rangs de mes soldats.

Mais aujourd’hui, Fernand, notre cause sacrée,

Grâce aux Asturiens, n’est pas désespérée.

Contre la trahison et contre nos vainqueurs

La soif de la vengeance anime tous les cœurs ;

Surtout depuis le jour, où, couvert d’infamie,

Julien dans les fers a terminé sa vie,

De son lâche attentat récompensé trop tard. »

 

 

    – « Quoi ! Julien n’est plus ! s’écria le vieillard ;

De ce traître odieux le ciel a fait justice !

Périsse comme lui tout chrétien son complice !

Mais comment cet auteur des maux de mon pays

A-t-il de ses forfaits enfin trouvé le prix ?... »

 

 

 

 

 

                               III

 

 

                     Récit de Pélage.

 

 

                  JULIEN, OU LA MORT DU TRAÎTRE 9

 

 

     « Ses malheurs, dit Pélage, inspirent l’épouvante ;

Comme ses attentats, sa mort fut effrayante.

Un transfuge est bientôt méprisé des tyrans,

Qui ne l’ont accueilli qu’à regret dans leurs rangs.

Personne ne se fie aux vains serments d’un traître.

Qui fut traître une fois de nouveau pourra l’être.

La honte ineffaçable attachée à ce nom,

Dans son parti nouveau poursuit la trahison,

Qui recueille, pour prix de ses lâches services,

Des soupçons, des affronts, quelquefois des supplices.

 

 

     « Tel n’était pas l’espoir du comte Julien.

Il crut s’être attaché, par un puissant lien,

Ceux qui de son pays lui devaient la conquête

Il crut, frère nouveau des enfants du Prophète,

Des Muza, des Taricq, marcher au moins l’égal !

Il était leur jouet et non pas leur rival.

On ne le regarda que comme un mercenaire

Qui de ses vils travaux réclame le salaire ;

Souvent d’un mot cruel l’outrage empoisonnait

Les hommages forcés dont on l’environnait ;

Et parmi tant de chefs de l’armée infidèle,

Nul ne se déclara l’ami de ce rebelle.

Nomme-t-on son ami l’importun créancier

Qu’on ménage parfois sans vouloir le payer ?

Il s’aperçut enfin que leur secrète haine

Sourdement travaillait à sa chute prochaine ;

Il crut, en se plaignant, déjouer leur complot,

Et, pour fruit de sa plainte, il obtint un cachot !

 

 

     « On voit près de Cordoue, au bord d’une eau fétide,

S’enfoncer sous le roc une caverne humide,

Où règne des marais l’impure exhalaison.

Les Mores en ont fait une horrible prison....

De reptiles fangeux cet immonde refuge

Sans doute leur parut digne d’un vil transfuge.

Abreuvé de mépris, et de chaînes chargé,

C’est là que pour jamais Julien fut plongé ;

Avec lui quelques-uns des traîtres, ses complices,

Furent précipités dans ce lieu de supplices.

L’un d’eux, qui s’échappa des mains de ses bourreaux,

Qui, depuis, repentant, marche sous mes drapeaux,

Fut le triste témoin de sa lente souffrance,

Et d’une mort sans foi, comme sans espérance.

 

 

     « Ses compagnons de crime et de captivité

Tous, lui redemandant l’honneur, la liberté,

Rejetaient sur lui seul l’opprobre de leur vie,

Imputaient à lui seul les maux de la patrie.

Du poids de leurs remords ces coupables chrétiens

Semblaient se soulager en irritant les siens.

 

 

     « Sans toi, lui disaient-ils, nous demeurions fidèles.

Semblable à l’ange noir, chef des anges rebelles,

Qui n’aime de concerts que les cris du remord,

Et des maux qu’il a faits jouit avec transport,

Tu triomphes sans doute à l’aspect de victimes

Qui ne doivent qu’à toi leurs malheurs et leurs crimes !

De tant d’infortunés le spectacle t’est cher !

Jouis donc sans rival des plaisirs de l’enfer. »

Ils parlaient de l’enfer ! hélas ! les misérables

Figuraient de l’enfer les scènes effroyables.

Sans doute, en ce séjour de tourments éternels,

Les faibles, égarés par de grands criminels,

Quoiqu’eux-mêmes voués à d’atroces souffrances,

Les livrent aux brasiers des célestes vengeances. »

 

 

     « Tels contre Julien, sans cesse humilié,

Ses affreux compagnons s’acharnaient sans pitié !

 

 

     « Mais son persécuteur le plus impitoyable,

C’était lui-même !... Un trouble, un désordre incroyable

Peignait dans tous ses traits l’inflexible rigueur

De l’éternel bourreau qu’il portait dans son cœur ;

De sons plaintifs et sourds sa voix entrecoupée ;

D’un bras désespéré sa poitrine frappée,

Comme pour étouffer le serpent du remords ;

Un effroi convulsif agitant tout son corps ;

Ses délirantes mains lui couvrant le visage,

Comme pour lui cacher des scènes de carnage ;

Ses cheveux par moments sur sa tête dressés,

Comme à l’aspect subit de spectres courroucés....

 

 

     « Et quand, de sa terreur corrigeant les mensonges,

Sa raison dissipait tous ces funestes songes,

C’était pour retomber sur la réalité,

Étalant à ses yeux sa triste nudité :

C’était pour respirer une vapeur fiévreuse,

Et se désaltérer avec une eau bourbeuse,

Et par des mets impurs satisfaire sa faim !

Pour subir les mépris de l’esclave africain,

Qui chaque jour jetait à ses lèvres avides

D’une horrible pitié les tributs homicides !

Ô déplorable sort ! effroyables tourments,

Que redoublaient encor de noirs pressentiments !

Une voix lui criait que, dans ces lieux funestes,

Du flambeau de ses jours il userait les restes.

Aux murs de sa prison il distinguait ces mots,

Ces mots que Dieu grava sur les murs infernaux,

Et qui sont des méchants la dernière souffrance :

NUL NE SORT DE CES LIEUX, ICI PLUS D’ESPÉRANCE !...

 

 

     « C’est ici mon tombeau, s’écriait-il souvent ;

Dans ce cachot funèbre enseveli vivant,

Je suis semblable, hélas ! à ces tristes fantômes

Qu’on refusait, dit-on, d’admettre aux noirs royaumes :

Repoussés des humains, et repoussés des morts,

Du monde et de l’enfer ils habitaient les bords.

 

 

     « Ciel ! je ne verrai plus ta lumière chérie ! !

Sans cesser d’exister, transfuge de la vie,

Je consume mon être en regrets superflus ;

Le soleil des vivants ne m’échauffera plus.

Lâche ! si mon forfait n’eût dégradé mon âme,

Eussé-je supporté cet esclavage infâme ?...

Certes, j’eusse brisé ma tête à ces barreaux,

Lorsque pour réveiller, pour irriter mes maux,

Pour rallumer en moi la soif de la lumière,

Quelques rayons du jour insultent ma paupière. »

 

 

     « Mais déjà s’approchaient ces terribles moments

Qui devaient couronner sa vie et ses tourments,

Vers la tombe il marchait d’une course rapide.

D’un air empoisonné l’influence homicide,

Le long ennui des fers, les regrets, les remords,

Chaque jour épuisaient ses forces et son corps.

 

 

     « Enfin la mort parut ! mais quelle mort hideuse !

Pour lit il eut la terre, une terre fangeuse,

Et dont l’humidité perçait les seuls lambeaux

Qu’eussent laissés sur lui ses avides bourreaux.

Auprès de lui veillaient, dans un affreux silence,

Deux brigands sarrasins, de qui l’impatience

Semblait n’attendre plus que ses derniers instants,

Pour jeter aux vautours ses restes palpitants.

 

 

     « Malheureux le mortel qui, tout chargé de crimes,

Va passer de ce monde aux éternels abîmes !

Qui sur ses jours anciens revient avec effroi !

Les parcourt, s’interroge, et ne voit pas en soi

De quoi se résigner au terrible passage ;

Qui n’a pas un ami pour lui crier : Courage !

Qui sait qu’après sa mort un trop juste avenir

Flétrira de son nom l’odieux souvenir !

Que dis-je ? sans appui du côté de ce monde,

S’il se tourne vers Dieu, quelle terreur profonde !

Aux pieds de son grand juge il croit déjà se voir,

Muet, échevelé, pâle de désespoir.

Au-dessus de sa tête, il entend le tonnerre

Proclamer à grand bruit la céleste colère ;

Et sous ses pieds il voit des gouffres ténébreux,

Où s’apprêtent pour lui d’épouvantables feux.

 

 

     « Tel était Julien. Sur ses lèvres éteintes

Erraient des ris amers ou de sinistres plaintes.

 

 

     « On dit qu’à la prière il parut s’essayer ;

Mais que du Dieu vengeur qu’il eût voulu prier,

Outrageant, malgré lui, la majesté suprême,

Pour unique prière il vomit un blasphème.

Pour comble de terreur, sans répandre le jour,

Sans dissiper la nuit de son triste séjour,

Auprès de lui veillaient quelques torches funèbres....

Et l’on ne distinguait à travers les ténèbres

Que les traits du mourant, devenus plus hideux

Aux livides clartés de ces lugubres feux.

Les yeux fixés sur lui, chacun de ses complices

Put alors à loisir savourer les prémices

Des horribles tourments, de l’horrible trépas

Que réserve le ciel aux lâches apostats.

 

 

     « Il écume.... ses dents se choquent ; son haleine

Avec un rauque bruit dans sa gorge se traîne ;

Ses membres sont baignés d’une froide sueur,

Qui des pâles flambeaux réfléchit la lueur.

Hideusement ouvert, son œil roule farouche,

Et bientôt immobile, il se fixe.... sa bouche

D’elle-même s’entrouvre, et tout son corps frémit :

Du fond de sa poitrine il soupire, il gémit ;

Et, ce pénible effort achevant l’agonie,

Son âme enfin s’échappe avec ignominie,

Et quittant tristement sa mortelle prison,

Va connaître si Dieu juge la trahison !...

 

 

     « Mais ce n’est point assez que Julien périsse :

Dans tout ce qu’il aimait, la céleste justice

A poursuivi ce traître au delà du trépas.

Vous avez su, Fernand, quels funestes appas,

Pour le malheur public profanés par Rodrigue,

Du comte et de ses fils ont fait naître l’intrigue.

Tous trois avaient juré le nom sacré d’honneur

De venger, l’un sa fille, et les autres leur sœur.

Partageant les affronts d’une fille si chère,

La mère de Florinde échauffait leur colère ;

Et Florinde elle-même, à grands cris, chaque jour

Contre un prince impudique invoquait leur amour.

 

 

     « Quand périt Julien, tous respiraient encore ;

Dieu les livra depuis à la rage du More,

Qui, poussé par la haine et craignant leurs complots,

De leur sang odieux a répandu les flots.

Quel spectacle d’horreur ! sous les traits et les pierres

Qu’un peuple entier lançait de ses mains meurtrières 10,

La fatale beauté qui causa tous nos maux

Périt avec sa mère, et l’on vit leurs lambeaux

Déchirés, écrasés et tout souillés de fange,

Se confondre au hasard par un affreux mélange.

Par ces cruels brigands, comme elles condamné,

De Julien périt un fils infortuné.

De la tour de Ceuta le lançant dans la plaine,

De ses membres meurtris ils jonchèrent l’arène.

L’autre, c’était Alvar. Ce malheureux guerrier,

Qui jadis de l’État semblait le bouclier,

Qui depuis à son père immola sa patrie,

Mourut assassiné, dit-on, dans l’Asturie. »

 

 

 

 

 

 

 

CHANT QUATRIÈME.

 

–––––––

 

 

 

I

 

 

Ulvar.

 

 

    Ainsi parla Pélage. À cet affreux récit,

De surprise et d’horreur chacun reste interdit.

 

 

    On admire comment, d’un bras inévitable

Au milieu du succès atteignant le coupable,

Et le saisissant même aux plus illustres rangs,

Pour effrayer nos yeux d’exemples plus frappants,

Un Dieu juste aux forfaits mesure les supplices ;

Comment aussi, du traître oubliant les services,

L’ingrat vainqueur rejette ou brise de ses mains

L’instrument importun qui servit ses desseins.

 

 

    Hélas ! que t’a servi de trahir ta patrie,

Malheureux Julien ?... Ta gloire en fut flétrie,

À la face du monde, à la face des cieux !

Odieux aux vaincus, aux vainqueurs odieux,

Tes maux n’ont pas trouvé cette pitié commune

Qu’on ne refuse pas à la moindre infortune !

L’Afrique, en outrageant ton souvenir maudit,

Triomphe de ta mort.... Et l’Espagne applaudit 11.

 

    Mais je me trompe ; un homme, un seul homme peut-être,

Te regrette, te plaint ! Mais cet homme est un traître.

Vois si de tels regrets, honorant ton trépas,

Peuvent te consoler des mépris d’ici-bas.

Cet homme, c’est Gusman ! Déjà sur son visage

Zulmé depuis longtemps entrevoyait l’orage,

Qui lentement couvait dans son cœur déchiré.

Elle a vu sa pâleur et son air égaré,

Quand Pélage disait comment dans l’infamie,

Le comte et sa famille avaient perdu la vie.

 

 

    Depuis ce temps, plongé dans un calme trompeur,

Ses traits n’exprimaient plus qu’une morne stupeur,

Que peut-être on prenait pour de l’indifférence.

Mais il rompt à la fin ce sombre et froid silence.

Des mots entrecoupés, des soupirs, de longs pleurs,

Trahissent tout à coup ses profondes douleurs.

 

 

    Tels ces monts, qu’ont remplis le bitume et le soufre,

Nourrissent sourdement la flamme dans leur gouffre,

Jusqu’au moment terrible où la terre mugit,

Où l’abîme à grand bruit s’entrouvre, s’élargit,

Et jette dans les airs des laves écumantes,

Et laisse voir à nu ses entrailles fumantes !

Le voyageur recule et fuit épouvanté.

Le peuple des hameaux regagne la cité.

 

 

     « Ô déplorable mère ! ô déplorable fille !

Malheureux Julien ! malheureuse famille !

Des vengeances du ciel objet infortuné,

Pour vous survivre à tous, hélas ! j’étais donc né !

Et je ne puis, de sang arrosant votre tombe,

De tous vos assassins vous offrir l’hécatombe !

Je ne puis vous venger ! ô fureur ! » À ces mots,

Son corps tremble ; sa voix s’éteint dans ses sanglots.

La douleur, le remords, l’épouvante, la rage

Se disputent les traits de son pâle visage....

 

 

    Que faisait cependant la tremblante Zulmé ?

À peine levait-elle un œil inanimé.

Elle eût voulu pouvoir l’arracher à lui-même ;

Elle eût voulu pouvoir dérober ce qu’elle aime

Aux regards soupçonneux de Pélage surpris.

Mais Alonse, d’un ton d’horreur et de mépris :

 

 

     « Étranger, quel es-tu ? Quiconque pleure un traître

Insulte à la patrie, et lui-même doit l’être.

Dans les foyers sacrés d’un brave citoyen,

Dieu juste, souffres-tu qu’on plaigne Julien !

Un traître.... ce nom seul m’indigne, me soulève.

Je n’en veux voir jamais, qu’à mes pieds, sous mon glaive.

Étranger, d’un enfant crains le bras irrité ! »

 

 

    Gusman sort de son trouble et dit avec fierté :

« Oui, je plains Julien, et j’ai droit de le plaindre.

À ne le plaindre pas qui m’oserait contraindre ? »

Alonse furieux se lève. « Écoute-moi,

Et pour quelques instants, jeune homme, contiens-toi ! »

Dit Gusman. « De nos maux l’artisan détestable

À mes yeux comme aux tiens sans doute est bien coupable.

Mais, est-ce Julien ? c’est son malheureux fils,

Oui, c’est Alvar qui seul a perdu mon pays ;

Alvar, qui, plein d’amour pour sa sœur et sa mère,

D’une oreille facile écouta leur prière,

À d’horribles projets par elles fut conduit,

Et devint séducteur alors qu’on l’eut séduit,

Et, donnant à son père une leçon de crime,

À son père, à l’Espagne ouvrit un double abîme !...

Mille voix contre lui s’élèvent du tombeau.

De ses concitoyens Alvar est le bourreau ;

Alvar est le bourreau de Julien son père ;

Alvar est le bourreau de sa famille entière....

Et cet Alvar, c’est moi !... c’est moi ! » Des pleurs nouveaux

Interrompent soudain ces effroyables mots.

Tout le monde frémit. On pense se méprendre ;

On n’ose croire encore à ce qu’on vient d’entendre.

 

 

    Ainsi, lorsque la flamme, au milieu des moissons,

Glisse, s’étend, pétille, ou que, du haut des monts,

À travers les guérets précipitant son onde,

Comme un bruyant tonnerre, un torrent roule et gronde,

Le laboureur frissonne ; et le pâtre incertain

Prête l’oreille, écoute, et de ce bruit lointain

Interroge en tremblant la cause qu’il ignore ;

Et, debout sur un mont, regarde et doute encore 12.

 

 

    C’est Alvar ! oui, c’est lui ! mais comme il est changé !

Eh quoi ! de noirs soucis ce visage assiégé,

Ce regard effrayant, ces traits pâles, livides,

Avant le temps flétris et sillonnés de rides,

C’est Alvar ! ce héros, ce chevalier charmant

De Tolède autrefois le plus bel ornement !

Mais comment a-t-il fui la mort ou l’esclavage ?

Comment des Sarrasins a-t-il trompé la rage ?

Et comment se fait-il que, d’un front odieux,

Un traître, chez Fernand, vienne affliger les yeux ?

 

 

    Ainsi pensait Pélage ; à ses côtés assise,

Muette de terreur, muette de surprise,

La fille de Fernand craignait que dans ses traits

Un regard curieux ne surprit ses secrets.

Le vieux Fernand sentait dans son âme sévère

La pitié malgré lui combattre la colère.

 

 

    Mais Alonse ! quel feu brillait dans ses regards !

Tel, Homère 13 nous peint, au pied de ces remparts,

Où la Grèce et l’Asie opposaient leur courage,

Ménélas, enflammé de valeur et de rage,

De son char s’élancer les armes à la main,

Parmi les rangs épais se frayer un chemin,

Sur Pâris s’avancer terrible, et plein de joie,

Comme un lion fougueux qui s’attache à sa proie,

Et la saisit, bravant la meute aux pieds légers,

Et l’épieu des chasseurs, et le cri des bergers.

L’adultère Pâris recule, et loin d’Atride

Va parmi les Troyens cacher son front timide.

 

 

    Déjà, le glaive nu, semblable à Ménélas,

Alonse sur Alvar avait levé le bras.

Mais Alvar ne fuit pas comme l’amant d’Hélène.

Animé d’un courroux qu’il ne retient qu’à peine,

Alonse le défie : « Étranger odieux,

Défends-toi !.... dès longtemps j’importunais les cieux,

Pour que le sang d’un traître arrosât cette épée.

Eh bien, c’est de ton sang qu’elle sera trempée !

Implacable ennemi de toi, de Julien,

Je désirais surtout son trépas ou le tien.

L’Afrique a commencé ce qu’il faut que j’achève.

Ton père est mort.... C’est toi que réclame mon glaive. »

 

 

    Ainsi parlait Alonse, et tandis qu’il parlait,

D’audace et de fierté son œil étincelait.

Mais Alvar lui répond : « Modère ta furie,

Ou bien fais-la servir au bien de ta patrie.

De nos frères vaincus va punir l’oppresseur,

Et ne les prive pas d’un nouveau défenseur. »

– « D’un défenseur ! qui, toi ? – Je ne suis plus un traître.

À la vertu, mon Dieu, puissé-je encor renaître !

Vous tous, écoutez-moi ! Du plus grand des forfaits

La honte sur mon front s’est assise à jamais.

On avait, je l’avoue, outragé ma famille ;

Et ma mère tantôt me parlait de sa fille,

Tantôt m’entretenant de récits odieux,

Me rappelait son frère égorgé sous ses yeux,

Son frère Witiza, que le crime et l’intrigue

Chassèrent de ce trône où vint s’asseoir Rodrigue 14.

Mais, quels que soient les torts de princes égarés,

L’honneur et la patrie en sont-ils moins sacrés ?

Devais-je par un crime effacer nos offenses ?

Devais-je sur l’Espagne exercer mes vengeances ?

Mais aussi !... quels remords, quels tourments inouïs

Sur moi-même bientôt ont vengé mon pays !

Sans cesse environné de funèbres images,

Et le cœur, assailli par de cruels orages,

Chaque nuit entendant crier autour de moi,

Du sang, des morts, des voix qui me glaçaient d’effroi,

Jouet des Sarrasins, horreur de l’Ibérie,

Forcé de me cacher au fond de l’Asturie,

Et de changer un nom que j’ai quitté trop tard,

Reconnu cependant et frappé d’un poignard,

Je n’ai revu des cieux l’odieuse lumière,

Hélas ! que pour survivre à ma famille entière !

 

 

     « Mais quoi ! pour expier d’irréparables torts,

Suffit-il du malheur, suffit-il du remords ?

Non ! je dois à mon Dieu, mon père et ma patrie,

Je dois à mon honneur, à ma gloire flétrie,

De laver mes forfaits dans le sang sarrasin.

Fiers ennemis, tremblez !... Je me retrouve enfin !

Bourreaux de ma patrie et bourreaux de mon père,

Je jure votre perte ou la mienne.... et j’espère

Que, si le ciel hâtait mes suprêmes instants,

Du moins, avant ma mort, sur vos corps palpitants

J’enivrerais mes sens des vapeurs du carnage.

Aux armes ! au combat ! marchons, marchons, Pélage ! »

 

 

    Il disait ; et bientôt par des embrassements

Tous trois du noble Alvar accueillent les serments.

« Hâtons-nous, dit Pélage ; un serviteur fidèle

Est venu m’annoncer que le danger m’appelle.

L’ennemi se prépare à surprendre mon camp ;

Mon absence à l’attaque ouvre un funeste champ. »

– « Alvar, songe du moins à régler ton courage »,

Dit la triste Zulmé. Mais lui : « Marchons, Pélage. »

 

 

    Ainsi tout ton bonheur et tes rêves d’amour,

Tout semble, pauvre enfant, s’envoler sans retour !...

Hélas ! elle a senti s’accroître encore sa flamme ;

Plus que Gusman peut-être, Alvar règne en son âme ;

Mais Alvar, sans pitié précipitant ses pas,

Alvar, loin de Zulmé, va chercher le trépas !

 

 

    Le trépas ! s’il le trouve au sein de la victoire,

Il aura reconquis ses titres à la gloire.

Que de traîtres, grand Dieu, voudraient à pareil prix

Laver leur nom souillé d’un éternel mépris !

Ah ! laissez-le marcher sur les pas de Pélage ;

Gardez-vous d’arrêter l’essor de son courage ;

Alvar sent que pour lui l’honneur est dans la mort,

Et demande à grands cris cette faveur du sort.

 

 

 

 

 

II

 

 

Bataille de Covadonga 15.

 

 

 

    Bientôt les trois guerriers atteignent la montagne

Où se sont rassemblés les débris de l’Espagne,

Lieu sauvage, escarpé, bordé de toutes parts

De ronces, de guerriers, de piques et de dards.

L’œil, du haut de ce roc, distingue dans la plaine

La marche et les progrès d’une armée africaine,

Et l’on entend au loin les affreux hurlements,

Les confuses clameurs des soldats musulmans.

Ainsi, dans les forêts que tourmente l’orage,

Lugubrement murmure et siffle le feuillage.

 

 

    À leur tête marchaient Alcahman, Munuzès,

Et ce vaillant guerrier qui, dans les champs français,

Plus tard devait porter la mort et le ravage,

Pour y laisser ensuite et sa gloire et sa rage,

Abdérame 16 ! Il pouvait comprendre, dès ce temps,

Par quels faits inouïs, par quels traits éclatants

Se signalent des bras voués à la patrie.

De ces hardis soldats la cohorte aguerrie

S’avance mille fois, recule mille fois ;

Arabes, Espagnols rivalisent d’exploits ;

Les uns de leurs tyrans esclaves trop fidèles,

Les autres de l’honneur milices immortelles ;

Moins nombreux.... mais l’honneur n’est-il pas plus pour eux

Que des forêts de dards et des soldats nombreux ?

 

 

    Oh ! de quel noble feu, de quelle sainte flamme

L’amour de la patrie embrase une belle âme !

C’est cet amour sacré, qui, dans les temps anciens,

En foule suscita ces soldats citoyens,

Et plus que tous les dieux d’Athènes ou de Rome

Enfanta ces hauts faits, ces exploits qu’on renomme ;

Soit qu’à de vils Persans le père de Cimon

Creuse une vaste tombe aux champs de Marathon,

Soit que Léonidas, avec ses trois cents braves,

Arrête d’un tyran les trois cent mille esclaves ;

Soit que Camille apporte au Gaulois éperdu,

Au lieu de l’or promis, un fer inattendu.

Que dis-je ? n’est-ce pas l’honneur et la patrie,

Qui, d’une ère nouvelle auguste idolâtrie,

Par des faits généreux, d’illustres dénoûments,

Font de l’antiquité revivre les beaux temps ;

Soit que Jeanne, instrument de la faveur divine,

Du royaume français conjure la ruine,

Et dans les rangs anglais rejette le trépas ;

Soit que la garde meure et ne se rende pas,

En ce jour immortel de désastre et de gloire,

Qui peut-être valut tous nos jours de victoire ;

Soit enfin qu’en ces temps 17 où le Grec révolté

S’armait au nom du Christ et de la liberté,

En ces temps où Mahmoud comptait, plein d’allégresse,

Aux portes du sérail les têtes de la Grèce,

Des guerriers mutilés, des femmes, des enfants

Sous des murs embrasés s’enfoncent triomphants,

Ne laissant aux vainqueurs, redoutables victimes,

Qu’un volcan dont leurs mains ont creusé les abîmes ?

 

 

    Les Mores, enhardis par leurs succès passés,

S’avançaient sur le roc en bataillons pressés,

Se flattant que le nombre et l’ordre et le courage

Ouvriraient à leurs rangs un facile passage.

Tout s’émeut.... On entend le sifflement des dards,

Et le vent qui résonne aux plis des étendards,

Et les ordres des chefs dont les voix se répondent,

Et les cris des blessés qui dans l’air se confondent,

On croirait qu’affranchis des éternelles lois

Les éléments rivaux combattent à la fois,

Tant est retentissant le choc des deux armées,

De vengeance, de sang et de gloire affamées !

Des guerriers, quand la mort éclaircissait les rangs,

Pour tomber à leur tour, remplaçaient les mourants,

Comme un sillon succède au sillon qui s’efface,

Quand un léger vaisseau laisse, en fuyant, sa trace.

 

 

    Les Arabes, vingt fois du mont précipités,

Reparaissent.... vingt fois, l’un par l’autre heurtés,

Ils retombent.... meurtris par les éclats horribles

De rochers que lançaient des mains irrésistibles.

 

 

    On les voit tous enfin l’un sur l’autre rouler,

Au pied du mont fatal tomber, s’amonceler,

Et confondre au milieu de mille cris d’alarmes,

Leurs morts et leurs mourants, leurs turbans et leurs armes.

D’une impuissante main, les uns des arbrisseaux,

Pour prévenir leur chute, embrassent les rameaux ;

D’autres, percés d’un trait, renversés d’une pierre,

Brisent de roc en roc armure et cimeterre,

D’une voix sacrilège élèvent vers les cieux

Une vaine menace, un blasphème odieux,

Et livrent aux buissons la hideuse dépouille

De leurs cheveux sanglants que la poussière souille.

Ô de la liberté préludes éclatants !

Et cependant aucun des secrets combattants

Que de Covadonga la caverne recèle,

N’a paru se mêler à la lutte immortelle,

Et le prudent Pélage ainsi n’a déployé

De ses guerriers encor qu’une faible moitié.

 

 

    Mais bientôt, du rocher qui la tient enfermée 18,

Jaillit, bondit et frappe une nouvelle armée....

On dirait que le mont s’ébranle, et qu’en ses flancs

Roulent avec tumulte et la foudre et les vents,

Et que, forçant enfin leur prison souterraine,

Ils vont de ses débris joncher au loin la plaine.

Partout brillent alors de nouveaux étendards,

Et partout on entend siffler de nouveaux dards ;

De glaive imprévus la menace nouvelle

Imprime la terreur à l’armée infidèle,

Et partout des hauteurs du sanglant Auséva

Des cadavres nouveaux roulent dans la Déva.

 

 

     « De nos transports d’amour que la sainte harmonie,

Dit un vieil Espagnol qui s’agenouille et prie,

Que les voix de nos cœurs, dans un élan commun,

Montent vers l’Éternel, ainsi qu’un doux parfum !

 

 

     « Hommage à toi, mon Dieu ! de qui la main puissante

Brise de nos tyrans la tête frémissante !

Hommage à toi, mon Dieu, qui rends à mon pays

Et son culte, et ses droits indignement trahis !

 

 

     « Hommage à toi, de qui le formidable glaive

Aux mains de ses enfants étincelle, se lève,

Et détruit !... Mais que dis-je à ces brillants essais

Tu ne borneras pas le cours de nos succès....

Nos fiers vainqueurs boiront, boiront jusqu’à la lie

La coupe des revers que tu leur as remplie.

Pélage, quelque jour, ceint du bandeau royal 19,

Des Mores marchera l’audacieux rival,

Contre eux soulèvera nos villes, nos campagnes.

Et les écrasera du haut de ces montagnes !...

 

 

     « Puis l’on verra nos fils, d’un pas victorieux,

Poursuivre chaque jour leur chemin glorieux,

Et l’Espagne, le front couronné de lumière,

Renaître à sa splendeur, à sa gloire première !... »

 

 

    Et tandis qu’il parlait, le sang des Musulmans

Coulait, coulait sans cesse ; et de longs hurlements,

Des sanglots, des soupirs, effrayante harmonie,

De l’armée africaine annonçaient l’agonie.

Mais trois guerriers surtout promenaient le trépas ;

Alonse, cet enfant qui débute aux combats,

Et ce royal guerrier, ce courageux Pélage,

Qu’on avait dit absent de ce lieu de carnage,

Et qui partout se trouve, et, maître de ses sens,

Voit, dispose, commande, agit en même temps ;

Et cet Alvar enfin, qu’un récit peu fidèle

Avait peint descendu dans la nuit éternelle,

Sous les secrets poignards dont on l’avait frappé ;

Cet Alvar qui semblait de la tombe échappé

Pour laver dans le sang sa mémoire flétrie,

Et venger à la fois son père et sa patrie.

Terrible, l’œil en feu, ce superbe guerrier

Semble agiter cent bras et se multiplier.

 

 

    Si la foudre en grondant tombe sur les montagnes,

Dans le creux des vallons comme au sein des campagnes,

De toutes parts éclate un effroyable bruit,

Par mille échos tonnants longuement reproduit.

Ainsi les coups d’Alvar se pressent, se succèdent....

Il marche ; la terreur, la fuite le précèdent ;

Le sol fume partout du sang qu’il a versé,

Et la mort est partout où son glaive a passé.

 

 

    Mais il faut à son bras quelque grande victime,

Qui semble doublement expier son grand crime.

Il lui faut un chrétien, un traître comme lui.

Il choisit Munuzès. – Le misérable a fui.

Alvar l’atteint, semblable au vent de la tempête,

Et son glaive l’envoie aux houris du prophète.

 

 

    Sur ce champ de carnage, à ses coups menaçants,

Un seul homme opposait des efforts impuissants.

Alvar marche vers lui... Dieu, quelle est sa surprise !

Ils sont du même sang ; c’est un chef de l’Église,

Infidèle Espagnol, infidèle chrétien....

C’est l’archevêque Oppas, frère de Julien 20,

Qui changea sans pudeur son nom sacré de prêtre

Contre les noms affreux d’apostat et de traître.

 

 

    Quoi ! c’est vous, dit Alvar ; ah ! fuyez ! le trépas

Plane sur votre tête.... il s’attache à vos pas....

Fuyez ! et dès ce jour consacrez votre vie

À pleurer votre crime, à venger l’Ibérie. »

 

 

    Il disait.... mais le ciel en ordonne autrement.

D’un javelot mortel l’horrible sifflement

Résonne à leur oreille ; et, plus prompt que la foudre,

Le fer atteint le prêtre et l’étend dans la poudre.

 

 

     « Voilà donc, dit Alvar, le sort de tous les miens !

Voilà le sort du traître ! Eh quoi ! Dieu des chrétiens,

On n’évite donc pas ta justice suprême ! »

 

 

    Au moment qu’il parlait, on le frappe lui-même ;

Un obscur Sarrasin, un soldat inconnu,

Qui s’était près de lui glissé sans être vu,

Dans sa gorge trois fois plonge un poignard perfide.

Sur le front du guerrier, une pâleur livide

Se répand.... et déjà la Mort, d’un bras de fer

L’entraîne.... est-ce au séjour du ciel ou de l’enfer ?

 

 

    Ah ! sans doute de Dieu la colère est fléchie,

Et le trépas d’Alvar vient d’expier sa vie !

Honte ! honte et supplice au traître impénitent !

Mais indulgence et gloire au guerrier repentant,

Qui sait vaincre et mourir pour la cause sacrée,

Que trahit sa faiblesse, un instant égarée !

S’il n’était ni pitié, ni pardon pour l’erreur,

Qui donc pourrait, grand Dieu ! se sonder sans terreur ?

 

 

 

 

 

III

 

 

Zulmé.

 

 

 

    Cette nouvelle, hélas ! promptement répandue,

Parvient jusqu’à Zulmé ; frémissante, éperdue,

Elle ne pleure pas ; ses profondes douleurs

Ont tari dans ses yeux la source de ses pleurs.

Comme un muet tombeau, comme un marbre inflexible,

Elle est froide, glacée, et demeure insensible.

Puis elle éclate enfin.... et parmi ses sanglots,

Sa déchirante voix fait entendre ces mots :

 

 

     « Il est mort ! il est mort ! Pardonne, Dieu suprême,

Pardonne à ma douleur, peut-être je blasphème....

Mais d’un crime expié le devais-tu punir ?...

Et moi, quand il partit, pour ne plus revenir,

Je n’osai même pas lui dire mes alarmes,

L’embrasser une fois, le ceindre de ses armes !

Je le suivis d’un œil tranquille, inanimé....

Sans doute, il aura cru qu’il n’était plus aimé,

Et peut-être emporté ce regret dans la tombe.

Ah ! je sens que mon âme et s’indigne et succombe.

Certes, puisqu’une fois j’avais sauvé ses jours,

Alvar ne devait plus compter sur mes secours....

Ah ! ! ne devais-je pas, au milieu des batailles,

Sur ses pas adorés braver les funérailles,

Gouverner sa valeur, qui cherchait le trépas,

Et mourir avec lui, s’il ne m’écoutait pas ?...

 

 

    Ces fêtes qui devaient rajeunir mon vieux père,

Ces noms que je rêvais et d’épouse et de mère,

Tout s’est évanoui.... mais qu’un autre lien,

La mort ! la mort ! unisse et mon cœur et le sien !

Qu’en mourant je lui donne, amante fortunée

(Ce sont nos nœuds d’amour, nos chaînes d’hyménée),

Un baiser que le ciel ne doit pas m’envier !

Ce sera le premier, ce sera le dernier. »

 

 

    Et puis, n’écoutant plus qu’une douleur farouche,

Disant de sombres mots qui meurent sur sa bouche,

Loin du toit paternel elle égare ses pas.

Mais au camp de Pélage on ne l’aperçut pas....

Quelques soleils, dit-on, s’étaient levés à peine,

Qu’épuisé, haletant d’une course incertaine,

Un vieillard près du camp paraît dans un hameau,

Et demande sa fille.... on lui montre un tombeau.

 

 

Alphonse AGNANT, Gusman, ou L’expiation,

poème en quatre chants, 1843.

 

 

 

 



1 La grande invasion des Mores eut lieu vers 711. Robert Southey, au commencement de son poème de Roderick, le dernier des Goths, la décrit ainsi :

« Pareils à ces horribles nuages de sauterelles que les déserts brûlants du midi versent sur l’Afrique dévastée, les musulmans descendent sur les rivages de l’Ibérie ; foule innombrable, dans laquelle le Syrien, le More, le Sarrazin, le Grec renégat, le Persan, le Copte et le Tartare, liés par les nœuds de l’erreur, brûlant des feux de la jeunesse et de l’enthousiasme, forment une association funeste de tous les crimes et de tous les vices.

« Calpé, tu fus le premier témoin de leur arrivée ; rocher antique et fameux,... tu vis l’onde azurée s’ouvrir en mugissant sous les proues de l’ennemi, et l’écume bouillonner sur les flancs de ses nefs. Ses obscurs bataillons noircirent la grève étendue à tes pieds, et les mécréants y plantèrent leurs bannières. Le soleil éclaira leur pompe orgueilleuse, et ses rayons resplendirent sur leurs turbans, leurs brillantes armures, leurs boucliers rehaussés d’or et leurs cimeterres d’acier de Syrie. La brise des mers se joua dans leurs enseignes flottantes et en déploya les devises impies. Hélas ! bientôt cette même brise ne devait plus, en ces malheureuses contrées, porter que des vapeurs de mort, et l’astre du jour n’y devait désormais éclairer que des scènes de carnage.

« C’est alors que tomba le peuple des Goths ; son heure était arrivée, et, longtemps suspendue, la vengeance céleste se précipita sur lui. »

2 Gouverneur autrefois de l’Andalousie et de Ceuta en Afrique, Julien avait défendu avec gloire cette citadelle contre les Mores, depuis 708 jusqu’en 710 ; mais, disent les romanciers espagnols et la plupart des historiens, outré de l’injure faite à sa fille Florinde, dite la Cava, déshonorée par le roi Rodrigue, il se ligua contre ce prince avec le général arabe Muza, lui remit la forteresse de Ceuta, et ouvrit l’entrée de l’Espagne aux Mores. Il combattit avec les musulmans à la fameuse bataille qui se donna en 711 ou 712, près de Xérès de la Frontera, sur les bords de la rivière Léthé, nommée depuis Guadalète.

Je pense qu’on lira ici avec intérêt la romance suivante sur Julien, tirée du Romancero e historia del rey don Rodrigo. (Traduction de M. Abel Hugo.)

 

LE COMTE JULIEN.

 

Le seigneur de Tarifa s’arrache la barbe et les cheveux ; il blesse, dans sa douleur, son visage vénérable : ses yeux répandent d’abondantes larmes.

Tantôt il secoue tristement la tête et regarde la terre ; tantôt il la relève avec fureur et regarde le ciel.

 

« Mes cheveux blancs sont couverts d’ignominie : le roi les a insultés. Vengeance !

« Sort misérable ! Un seul affront souille toute une vie d’honneur !

« Roi inconsidéré, esclave de tes désirs, et si prompt à déshonorer une vierge innocente ;

« Que Dieu, qui a limité le pouvoir de mon bras, me venge de toi ! Qui demande justice au ciel doit l’obtenir.

« Que ceux qui entendent mes imprécations ne s’en étonnent pas ! Un roi infâme invite ses vassaux à la trahison.

« Malheur à lui ! Quand toute l’Espagne devrait ressentir ma vengeance comme lui !

« Que les innocents payent pour leur maître coupable : c’est bien ! Un royaume gouverné par un tyran doit s’attendre à pareil sort. Dieu donne un tyran à un peuple quand il veut lui donner un bourreau.

« Dieu m’est cependant témoin que si un autre moyen de vengeance m’était offert, je le saisirais.

« Que l’Africain entre donc en Espagne ; qu’il y ravage, désole et tue !

« Quand le dé est jeté sur la table, rien ne peut l’arrêter. Malheur donc au roi infâme ! Qu’il perde tout, honneur, vie et couronne ! Il a lâché la bride à son infamie, parce qu’il a cru que la vengeance ne l’atteindrait point sur la terre.

« Ô Dieu ! qui pèses dans de justes balances l’affront et la réparation, vois d’un œil de pitié un vieillard déshonoré par un jeune homme ! »

Ainsi parle le comte Julien. Il tient un papier qu’il vient de lire ; c’est une lettre de Florinde qui lui apprend son infortune.

3 La musique de cette romance est due à M. Th. Bruand, de Besançon, que je prie d’agréer mes bien sincères remercîments.

4 Tolède était la demeure des rois wisigoths, avant l’invasion des Mores. L’aspect extérieur de la ville est encore aujourd’hui d’une grande beauté. Le Tage qui roule aux pieds des murs entre des rochers escarpés, un pont magnifique jeté autrefois par les Arabes sur le fleuve, une porte moresque pleine d’élégance, la position de la ville sur une masse granitique, donnent de Tolède une idée que ne justifie pas, il est vrai, son intérieur, où, dit Malte-Brun, l’on ne voit de remarquable que la cathédrale, ancienne mosquée, et l’Alcazar, bâti par les Mores, réparé par Alphonse X, embelli par Charles-Quint et par le cardinal Lorenzana, qui s’élèvent majestueusement au milieu de vieilles constructions et de rues sales et tortueuses.

5 Selon les romanciers espagnols, Rodrigue survécut à la bataille de Xérès, et expia ses fautes par une longue pénitence. Suivant le récit des auteurs arabes, il fut tué dans le combat. Ce récit paraît plus authentique à M. Audiffret, qui le résume ainsi (Biographie universelle, art. RODRIGUE) :

« La bataille commença le 17 juillet 711 au matin, et dura deux jours entiers, sans avantages marqués pour aucun des deux partis. Le troisième jour, Tarik, reconnaissant le roi des Wisigoths à son diadème de perles, à son manteau de pourpre brodé d’or, et à son char orné d’ivoire, traîné par deux mules blanches, fondit sur lui, et le perça de sa lance. Mais les chrétiens, furieux de la mort de leur souverain, disputèrent la victoire avec tant d’acharnement, qu’elle ne devint complète pour les musulmans que le 26 juillet, après neuf jours de combat et de carnage. Tarik, ayant coupé la tête de ce prince, la fit remplir de camphre, et l’envoya à Muza, gouverneur d’Afrique, qui s’empressa de transmettre au calife de Damas la relation de cette victoire, avec le trophée qui en était le témoignage. »

Dans le Romancero e historia del rey don Rodrigo, que nous avons déjà cité, se trouvent deux fort belles romances sur Rodrigue pendant et après la bataille. Dans la première, Rodrigue, qui vient de quitter sa tente royale et son camp, sans être accompagné de personne, nous apparaît sur le sommet d’une haute colline ; et de là, dit la romance, il voit son armée détruite et débandée, ses étendards traînant dans la poussière ; aucun chef ne se montre au loin ; la terre est couverte de sang qui coule par ruisseaux. Il pleure et dit :

« Hier, j’étais roi de toute l’Espagne ; aujourd’hui, je ne le suis pas d’une seule ville. Hier, j’avais des villes et des châteaux, je n’en ai plus aujourd’hui. Hier, j’avais des courtisans et des serviteurs, aujourd’hui je suis seul, je ne possède même pas une tour à créneaux ! malheureuse l’heure, malheureux le jour où je suis né, et où j’héritai de ce grand empire que je devais perdre en un jour ! »

Voici le commencement de la seconde romance :

« À l’heure où les oiseaux ont cessé leurs chants, et où la terre semble attentive au bruit des fleuves qui descendent vers la mer ;

« Lorsque la faible lumière de quelques étoiles brille seule à travers le silence des ténèbres ;

« Préférant le déguisement de l’habit le plus humble à la couronne brillante et à la pourpre enviée ;

« Sans les insignes de la majesté royale que la crainte de la mort lui a fait laisser sur les bords du Guadalète ;

« Bien différent de ce superbe Goth qui descendit dans la bataille tout couvert de riches joyaux, que le vaillant guerrier avait conquis de ses mains ;

« Les armes teintes de sang, en partie du sien, en partie de celui des étrangers, brisées en quelques endroits, et faussées dans toutes leurs pièces ;

« La tête sans armet ; le visage couvert de poussière, image de sa fortune, qui s’est aussi réduite en poussière ;

« Monté sur Orélio, son cheval, déjà si fatigué, qu’il exhale à peine un souffle pénible, et qu’il s’en vient à tout moment donner du poitrail contre la terre ;

« Ainsi, dans les champs de Xérès, cette Gelboé de l’Espagne, s’en va fuyant le roi Rodrigue, par les bois, les vallées et les montagnes. »

Cette romance suppose, comme on le voit, que Rodrigue survécut à la bataille de Xérès. Dans les romances suivantes on décrit son arrivée dans un ermitage, sa pénitence et sa mort.

6 Ces vers m’ont été inspirés par ce beau passage du Criton, où Socrate suppose que les lois lui tiennent ce langage :

« Si tu nous dois la naissance et l’éducation, peux-tu nier que tu sois notre enfant et notre serviteur, toi et ceux dont tu descends ? et s’il en est ainsi, crois-tu avoir des droits égaux aux nôtres, et qu’il te soit permis de nous rendre tout ce que nous pourrions te faire souffrir ? Eh quoi ! à l’égard d’un père, ou d’un maître si tu en avais un, tu n’aurais pas le droit de lui faire ce qu’il te ferait ; de lui tenir des discours offensants s’il t’injuriait ; de le frapper s’il te frappait, ni rien de semblable ; et tu aurais ce droit envers les lois et la patrie ! et si nous avions prononcé ta mort, croyant qu’elle est juste, tu entreprendrais de nous détruire ! Et en agissant ainsi, tu croirais bien faire, toi qui as réellement consacré ta vie à l’étude de la vertu ! ou ta sagesse va-t-elle jusqu’à ne pas savoir que la patrie a plus de droits à nos respects et à nos hommages, qu’elle est et plus auguste et plus sainte devant Dieu et les hommes sages, qu’un père, qu’une mère et tous les aïeux ; qu’il faut respecter la patrie dans sa colère, avoir pour elle plus de soumission et d’égards que pour un père, la ramener par la persuasion ou obéir à ses ordres, souffrir sans murmurer tout ce qu’elle commande de souffrir, fût-ce d’être battu ou chargé de chaînes ; que si elle nous envoie à la guerre pour y être blessés ou tués, il faut y aller ; que le devoir est là, et qu’il n’est permis ni de reculer, ni de lâcher pied, ni de quitter son poste ; que sur le champ de bataille, et devant le tribunal, et partout, il faut faire ce que veut la république, ou employer auprès d’elle les moyens de persuasion que la loi accorde ; qu’enfin si c’est une impiété de faire violence à un père et à une mère, c’en est une bien plus grande de faire violence à la patrie ? » (PLATON, tome Ier. – Trad. de M. V. Cousin.)

7 Pélage, prince issu du sang des Ibères et des Goths, parent du roi Rodrigue, s’était retiré, après la bataille de Xérès, d’abord en Biscaye, puis dans les Asturies, où il mûrit pendant trois ans le projet de secouer le joug des Mores. Les chrétiens fugitifs, les montagnards de l’Asturie, le choisirent pour chef, et se rangèrent sous ses étendards. On verra dans le chant suivant le récit de la première bataille que ce prince livra aux Mores.

8 Cette caverne est encore aujourd’hui connue sous le nom de grotte de Notre-Dame de Covagonda.

9 Entre autres traditions sur la fin du comte Julien, nous lisons dans la Biographie universelle, art. JULIEN, celle-ci, qui diffère peu de celle que nous avons adoptée :

« Loin d’obtenir la récompense de sa trahison, il inspira de la défiance aux vainqueurs, qui méconnurent ses services pour n’être pas tenus de les récompenser. On prétend même qu’ils lui attribuèrent le projet d’une nouvelle révolution, et que, ses biens ayant été confisqués, il fut jeté dans une prison, où il passa misérablement le reste de sa vie, méprisé de ses nouveaux maîtres. »

10 Une tradition très-ancienne porte, en effet, que la fille et la femme du comte Julien furent lapidées, et que l’un de ses fils fut précipité de la tour de Ceuta.

Parmi les récits contradictoires que l’on a faits de la fin déplorable du comte Julien et de sa famille, M. Abel Hugo (Romances historiques, traduites de l’espagnol) cite en note ce passage intéressant du chroniqueur Abulcacim Tariff Aben-Taricq, capitaine arabe contemporain :

« Le comte Julien avait quitté Cordoue, après avoir pris congé des généraux Tarif et Muza. Il s’était retiré avec ses serviteurs et ses hommes d’armes à Villa Viciosa, petit bourg de l’Andalousie, sur les bords de la Méditerranée. Sa femme et sa fille, qui étaient à Tanger, vinrent le rejoindre. Le comte Julien fut à leur rencontre plein de joie. Florinde était soucieuse et triste ; les tendres caresses de son père et de sa mère ne pouvaient ni la faire sourire, ni dissiper l’air de peine et de douleur qu’elle avait empreint sur son visage. Elle se rappelait sans cesse la ruine de l’Espagne, la destruction du christianisme, tant de chrétiens esclaves ou tués, les villes saccagées, les choses sacrées, les temples saints profanés, et elle s’accusait d’être la première cause de si grandes infortunes. Ce qui augmentait son désespoir, c’est qu’elle se voyait encore déshonorée comme auparavant, et à cause de la mort de Rodrigue, sans espérance de réparer par un mariage son honneur perdu.

« Au milieu de ces pensées sinistres, un dessein diabolique lui passa par la tête, et elle résolut de mourir. Un jour elle monta sur le faîte d’une tout, après avoir fermé la porte dans l’intérieur, pour qu’on ne pût l’empêcher d’accomplir ce qu’elle avait décidé ; et de là elle dit à une de ses femmes d’appeler son père et sa mère. Ils vinrent. Alors, d’une voix lamentable, et en pleurant, elle leur dit qu’il n’y avait pas au monde une femme aussi malheureuse qu’elle ; qu’il lui était impossible de vivre plus longtemps déshonorée ; qu’enfin elle les priait de conserver son souvenir, de lui pardonner ce qu’elle allait faire, et de prier pour elle. Ensuite, sans écouter les représentations de ses parents, elle se précipita du haut de la tour : relevée à demi morte, elle vécut encore trois jours et mourut.

« Sa mère s’était évanouie en la voyant tomber. Le comte Julien, abattu par cette dernière infortune, en eut une si grande douleur, qu’il en perdit la raison ; un jour, dans un de ses accès de folie, il s’enfonça un poignard dans le cœur. Peu de temps après, la comtesse sa femme tomba malade d’un cancer, et, après avoir souffert des maux inconcevables, elle mourut enfin d’une mort naturelle, mais horrible. »

11 Vers le milieu du dixième siècle, fut découvert dans un champ, près de la ville de Visco, en face d’une petite église, un tombeau que l’on a supposé être celui du roi Rodrigue. Nous lisons dans les notes du poème de Robert Southey, que Roderick ou Rodrigue, archevêque de Tolède, mort en 1247, est le plus ancien écrivain qui fasse mention de cette découverte. Que ce monument ait renfermé ou non les restes du dernier roi des Goths, et que l’inscription qu’on y lisait en caractères gothiques, soit authentique ou non, cette inscription n’en est pas moins la preuve de la vive et légitime indignation qu’avait soulevée contre lui le traître Julien.

En effet, après ces mots :

HIC JACET RODERICUS ULTIMUS REX GOTHORUM

« Ci-gît Rodrigue, le dernier roi des Goths. »

MALEDICTUS FUROR IMPIUS JULIANI QUIA PERTINAX, ET INDIGNATIO QUIA DURA ; ANIMOSUS INDIGNATIONE, IMPETUOSUS FURORE, OBLITUS FIDELITATIS, IMMEMOR RELIGLONIS, CONTEMPTOR DIVINITATIS, CRUDELIS IN SE, HOMICIDA IN DOMINUM, HOSTIS IN DOMESTICOS, VASTATOR IN PATRIAM, REUS IN OMNES ; MEMORIA EJUS IN OMNI ORE AMARESCET, ET NOMEN EJUS IN ÆTERNUM PUTRESCET. Rod. Tol. L. III, c. 19.

« Maudite soit la rage impie de Julien parce qu’elle fut obstinée, sa colère, parce qu’elle fut fatale ; égaré par la passion, Julien trahit sa foi, renia son culte, outragea la Divinité. Cruel envers lui-même, assassin de son maître, traître à ses concitoyens, destructeur de sa patrie, coupable envers tous, il a laissé un nom amer pour celui qui le prononcera, et qui sera maudit à jamais. »

Lopez de Vega, dans sa Jerusalem conquistada, liv.VI, ff. 137, a imité cette inscription dans la stance suivante :

 

      Exsecrabilem comitem Julianum

      Abhorreant omnes, nomine et remoto

      Patrio, appellent Herostratun Hispanum,

      Nec tantum nostri, sed in orbe toto :

      Dum current cœli sidera, vesanum

      Vociferent, testante Mauro et Gotho ;

      Cesset Florindæ nomen insuave,

      Cava, viator, est, a cava cave.

 

« Que tous aient en horreur l’exécrable comte Julien ; qu’on publie son véritable nom, pour ne plus l’appeler que l’Érostrate espagnol, non-seulement dans sa patrie, mais dans le monde entier ; que tant que les astres poursuivront leur cours, les Mores et les Goths maudissent ses fureurs ! Périsse l’affreux nom de Florinde ! Voyageur, c’est la cava ; garde-toi de la cava. »

Il est impossible de rendre en Français ce jeu de mots : a cava cave.

12 VIRGILE, Énéide, liv. II.

13 Iliade, chant III.

14 Witiza, beau-frère de Julien, fut le trente-troisième et avant-dernier roi des Wisigoths. Rien de plus contradictoire que ce qui a été écrit sur ce prince. Selon les uns, il se rendit aussi odieux que méprisable par ses cruautés, ses débauches et ses extravagances, ce qui amena la révolte de Rodrigue, qui le vainquit, lui fit crever les yeux, et fut proclamé roi à sa place. Les historiens Hiarcan et Masdeu ont cru tout concilier en admettant une partie des accusations portées contre Witiza et en rejetant les autres. Mayans y Siscar, au contraire, a cherché à justifier Witiza, et à prouver que ce prince fut un des meilleurs rois des Wisigoths. Quoi qu’il en soit, il fut détrôné par Rodrigue vers l’an 709, ou au plus tard l’an 710, suivant Ferreras, dont l’opinion se rapproche le plus de celle des historiens musulmans.

15 Je n’ai pas cru devoir profiter de ce que les historiens espagnols racontent de merveilleux sur la bataille de Covadonga. J’ai voulu m’écarter le moins possible de la vraisemblance. Le merveilleux, même en poésie, a perdu beaucoup de ses prestiges.

Ainsi j’ai négligé ce que Mariana (Hist. d’Espagne, liv. VII), raconte avec la crédulité de Tite-Live ; que, lorsque les Mores attaquèrent Pélage dans la caverne, leurs armes se tournèrent coutre eux-mêmes. Mariana dit aussi, et le peuple espagnol croit encore, qu’une partie de la montagne, s’écroulant sur les infidèles, écrasa ceux qui fuyaient. Southey, que j’aurais peut-être essayé d’imiter ici, si j’avais eu plus tôt connaissance de son poème, a profité heureusement de cette dernière tradition. Il a cherché toutefois à ramener les faits à la vraisemblance historique ; car il suppose que les Asturiens ont préparé un amas de troncs d’arbres et de quartiers de roche, qu’ils précipitent bientôt sur les infidèles. Voici son récit :

« Pélage donne le signal attendu, en s’écriant : Au nom de Dieu ! Espagne et vengeance ! Et aussitôt, tout le long de l’étroit défilé, les Asturiens, répétant ce cri mille et mille fois, laissèrent s’écrouler la ruine préparée. Les troncs d’arbres, les rochers et les pierres roulèrent en tournant et en bondissant. De même, dans une ville dont la terre en travail soulève les lourds fondements, on voit tous ses monuments, ses tours et ses palais, se renverser et s’entasser au loin dans une vaste désolation. D’un bout à l’autre de la vallée se prolongeait l’horrible fracas, mêlé avec des gémissements d’horreur, de désespoir et de mort, avec le cri étrange et douloureux d’une armée entière et enveloppée dans une même destruction. Là toute valeur était vaine, toute expérience guerrière devenait inutile ; le bras le plus vigoureux ne pouvait prêter aucun secours, le pied le plus prompt ne pouvait aider à la fuite. Tout meurt ; hommes et chevaux confusément mêlés, tout périt, et les os et les plus dures armures sont brisés et écrasés ; les échos répètent encore un instant les derniers sons du tumulte ; puis tout se tait. Les faibles gémissements des mourants, leurs plaintes ou leurs prières suprêmes ne sauraient s’élever jusqu’au haut de la montagne, et l’on n’entend plus que le murmure solitaire du ruisseau qui continue à couler paisiblement entre ses rives sauvages. Pélage s’élance de sa grotte, les Asturiens se précipitent de leurs rochers ; farouches et sans pitié, ils achèvent l’œuvre de la mort, et la vallée paraît rouge de sang. »

16 Abdérame (Abdoul-Rahman-Ben-Abdoullah-el-Gbafick) porta les armes dès sa plus tendre jeunesse. Il n’avait pas vingt ans lors de la bataille de Xérès. Il en avait à peine quarante en 33, lors de la bataille de Tours, où, comme on le sait, son armée fut écrasée par le marteau de Charles.

17 Désastre de Missolonghi, en 1824.

18 Ce fait est historique. Après une première attaque des infidèles, qui fut sans fruit, ceux des compagnons de Pélage qui étaient restés jusqu’à ce moment dans les profondeurs de la grotte de Covadonga, en sortirent tout à coup, et se jetèrent sur l’ennemi avec un incroyable acharnement. Ce fut moins un combat qu’une boucherie : les Mores, saisis d’une terreur panique, se laissaient frapper sans résistance, ou ne pensaient plus qu’à fuir. Il en resta plus de vingt mille sur la place (MARIANA, liv. VII).

19 Des écrivains, et notamment Voltaire, ont refusé à Pélage le titre de roi, sans doute parce que d’autres chefs wisigoths, Théodomir entre autres, se sont, à la même époque, maintenus souverains dans quelques contrées de l’Espagne. Mais d’abord, d’après ce que disent de ce dernier les historiens arabes, et Isidore de Béja, auteur presque contemporain, on peut soupçonner que Théodomir et Pélage ne sont qu’un seul et même personnage. Telle paraît être l’opinion de Voltaire lui-même, qui donne à ce dernier le nom de Pélage Teudemer. Ensuite on ne peut contester que tous les historiens espagnols donnent à Pélage le titre de Pélage Ier, ce qui implique l’idée de royauté. Quoi qu’il en soit, ce fut un grand homme. Avec une poignée d’hommes, il sut résister à des armées nombreuses et redoutables, policer et aguerrir les montagnards de l’Asturie, conserver dans ses rochers une position inattaquable, et jeter ainsi les fondements d’une monarchie qui détruisit enfin l’empire de ses vainqueurs.

20 Oppas, archevêque de Séville, était le frère de Witiza et le beau-frère de Julien. Cet archevêque, ainsi que ses neveux, Éba, Zewan, Sisebut, tous trois fils de Witiza, se joignit aux infidèles, et facilita leur invasion, soit par ambition, soit par haine contre Rodrigue.

 

 

 

 

 

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